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A) Les apports conceptuels d’Erving Goffman et d’Howard Becker

1) Le stigmate comme handicap social

La conceptualisation du stigmate a donné un sens sociologique de celui-ci en insistant sur le fait, d’après Erving Goffman, que le concept désigne davantage la relation dans laquelle le terme stigmatisé est indissociable du terme opposé. En somme, celui qui, tout en restant relativement invisible en tant qu’attribut, est implicitement valorisé. C’est ainsi qu’il écrit :

« Cet attribut constitue un écart par rapport aux attentes normatives des autres à propos de son identité251 ».

Ce concept est incontournable pour l’étude du rapport entre les habitants d’un territoire stigmatisé et la vision extérieure sur ces mêmes habitants. La logique mise en œuvre est toutefois indirectement performative252au sens où elle prend en compte la réception sociale en tant que conséquence normale du stigmate mais contribue indirectement à construire et alimenter le concept en tant qu’identité sociale dévalorisée et dévalorisante.

Pour illustrer notre réflexion, nous partons des travaux d’Erving Goffman253qui définit le stigmate d’après une conceptualisation assez éloignée de la définition grec (marque physique d’infamie). En effet, d’après l’auteur, le concept de stigmate renvoie à une ou des situations concernant un ou des groupe(s) d’individu(s) que quelque chose disqualifie et nuit à son acceptation dans la société. Ce regard sociologique sur ce concept permet de croiser très fortement le stigmate avec l’identité sociale. En ce sens, l’étude s’attache à analyser les

250 H. Becker, Outsiders (1963), Métailié, Paris, 1985.

251 J. Nizet, N. Rigaux, La sociologie de Erving Goffman, La Découverte, Repères, 2005, p 26.

252

S. Chauvin, article « Stigmate », in Encyclopédie des Cultures Gay et Lesbiennes, Larousse, 2002.

mécanismes qui construisent le stigmate en lien avec cette identité sociale qui semble structurer nos interactions sociales. Dans cette perspective, le stigmate en termes de discrédit concerne surtout les personnes ou groupes de personnes qui possèdent un attribut particulier. Les travaux proposés par Goffman ciblent d’autres types de stigmates; à savoir la monstruosité du corps (body disorder) et les tares de caractère. L’auteur s’appuie aussi et surtout sur l’irréalité du stigmate. En ce sens, le stigmate n’existe pas en soi. Il se nourrit des représentations alimentées par les attributs personnels et les stéréotypes.

C’est par ce biais que le concept prend sa force dans la stigmatisation d’une personne ; à savoir que la personne stigmatisée devient ouvertement « discréditable », et par la suite discréditée une fois que le stigmate est vérifié. De ce point de vue, l’idée du stigmate s’applique à des situations de discrimination quotidienne, fabriquée autour d’une idéologie mentalisée du stigmate qui peut conduire en grande partie le comportement.

La perception des « normaux » selon Goffman, prend une très large importance car, les « autres » (ceux qui ne se considèrent pas être touchés par ce dit stigmate) appliquent, véhiculent et alimentent ces normes idéologiques. C’est ainsi que la notion d’identité au stigmate peut être extraite. Cette notion d’« identité » d’un ou de groupe(s) de stigmatisés est mobilisée par l’auteur en analysant les utilisations de celle-ci. En effet, le va-et-vient des groupes d’individus se concrétise par un emploi de cette même identité par ce(s) même(s) groupe(s) pour exprimer des revendications sur le groupe de stigmatisé(s) qui lui convient. De manière contraire, si ces revendications ne correspondent pas à ses besoins et sa situation, le stigmatisé développera un sentiment de honte et de mépris sur lui-même car il n’aura plus de groupe « tampon », de référence. C’est en ce sens que le stigmate fait office d’obstacle dans la construction personnelle des personnes et que celles-ci ont des difficultés à s’en distancier pour parler d’eux-mêmes.

Dans cette idée, le stigmate est présenté à la fois en tant que catégorie à proprement parler à laquelle il renvoie et en tant que réactions sociales que cette catégorie suscite en approchant finement les efforts et stratégies que le ou les stigmatisé(s) met(tent) en œuvre pour échapper au stigmate ou pour y cacher leur/sa correspondance. Le stigmate est ainsi perçu ici comme une marque péjorative, une identité sociale dévalorisée254qui contribue à déprécier un individu dans sa relation à l’autre, dans ses contacts avec les institutions et dans son développement

personnel. Les stigmatisé(e)s tendent à être définis uniquement via leur(s) stigmate(s). Erving Goffman mobilise donc l’idée que le stigmate cristallise une image négative, stéréotypée de la personne et qui globalise de façon grossière les traits d’un individu ou d’un groupe d’individus.

Amenée à notre sujet de thèse, l’analyse de Erving Goffman invite à d’autres distinctions pour définir les identités sociales : les identités « stigmatisables » et les « identités stigmatisées » ; deux genres d’identités qui font découler deux stratégies différentes. L’individu « stigmatisable » aura tendance à se préoccuper du traitement et de la gestion de l’information au regard du stigmate posé sur lui-même (dans notre étude, nous questionnons les stratégies d’évitement ou de dissimulation du lieu de domicile) alors que l’individu « stigmatisé » doit s’attacher à régenter la tension, voire l’opposition entre la norme sociale et la réalité en termes de vécu (ici, nous nous demandons comment l’individu se confronte aux opinions de l’extérieur, du hors quartier, sur lui-même (l’habitant) et son/ses territoire(s)) que nous développerons par la suite. En considérant notre réflexion basée sur les contributions d’Erving Goffman, nous pouvons nous interroger sur les stratégies éventuelles des habitants des quartiers sensibles et notamment la jeunesse, à négocier le stigmate dans une dimension de « lourdeur » de celui-ci. En effet, ne contrarie-t-il pas, à la fois la relation à l’autre mais aussi le développement personnel de la personne ?

Le concept d’« itinéraire moral » développé par l’auteur est également mobilisable à notre sujet. En fait, le processus par lequel une personne intègre le point de vue des « normaux » est déterminé par sa prise de conscience de son propre stigmate au vue des comportements et attitudes des autres. Ici, nous nous interrogeons sur le fait que les jeunes des quartiers urbains conscientisent-ils le stigmate selon une double dimension : à la fois sur leur personne et sur leur territoire de résidence.

Selon l’auteur, la mauvaise réputation jouerait le rôle d’un véritable contrôle social formel et informel car elle renseigne directement les autres sur la nature du stigmate et les caractéristiques supposées d’un individu ou d’un groupe de personnes. Goffman concluait :

« Je pose donc l’hypothèse que les rencontres apparemment fortuites de la vie quotidienne constituent néanmoins un certain type de structure, qui retient l’individu à une biographie

unique, cela en dépit de la multiplicité de « moi » que la ségrégation des rôles et des publics lui permet d’assumer255

».

Au total, pour Erving Goffman, le stigmate appliqué à la personne, renvoie et pose le discrédit sur l’individu et son développement personnel. Pour l’auteur, cette posture positionne d’avantage l’aspect identitaire du stigmate à partir d’un signe « corporel » ou « repérable ». Au-delà de cette idée, la stigmatisation même du stigmate nous amène à nous interroger sur la « catégorisation » des individus à partir de leur stigmate.