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A) Présentation du quartier de Lille-Sud

1) Des observations de terrain qui accréditent l’idée de « ghetto » ?

Afin de questionner cette thématique au quartier d’étude, nous préciserons à chaque fois la nature du matériau utilisé.

1) Des observations de terrain qui accréditent l’idée de « ghetto » ?

L’imagerie collective inspirée par le modèle étasunien associe à l’idée de ghetto, des incivilités et des heurts publics entre civils et forces de l’ordre, avec une forte présence des minorités ethniques et un aspect délabré des lieux. Il semble que certaines caractéristiques « visibles » du quartier de Lille Sud rappelant cette imagerie favorisent l’application du terme ghetto pour les « entrepreneurs de morale490 », notamment, au moment des émeutes de 2005.

a) Les émeutes de 2005

Durant les événements de l’automne 2005 qui ont touché l’ensemble des « banlieues » françaises, le quartier de Lille-Sud n’a pas été épargné par ces « émeutes urbaines ». Nous avons en effet, assisté à certains heurts confrontant la police à des jeunes du quartier ; heurts violents qui ont duré plusieurs semaines. Ainsi, nous avons pu observer, depuis notre centre social dans lequel nous travaillons de véritables scènes de « guerre urbaine », car la plupart des confrontations avec les forces de l’ordre se tenaient dans l’artère intérieure principale de notre zone d’intervention professionnelle ; c'est-à-dire le sud du quartier. Nous avons donc assisté aux déploiements des CRS qui stationnaient parfois jour et nuit dans le quartier, ainsi qu’à la présence de très nombreux journalistes venus couvrir cette actualité.

Le pic des tensions s’observait en fin d’après midi jusqu’au milieu de la nuit et nous pouvions dès la nuit tombée, entendre la ronde d’un hélicoptère venu en appui aux équipes policières à terre.

De nombreux collègues du centre social et d’autres organismes, devaient contourner le périmètre, soit pour éviter tout problème « matériel ou physique », soit en raison du blocage

489 L. Wacquant, « Pour en finir avec le mythe des « cités-ghettos ». Les différences entre la France et les Etats-Unis ». Annales de la Recherche Urbaine, n°54, 1992.

policier de la rue. Ce qui nous a surpris dans ces émeutes étaient le caractère participatif extrêmement développé de certains jeunes, que nous connaissions parfois dans le cadre de notre travail et qui ne posaient pas véritablement de problèmes particuliers précédemment ; autrement dit, qui n’étaient pas connus pour être « agressifs ». Nous avions l’impression qu’ils étaient devenus d’autres personnes, comme si le contexte « électrique » du moment les dominait. Grâce à notre carnet ethnologique, nous pouvons rappeler que nous étions extrêmement étonnés de voir participer certains jeunes (nous en avons vu 7) qui n’avaient même pas 10 ans. L’équipe du centre social (nous-mêmes inclus), ainsi que des éducateurs spécialisés, certains habitants, tentions de raisonner certains jeunes en allant directement leur parler dans la rue. Nous avons réussi à en stopper certains, quand d’autres continuaient. A titre d’exemple et pour illustrer le caractère exceptionnel du contexte de 2005 dans le quartier, nous avons retranscris les propos d’une dame habitant le quartier depuis plus de 20 ans et qui réagissait quelques instants après avoir vu des affrontements entre jeunes et policiers devant chez elle :

« Vous voyez, c’est incroyable ! c’est de pire en pire ici. Quand tu vois des jeunes que tu connais, qui te disent bonjour, qui sont polis et quand tu vois ça, qu’ils balancent des pierres, des cocktails Molotov et qui sont prêts à tout…t’es sur le cul ! (…) C’est incroyable, j’ai déjà

vu des bagarres entre flics et jeunes ici mais pas à ce point, c’est la guerre civile ici, vraiment »

Ces événements violents ont non seulement marqué les esprits des habitants et des professionnels du quartier, mais ont favorisé par l’intermédiaire notamment des médias qui en faisaient naturellement écho, l’idée du caractère « dangereux » du quartier.

S’en sont suivi des réunions spéciales en lien avec la ville de Lille, par le biais de la mairie de quartier, pour trouver des solutions à ces problématiques qui nous dépassaient tous.

b) La présence de femmes voilées dans l’espace public

Même si cet aspect n’a pas fait l’objet d’une enquête spécifique de notre part, la présence visible de femmes voilées dans le quartier favorise pour l’extérieur une interprétation « ghettoïsante » du territoire. Nous n’avons pas estimé le nombre de personnes voilées observées dans un espace temps donné ; par pur choix éthique, car nous considérons que cela constituerait une stigmatisation religieuse que nous refusons d’emblée, toutefois il est courant

de rencontrer des femmes voilées dans les rues du quartier, portant la tunique traditionnelle. Il faut entendre ici par voile, le tissu couvrant la tête en totalité ou en partie.

Nos observations distinguent bien le voile de la Burqa, qui désigne un vêtement cachant les cheveux, les oreilles et le cou, laissant apparaître uniquement les yeux derrière un grillage et cachant l’ensemble du corps. Les apparitions de femmes en Burqa (non estimées) dans les rues du quartier sont rarissimes.

Néanmoins, sur cette question, le quartier de Lille-Sud a fait la polémique en 2009 lorsque des créneaux de piscine réservés à des femmes voilées ont été supprimés, après 8 ans de fonctionnement. C’est paradoxalement lors de leur arrêt que la polémique a vraiment surgi. Indépendamment du bienfondé ou non de cette action, c’est bien le caractère religieux du dossier qui a marqué les esprits491.

Nous pensons que cette dimension religieuse renforce indirectement pour l’extérieur le phantasme du ghetto à l’américaine. Si cette connotation peut agir dans l’idée du ghetto, d’autres caractéristiques, comme la malpropreté de certaines zones du quartier appliquée à un parc de logements « anciens », favorise une impression de rupture que nous qualifions d’esthétique au regard d’autres territoires qui entoure Lille-Sud.

c) Une rupture esthétique

Le quartier de Lille-Sud, malgré l’action réelle des services de la ville comprend certaines zones que nous pourrions qualifier de « sales ». En effet, même si les balayeuses passent à la même fréquence que dans d’autres quartiers de Lille, (que nous avons l’occasion d’observer dans le cadre de notre ancrage professionnel presque quotidien), certaines rues et espaces sont partiellement jonchés de papiers, de détritus divers, de nombreuses déjections canines et certains endroits très localisés font office de « micro décharge ». Même si cet aspect n’est pas spécifique au quartier, car ces observations pourraient être faites dans d’autres quartiers proches et ailleurs, la malpropreté publique de certains endroits laisse au pratiquant « urbain » quotidien que nous sommes, et surtout pensons-nous aux passants extérieurs du quartier, une certaine image favorisant l’impression « d’insalubrité ».

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Article VDN, intitulé : La mairie tourne la page des horaires de piscine réservés aux femmes à Lille-Sud, 22/01/2009.

En ce sens, nous avons particulièrement observé pendant une semaine du mois de septembre 2007 deux lieux que nous avions répertoriés comme étant habituellement souillés de détritus en tout genre et visibles des habitants et autres passants hors quartier ; c'est-à-dire un lopin de terre près d’un lotissement de maisons au bord de la principale rue de notre zone d’intervention et un espace bordé d’un muret près d’une artère très fréquentée par les automobilistes extra quartier. Chaque jour, au matin, (du lundi au dimanche ; nous nous sommes déplacés exprès le week-end pour compléter nos observations) nous avons listé et compté ce que nous trouvions dans ces endroits. Le lundi, nous avons comptabilisé quelques 7 objets sur les deux sites confondus : restes de chaises, sacs poubelles éventrés, néons, sèche-cheveux,… Le jeudi, nous observions 18 détritus, soit 11 de plus : téléviseur, batterie de moteur, sacs poubelles explosés, pneus, matelas…Le dimanche, 26 déchets étaient présents, soit 19 de plus que le premier jour d’observation.

Nous avons pris soin de vérifier si ces dépôts sauvages étaient liés à une période de ramassage des encombrants ; ce n’était pas le cas. Pour des raisons d’absences professionnelles, nous ne sommes pas en mesure de dire quand ces détritus ont été retirés. En tout état de cause, même s’ils avaient été déblayés lors de notre retour dans le quartier (fin septembre 2007), d’autres déchets étaient de nouveau présents.

Nos observations peuvent rejoindre l’avis d’un agent chargé par un bailleur social d’assurer la propreté des parties communes d’un ensemble de 4 immeubles. Cet homme exerce une fonction s’apparentant à celle d’un concierge : il sort les poubelles, nettoie les halls et escaliers des immeubles dont il a la charge, il fait remonter certains problèmes techniques au bailleur, … Nous nous sommes régulièrement entretenus avec lui de façon informelle sur l’esthétique du quartier et son opinion, que nous avons retranscrite après chaque discussion, renvoie à notre idée de malpropreté.

« (…) ça fait maintenant plus de 10 ans que je travaille ici. C’est dégueulasse ici, les gens jettent leurs poubelles de la fenêtre et c’est à moi de la mettre dans les containers. (…) Je vous dis pas, c’est pas terrible pour l’image du quartier. Ici, la poubelle c’est la rue ! »

Il semble que cet agent généralise les problématiques de malpropreté de certains espaces à l’ensemble du quartier. Même si le quartier de Lille-Sud n’est pas un quartier malpropre, dans le sens où sa globalité serait jonchée de multiples immondices, certains espaces de par le fait

qu’ils peuvent être chargés de détritus « visibles » durant une période plus ou moins longue paraissent entretenir une vision inesthétique du territoire aux yeux des gens.

Si certaines observations peuvent jeter le soupçon de ghetto, l’analyse montre que le quartier ne correspond pas aux paramètres constitutifs d’un ghetto au sens nord américain.