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4 Chapitre 4. Positionnement

1. Le cadre de référence de la complexité

1.2. Un positionnement épistémologique complexe

Le choix de notre sujet et la manière dont nous souhaitons le traiter sont influencés par notre cadre de référence et par notre passé professionnel. Nous nous trouvons dans la position schizophrénique, décrite par E. Morin (1990 : 148) et mise en travail par S. Foliard (2008), avec l’incompatibilité d’une vision du vécu et la vision dite scientifique.

Ce programme de recherche sur le management du bien-être au travail apparaît comme la résultante de notre histoire, de l’objet de notre recherche, au sens épistémologique et de la méthode d’appréhension du réel que nous souhaitons développer, complétée par les idées qui sont les nôtres. De nombreux auteurs ont mis en évidence l’importance du cadre idéologique

de référence. Ainsi Jean Piaget (1977 : 81) écrit-t-il qu’ « un homme de science n’est jamais

un pur savant, mais il est toujours également engagé en quelques positions philosophiques ou idéologiques ». Pour Piaget, il est nécessaire d’assumer les difficultés issues de la relation circulaire sujet-objet pour en éviter les écueils : déformation, présupposition, influence de l’histoire antérieure.

1 Par opposition aux sciences empirico-formelles qui offrent une représentation parfaitement claire du monde et donc des phénomènes qui le traversent et qui visent à l’établissement de théories explicatives ou prédictives pour lesquelles l’expérimentation apporte validation ou réfutation.

Nous sommes conscients, avec Devereux (1980) et Thiétart (1999), que le chercheur ne peut

pas être indépendant de ses connaissances antérieures et qu’il ne peut pas en faire «table rase»

pour explorer un phénomène. La frontière entre les connaissances à découvrir et les éléments vécus n’est donc pas nette et la proximité entre notre objet de recherche et la personnalité, le vécu du chercheur, si elle est une ressource précieuse pour l’investigation en profondeur d’un phénomène aussi complexe, constitue également une source de biais potentiel. Notre histoire professionnelle de praticien des organisations et notre posture actuelle de chercheur peuvent être considérées comme des ressources plutôt qu’un piège ou un obstacle. En effet, notre expérience nous permet d’avancer des propositions, de formuler des intuitions qui, corroborées par le terrain, donnent des hypothèses à tester dont les résultats peuvent être triangulés par la littérature.

Si aucun chercheur ne peut prétendre mener un travail en sciences sociales sans être influencé par des éléments personnels (Miles, Huberman, 2003), tout l’enjeu de ce travail de réflexion épistémologique et méthodologique est de développer une investigation scientifique, en ayant

une réflexion autocritique et autoréflexive : «Nous voyons que le progrès même de la

connaissance scientifique nécessite que l’observateur s’incluse dans son observation, que le concepteur s’incluse dans sa conception, en somme que le sujet se réintroduise de façon autocritique et autoréflexive dans sa connaissance des objets. » (Morin, 1990b : 29).

Cette réflexion épistémologique permet d’expliciter les présupposés, les fondements théoriques voir doctrinaux, de mettre à niveau de conscience les modèles du social, de l’humain, de l’organisation, de l’économique, du politique que charrient les instruments de gestion, fussent-ils les plus techniques en apparence.

Elle est d’autant plus capitale que la gestion est avant tout production et utilisation d’artifices,

de signes, de symboles. Et pour Martinet (1990), « cette production doit s’auto-contrôler et

autoriser le contrôle extérieur sauf à sombrer et surtout à étouffer les entreprises sous l’amoncellement chaotique, et bientôt dénué de sens, d’artifices de plus en plus "sophistiqués" et de moins en moins efficaces ou pire encore, à se faire le gant brodé du scientisme de la seule manipulation des hommes. » (Martinet, 1990 : 10). Notre intention est bien d’éviter de tomber dans un réductionnisme mutilant la complexité de notre objet de recherche.

1.2.1. La perception d’une réalité qui est construite et interprétée

Notre positionnement épistémologique découle d’une appréciation personnelle pour le courant phénoménologique dont nous avons présenté une dimension dans le chapitre 3. Nous proposons une représentation de notre position sur le continuum développé par Mbengue et Vandangeon-Derumez (1999) dans la figure 26 de la page suivante.

Les données sont des mesures de la réalité qui est considérée comme objective.

Les données sont des interprétations de la réalité qui peut être considérée comme objective.

Les données sont des interprétations de la réalité qui est considérée comme subjective.

Les données sont le résultat d’une construction par interaction entre le chercheur et l’objet étudié.

La réalité est multiple Principe du Holisme méthodologique selon lequel :

“les ensembles sociaux sont censés avoir des finalités ou des fonctions qui ne peuvent être réduites aux croyances, attitudes et actions des individus qui les composent ” (Blaug, 1982, 44)

Principe de l’individualisme méthodologique selon lequel : “on ne peut considérer comme adéquates les explications des phénomènes sociaux, politiques et économiques, que si elles sont formulées en termes de croyances, d’attitudes et de décisions individuelles ”. (Blaug, 1982, 44)

Les données existent en tant que telles et précèdent l’intervention du chercheur. C’est au chercheur, à travers les représentations des acteurs, de trouver l’unicité de la réalité.

Le chercheur, par son interprétation des données, se fait une représentation la plus proche possible de la façon dont les acteurs perçoivent eux-mêmes la réalité.

Ce n’est que par son expérience du monde que le chercheur accède au monde.

Les phénomènes sociaux existent objectivement (Comte, cité par Le Moigne, 1990b).

La réalité se définit comme “ une qualité appartenant à des phénomènes que nous connaissons comme ayant une existence

indépendante de notre propre volonté ”, toutefois il existe une construction sociale de cette réalité, qui s’exprime par la totalité subjective des significations de l’action. “L’activité humaine produit un monde de choses ”. (Berger, Luckmann, 1966).

Les phénomènes sociaux sont interprétés

différemment par chacun des acteurs, y compris par le chercheur lui même

(Lincoln et Guba, 1985).

Les individus créent le monde qui les entoure par leurs actions guidées par leurs finalités

(Le Moigne, 1990b).

Figure 26 : La perception de la réalité

Source : adaptée de Mbengue, Vandangeon-Derumez (1999)

S’il n’est pas question de nier la pertinence et l’intérêt du modèle hypothético-déductif

empiriquement « validé » sur un échantillon « représentatif », nous allons cependant

privilégier un « pluralisme méthodologique contrôlé » reposant sur un travail conceptuel

argumenté, sur l’explicitation de nos présupposés, sur la cohérence et l’efficacité de notre positionnement épistémologique aménagé ainsi que sur la lisibilité de nos méthodes d’investigation empirique (Martinet, 1990 : 23).

Si nous entendons les critiques de V. de Gaulejac (2005) relatives à ce qu’il appelle l’idéologie gestionnaire, nous répondons avec Martinet (1990) que la connaissance en gestion

est forcément finalisée. Car, à la différence de la connaissance en sociologie, elle a vocation à

être opérationalisable, c’est-à-dire propositionnelle vis-à-vis d’une communauté de praticiens

gestionnaires. Elle a donc, de facto, une dimension normative (ou encore projective,

c’est-à-dire à visée de transformation), ne serait-ce que par les concepts qu’elle forge, les visions dans lesquelles elle s’inscrit… S’il n’y a pas lieu de le déplorer, il nous semble nécessaire de l’expliciter et d’en clarifier les sous-jacents théoriques, épistémologiques ainsi que les dimensions éthiques (Verstraete, 2007). Cette explicitation représente même un critère irréductible de scientificité.

Nous pensons, avec A.-C. Martinet (1990), que les sciences de gestion, plutôt que de mimer des procédures méthodiques prétendument utilisées par les sciences mieux établies, doivent se forger leur propre épistémologie, adaptée à leurs intentions et aux objets qu’elles étudient et conçoivent. Or, pour paraphraser Kaufmann (2004), les sciences de gestion ont trop souvent

une âme solitaire et se présentent en oubliant les liens qui les ont constituées, alors qu’elles s’inscrivent souvent dans un long cheminement intellectuel, dont il est dommageable de priver les étudiants. La gestion a sans doute intérêt à lutter contre sa propension à l’amnésie, ne serait-ce que pour mieux appréhender les contingences de l’histoire qui ont pu présider à

telle ou telle production de connaissance1.

1 Dans le cadre de cette lutte contre l’amnésie, on pense par exemple au travail de synthèse historique opéré par O. Aktouf (2006), Le management entre tradition et renouvellement, notamment la section 1 qui propose une analyse historique et critique des théories classiques du management, de ses origines, fondements, interprétations et abus (p.13-168), ou à J. Rojot (2005), Théorie des organisations, ed. Eska.

1.2.2. Un élargissement du cadre de rationalité

Pour contribuer au renouvellement des méthodes et des épistémologies, les sciences de

gestion doivent s’efforcer de corriger l’erreur de Descartes (Damasio, 1995) car « ce qui

importe est la construction d’énoncés raisonnables, communicables, discutables (disputables ?) par le double jeu de l’expérience (plus que de l’expérimentation) et de l’exercice des logiques. » (Martinet, 1990 : 27).

La figure 27 de la page suivante d’A. Giré (1988) propose une schématisation synthétique de l’espace de la raison, issue de la pensée grecque qui se structure selon deux axes :

- Un axe vertical Aristote/Socrate opposant le « physicien » intéressé par la nature du

monde (manipulant tour à tour la techné d’Archimède et la mathema de Pythagore) et

le maïeuticien qui tente d’accoucher les esprits des pensées qu’ils contiennent sans le savoir.

- Un axe horizontal Ulysse/Platon qui oppose le pôle pragmatique gouverné par

l’activité, qui emprunte à l’intelligence rusée du renard (la métis) et le pôle spéculatif

tourné vers la contemplation des idées, où la raison tend à s’affirmer au dessus du monde.

Figure 27 : Cadrant épistémologique issu de la pensée grecque d’après Giré (1988), in Martinet (1990) p. 26

Giré (1988) dessine sur cette carte la fermeture opérée par le quadrilatère

Galilée-Descartes-Newton-Leibniz au XVIème et XVIIème siècle qui institue ce qui sera considéré durablement

comme la méthode scientifique : principe de raison, démarche déductive, séparation

sujet/objet, simplification, unité des sciences, géométrie analytique, paradigme mécaniste Et selon lui, le courant, jusqu’ici largement dominant de la science, articule la méthode de Descartes et la méthode expérimentale héritée de Claude Bernard, non sans disputes et controverses (Martinet, 1990). Il a fallu attendre les années récentes pour que ce cadre d’interprétation scientiste soit sérieusement remis en question. Nous aimerions invoquer ici pour illustrer notre propos l’image des miroirs de la connaissance utilisée par J. Hamburger (1984). Tout se passe comme si notre vision du monde extérieur n’était qu’un reflet conçu par notre cerveau, informé par le truchement de nos sens et des dispositifs scientifiques conçus par l’homme. J. Hamburger (1984) nous invite à imaginer le monde derrière nous, que nous ne pouvons l’apercevoir que par une série de miroirs plus ou moins déformants. Certains grossissant tellement au point de voir des détails infiniment petits ; d’autres, à l’inverse, rapetissant, et nous montrant que des grands ensembles ; d’autres enfin ne modifiant pas

l’ordre de grandeur, mais en donnant des vues différentes selon la configuration du miroir. La proposition est que l’équivalent de ces miroirs existe dans la recherche scientifique : ce sont les méthodes d’étude. Et pour J. Hamburger, ce que nous ont appris les découvertes scientifiques récentes, c’est que la réalité n’a rien d’absolu et qu’elle dépend de l’observateur

et de ses instruments d’observation. La réalité « traduit seulement le résultat d’une sorte de

dialogue entre le monde extérieur et l’observateur, plusieurs images du monde peuvent exister selon les instruments intellectuels et techniques auxquels on a recours. » (Hamburger, 1985).

1.2.3. Notre cadre de référence : la complexité

La production de recherche est orientée par un jeu de relations entre cinq pôles imbriqués (Levy-Tadjine, 2004) que nous articulerons dans les deux premières sections de ce chapitre (cf. figure 28).

Le projet de recherche est une confluence entre :

une manière de définir un objet/projet de recherche (pôle épistémologique) ;

un ou plusieurs modes d’appréhension du réel mis en œuvre par le chercheur (pôle

méthodologique) ;

le choix voir la construction d’une forme de réalité observable et transformable (pôle

ontologique) ;

Pôle épistémologique Pôle méthodologique

Pôle anthropologique

Pôle ontologique Pôle idéologique

Figure 28 : les cinq pôles de production de la recherche (d’après Levy-Tadjine, 2004, p. 149)

les théories de référence et les valeurs du chercheur (pôle idéologique) ;

l’expérience du chercheur (pôle anthropologique).

Si le paradigme dominant en gestion est le positivisme incarné par la démarche hypothético-déductive, des critiques de plus en plus en vives ont émergé à son encontre (Le Moigne, 1990b, 1995 ; Simon, 1986 ; Morin, 1986, 1990 ; Avenier, 2010). Ainsi en économie, l’un des courants les plus représentatifs de cette critique semble être le courant de l’économie des conventions (Levy-Tadjine, 2004) qui postule l’intersubjectivité des rapports économiques et intègre notamment l’intersubjectivité du chercheur avec son objet de recherche, le corps social (Von Hayek, 1952). Dans le paradigme positiviste, la fonction de la science est de proposer des explications aux phénomènes observés, grâce à la découverte de corrélations, de relations

causales existants entre ces derniers1 (Girod-Seville, Perret, 1999). Dans cette perspective, la

réalité existe et n’est pas problématique et l’élaboration d’un projet de recherche semble élémentaire : on définit l’objet d’étude à partir de l’identification de lacunes ou d’incohérences dans les théories explicatives de la réalité, ou entre les théories et les faits, on conduit une recherche positiviste qui doit amener des résultats visant à combler ces insuffisances ou contradictions dans le but d’accroître la connaissance de la réalité. Si ces

principes peuvent éventuellement s’accorder aux sciences « dures » qui travaillent

essentiellement sur des données « froides », ils nous semblent inadéquats pour étudier un

phénomène psychosocial tel que le bien-être au travail.

Pour Girin (1980), l’homme participe activement à la construction des phénomènes organisationnels, qui sont en constante évolution sous l’action des individus et des collectifs de travail. Pour David (1999), l’approche constructiviste est tout a fait légitime pour le chercheur en gestion. Le chercheur constructiviste tient compte de la complexité des

organisations et ne considère pas la connaissance comme la recherche d’une « représentation

iconique d’une réalité ontologique », mais comme la recherche de manières de se comporter

qui conviennent, en s’intéressant à ce que « l’homme connaît en le construisant, en le formant

par ses actions » (Von Glasersfeld, 1988 : 41).

1 Ces connexités accèdent au statut de lois scientifiques lorsqu’elles sont suffisamment étayées par l’observation. Elles autorisent dès lors la prédiction sur des événements attendus dans un contexte défini. Si le scientifique parvient à contrôler les circonstances, le scientifique va jusqu’à provoquer la survenance des événements.

Le chercheur constructiviste postule que la réalité est psychosocialement construite plutôt que déterminée objectivement1. Si l’on pousse le trait, nous pourrions dire que le bien-être au travail n’existerait que par la structuration réalisée entre le chercheur et les acteurs de l’organisation.

1 Différents points de vue constructivistes coexistent : pour Piaget (1977), c’est l’expérience sensori-motrice qui est centrale, pour Berger et Luckmann (1966), c’est l’intersubjectivité qui joue un rôle central dans la co-construction de sens commun, pour Varela (1989), c’est l’enaction qui se fonde sur le caractère indissociable de la perception et de l’action.