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La « psychologie de l’espace » pour appréhender les espaces de discussion espaces de discussion

Conclusion du Chapitre 2

Chapitre 3. Le management du bien-être à travers les espaces

1. L’espace de discussion comme facteur de bien-être au travail bien-être au travail

1.2. La « psychologie de l’espace » pour appréhender les espaces de discussion espaces de discussion

L’approche psychologique de l’espace de Moles et Rohmer (1972, 1998) a déjà été mobilisée en sciences de gestion par O. Torres (2003, 2004) et par S. Foliard (2008).

Moles et Rohmer (1972) abordent la question de la « psychologie de l’espace » en

postulant que « l’homme est la mesure de toute chose », conforme en cela à la perspective

phénoménologique. Selon Moles et Rohmer (1972), « L’espace est un matériau de vie

bien avant d’être cadre de vie ou même lieu de repérage, et c’est en tant que tel qu’il est approprié par l’individu qui cristallisera son territoire en le marquant par les objets et par ses actes. »

1.2.1. L’espace du sujet « Moi, ici et maintenant »

Moles et Rohmer (1972) posent que l’espace pur n’a pas d’existence et que

l’espace n’existe que par la référence à un sujet, un groupe, un point de vue. Pour ces auteurs, l’individu est partagé entre deux systèmes de pensées contradictoires :

Le premier système de pensée correspond à une philosophie cartésienne de

l’espace comme étendue. Il consiste à adopter le point de vue d’un observateur extérieur (qui n’habite pas cet espace) et qui examine de manière rationnelle un monde étendu dans lequel tous les points s’avèrent équivalents car aucun n’est privilégié. C’est l’espace réduit à la configuration géométrique caractérisé par un système de coordonnées arbitraires.

Le deuxième système de pensée, appelée philosophie de la centralité correspond au

point de vue « Ici et Maintenant » de l’individu en situation, qui éprouve son propre

rapport à l’environnement. Dans cette conception, le sujet s’éprouve comme étant le centre du monde qui s’étend autour de lui.

La théorie de Moles et Rohmer (1972) ne se contente pas d’observer cette dualité entre une vue du dehors et une vue du dedans, mais elle montre l’intrication de ces deux systèmes de

pensée en une espèce de dialogique complexe. Nous pensons que cette psychologie est

particulièrement féconde pour notre projet de compréhension des espaces de discussion et du bien-être au travail car il s’agit d’une phénoménologie qui prend en compte la dimension affective et subjective de l’espace vécu. La psychologie de l’espace de Moles et

Rohmer (1972) propose la philosophie d’un espace centré qui a pour conséquence ce

mouvement du sujet de « dominer l’espace au lieu d’être dominé par lui », le faire sien,

l’habiter. Cette approche fait écho à celle de Canguilhem (2002) : « Je me porte bien dans

la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l'existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi. » (Canguilhem, 2002 : 68)

Par nature égocentré, le bien-être subjectif au travail est construit par le sujet à partir du

lieu où il se trouve, ici, dans le temps du ressenti et de l’affect, maintenant. Il se construit

autour d’un ressenti individuel, unique de l’espace, du contenu et des relations de travail,

autour de ce que Moles et Rohmer (1972) appellent « Moi, ici et maintenant ».

L’éloignement du point de référence, ici, se traduit par une diminution des phénomènes

perçus : ce qui est loin est moins important que ce qui est proche. Il s’agit de la loi

proxémique1 qui découle de la phénoménologie de l’espace centré et apparaît comme une méthode d’ordonnancement de l’importance des phénomènes perçus : ce qui est proche apparaît toujours plus important et forme une bulle phénoménologique (Figure 16). L’idée

de proxémique repose sur la primauté de l’Ici et le phénomène d’atténuation avec la

distance. Foliard (2008) pense que cette proximité est spatiale mais aussi temporelle et qu’elle justifie l’importance des régulations locales et immédiates sur le terrain, au sein du

collectif ou de l’unité de travail. Nous faisons l’hypothèse que le sujet au travail a besoin

d’exister au sein d’un collectif, d’une équipe qui se trouve proche de lui. La loi proxémique suppose également que l’individu dispose d’un niveau de maîtrise sur les événements de plus en plus fort, à mesure que l’on se rapproche de lui.

Moles et Rohmer (1972) établissent une typologie qui met en évidence huit distances concentriques autour de l’individu, qu’ils représentent à la manière des peaux d’oignon, et

qu’ils appellent les « coquilles de l’homme ». Celles-ci s’étendent depuis l’espace corporel

(la peau) jusqu’au vaste monde – en passant par l’appartement, le quartier, la ville - et sont

différenciées dans l’espace selon la distance au point Ici, selon la représentation et le vécu

subjectif de l’individu (Cf. tableau 5). Ces coquilles sont donc un phénomène psycho-socio-spatial. Dans le monde des organisations, le collectif de travail, l’espace de

1 La « proxémique » est un terme inventé par Hall (1981) qui signifie l’étude de la perception et de l’usage de l’espace par l’homme et qui apparaît comme « un principe d’ordonnancement qui hiérarchise le degré d’importance des actions et des réflexions de l’individu » (Torrès, 2003).

discussion peuvent être vus comme une coquille dans laquelle le sujet va se ménager un

espace psychologique sur lequel il peut exercer son pouvoir d’agir. L’espace de discussion apparaît comme une coquille dans laquelle les sujets vont développer leurs compétences,

leurs capacités, leurs outils de gestion, leur puissance d’action individuelle et collective.

L’espace-temps constitué par cet espace de discussion constitue une sorte de « paroi

phénoménologique » à l’intérieur de laquelle les individus peuvent se concentrer sur les

règles de métiers, les ajustements d’une régulation locale, le partage de « bonnes

pratiques », de gestes et de postures professionnels, etc. Tout se passe comme si il se créait une paroi entre ce qui est dans la sphère d’influence du collectif et ce qui est loin

(figure 17) qui deviendra l’Ailleurs. La paroi affaiblit l’extérieur par rapport à l’intérieur,

elle crée l’opposition entre un dedans et un dehors, jouant ici à plein la dimension

d’inclusion-exclusion de Schutz (1958). Grâce au phénomène de paroi, Moles et Rohmer (1972) caractérisent la notion de proximité en proposant de braquer les projecteurs sur ce qui est proche au détriment de ce qui est éloigné. Et pour ces auteurs, l’individu ne conçoit l’espace qu’en le ramenant à lui-même. Si l’être humain a besoin d’espace, il a plus encore

besoin d’un lieu que Moles et Rohmer appelle le « point Ici » qui n’existe qu’en opposition

à Ailleurs. Pour les auteurs, la création du point Ici est une « construction sociale » qui a

une valeur de centralité, d’individuation et d’attachement à l’être.

Distance

Moi, Ici et Maintenant

Importance relative des êtres et des phénomènes Phénomène de paroi Phénomène de discontinuité de l’importance des phénomènes

par une paroi

Ici Ailleurs

D’après Moles, Rohmer (1972)

Loi asymptotique

Collectif de travail

Figure 17 : la paroi entre Ici et Ailleurs Figure 16 : la bulle phénoménologique

Torrès (2003) synthétise l’idée de Moles et Rohmer (1972) en disant que l’enracinement du pointIci combine les effets du phénomène de paroi - renforcement de l’opposition entre intérieur et extérieur, entre un Ici et un Ailleurs - et les effets de la centralité, d’une

perception égocentrée de l’espace -renforcement de l’opposition entre le Moi et les autres -.

L’espace de discussion est donc un « territoire qui fait lien » (Maffesoli, 2007) entre des

acteurs qui satisfont un « désir de proxémie » - le plaisir de l’entre soi – et qui ne repose

pas tant sur l’association contractuelle d’individus rationnels que sur le jeu intersubjectif et émotionnel de personnes trouvant dans le collectif de travail un gisement de ressources pour bien exercer leur activité à travers la pratique de la discussion centrée sur le travail dans ses multiples dimensions réelle, symbolique et imaginaire.

Pour les chercheurs qui s’intéressent à la compréhension du bien-être au travail, l’intérêt de cette théorie est double : d’une part elle relève de la psychosociologie (Moles, Rohmer, 1998), ce qui constitue un champ pertinent pour étudier un phénomène psychosocial tel que le bien-être au travail et d’autre part elle se fonde sur une philosophie de la centralité (le moi ici et maintenant) qui est adaptée à l’étude du bien-être subjectif au travail. La conception égocentrée de l’espace de Moles et Rohmer constitue donc un cadre théorique pertinent pour conduire un projet de compréhension d’un bien-être subjectif ancré sur le vécu de l’expérience de travail et des relations de travail.

1.2.2. La typologie des coquilles de l’individu au travail

Le tableau 5 suivant propose une analogie entre la typologie des coquilles de l’homme de Moles et Rohmer (1972) et une typologie des coquilles de l’individu au travail que nous proposons sous forme d’hypothèse. Il nous a semblé que la coquille 4 de l’appartement était la plus pertinente pour spécifier le caractère local et de proximité de ces espaces de discussion comme lieu privilégié d’échanges et de régulation locale, marquant une frontière entre le privé et le public :

L’espace de discussion constitue bien, pour nous, une « coquille », au sens de Moles et

Rohmer, impliquant une proximité fonctionnelle et physique et répondant à des codes et référentiels culturels plus ou moins complexes que nous avons tenté d’identifier lors de nos

recherches-interventions. Il est un « lieu qui fait lien » pour reprendre l’expression de

LA TYPOLOGIE DES COQUILLES DE L’INDIVIDU

Type de coquille

(Moles et Rohmer)

Attributs Type de coquilles

(D. Richard d’après Moles et Rohmer)

Attributs

1 Le corps propre Cette coquille constitue la frontière de l’être et détermine la frontière entre moi et le monde.

Le corps et la psyché

au travail

Cette coquille renferme l’ensemble des ressources physiques et psychiques de la personne au travail

2 Le geste immédiat

C’est la sphère d’extension du geste autonome. C’est l’ordonnancement du « tout » à portée de la

main. Le geste au travail

C’est la sphère d’action dans laquelle l’individu déploie son agir professionnel au quotidien.

3

La pièce d’appartement

(le domaine visuel)

La pièce est le territoire optiquement fermé, couvert par le champ visuel. C’est tout l’espace

mis sous l’emprise du regard. L’espace de travail

L’espace de travail est le territoire dans lequel l’individu déploie son activité professionnelle.

4 L’appartement

(l’idée d’emprise)

C’est le lieu où j’exerce mon emprise de maître et de possesseur. La paroi est ici épaisse et dure : la domination s’exerce à l’intérieur des murs résistants et s’arrête à l’extérieur.

L’espace de discussion

(le dialogue entre pairs sur le réel du travail)

C’est l’espace-temps dans lequel l’individu exerce sa réflexivité sur son travail et partage des ressources collectives (règles de métier, outils de gestion,…). Une paroi invisible existe qui protège cet espace.

5 Le quartier (le lieu charismatique de la rencontre sociale)

Cette coquille correspond à l’idée d’un domaine familier mais dont on n’est pas maître. Le quartier est la personnalisation de l’impersonnel.

Le service, l’unité de travail (l’espace du

collectif de travail)

Cette coquille correspond à l’idée de service, de groupe professionnel de proximité fonctionnelle et/ou géographique.

6 La ville et son centre

(la coquille d’anonymat)

C’est le lieu des services rares (on fait appel au médecin de quartier mais on consulte le spécialiste de la ville). C’est aussi le lieu de la variété et de l’anonymat (il s’y passe quelque chose et on n’y est pas sous l’œil du voisin).

L’entité de rattachement – la

« firme »

(la ‘Société Anonyme’)

C’est le lieu où se prennent les décisions stratégiques (Direction générale). C’est aussi le lieu où se trouve les services fonctionnels supports (GRH, qualité…).

7 La région

(l’agenda)

C’est un domaine où l’homme dépend de son agenda de rendez-vous, c’est-à-dire d’une organisation de son budget-temps. La région se définit par l’ensemble des lieux où l’homme peut aller et revenir en moins d’une journée, sans découcher.

L’organisation étendue

(le réseau des parties prenantes)

C’est l’espace élargie de l’organisation dans son ensemble, pouvant inclure pour les PME les parties prenantes (clients, fournisseurs, partenaires stratégiques…).

8 Le vaste monde

(l’espace de projets)

C’est la zone de voyage et d’exploration, le réservoir du nouveau.

L’idée de préparation, celle de bagages, sont inhérentes à la transgression des frontières de la région pour passer dans le vaste monde.

Le marché du travail

(l’espace du projet personnel et professionnel)

C’est la zone d’opportunités

professionnelles potentielles, le réservoir du

nouveau. L’idée de préparation (bilan de

compétences, coaching…) et de projet professionnel sont inhérentes à la transgression des frontières de l’organisation étendue pour explorer les opportunités du marché du travail.

Nous proposons de présenter les 8 coquilles de l’individu au travail. On peut dire que la première, la deuxième et la troisième coquille du corps, du geste au travail et de l’espace de travail constituent des objets d’étude privilégiés de l’approche ergonomique (Bellone, 1976 ; Laville, 1976). Alors que les coquilles 6, 7 et 8 de la firme et de l’organisation étendue sont les objets habituels étudiés par l’économie et les sciences de gestion. La huitième coquille, celle du marché du travail est prise en charge par l’individu dans le cadre de sa gestion de carrière (Roger, Lapalme, 2006) et par l’organisation à travers la

fonction outplacement. Si la coquille 5 de l’unité de travail fait l’objet de l’intérêt de

chercheurs en management, on constate que la coquille 4, l’espace de discussion, ne fait l’objet d’aucune prise en considération spécifique ni par le champ de l’ergonomie ni par celui des sciences de gestion à part quelques chercheurs qui se sont sérieusement pencher sur cette question de l’usage de la parole au travail et de la discussion comme instrument de gestion (Chanlat, Bédard, 1990 ; Detchessahar, 1997, 2007a, 2007b ; Conjard, Journoud, 2012).

Les travaux récents de l’ANACT1

(Conjard, Journoud, 2012 ; Pezé, Journoud, 2012) sur le « management du travail » à travers les espaces de discussion et les groupes d’analyse de la pratique proposent une ébauche de cadre théorique opérationnel issu de travaux empiriques de recherches-interventions. P. Conjard et S. Journoud (2012) proposent une première typologie des espaces de discussion, issue de leurs démarches d’amélioration des conditions de travail et de prévention des RPS auprès de plus de mille organisations. La figure 18 en page suivante propose ainsi sept niveaux d’espace de discussion présentant différentes caractéristiques (espace de discussion vertical, horizontal ou transverse), différents types d’acteurs impliqués (direction et encadrement, manager et son équipe, collectif de travail, partenaires sociaux, tiers externe…) et différentes modalités (négociation stratégique, traduction, régulation conjointe, régulation autonome, conception de projets, concertation, expériementation…). Ce modèle a été élaboré à partir de l’observation et d’interventions conduites dans de multiples organisations qui construisent

1 L’Agence Nationale d’Amlioration des Conditions de Travail, établisement sous tutelle du ministère du travail, vise à produire des modèle opérants, destinés à contribuer vise à produire des modèle opérants, susceptibles de contribuer à transformer l’organisation du travail et les pratiques managériales dans les organisations pour mieux prendre en charge les questions aux carrefour de l’efficacité organisationnelles et des conditions de travail. Elle anime et coordonne un réseau de 26 Agences Régionales d’Amélioration des Conditions de Trvail (ARACT), structures de droit privé, administrées de manière paritaire et co-financées par l’Etat.

localement des réponses organisationnelles et managériales innovantes (Conjard, Journoud, 2012).

.

Figure 18 : Différents niveaux d’espaces de discussion collectifs institutionnalisés (D’après Conjard, Journoud, 2012)

L’institutionnalisation et l’articulation de ces espaces de discussion, fait que ceux-ci deviennent non seulement une modalité d’intervention dans un projet de prévention des RPS mais également un outil de gestion et une pratique de management. L’ouverture de ces espaces de discussion qui permettent de débattre et de gérer les tensions entre les différents types de travail (prescrit, réel, réalisé, vécu,…).

Nous verrons dans la section suivante que les espaces de discussion, en tant que « lieu de

prise en charge collective des tensions provoquées par la montée des contraintes dans les organisations » (Detchassahar et al., 2009), constituent un levier puissant pour promouvoir la santé et le bien-être au travail.

1.3. La gestion des espaces de discussion au travail : facteur de