• Aucun résultat trouvé

Section 3. Travailler à la Région : une stratégie de reconversion militante

3.1.1. Un notable socialiste opposé à la régionalisation gaulliste

Gaston Defferre s’est d’abord positionné en s’opposant à la régionalisation gaulliste tant sur le plan national que local.

Maire SFIO de Marseille entre 1944 et 1945 puis sans interruption de 1953 jusqu’à son décès en 1986, parlementaire des Bouches-du-Rhône depuis 1959 jusqu’à sa mort, Gaston Defferre a été durant les années 1960 deux fois candidat à la présidentielle contre le mouvement gaulliste : d’abord candidat à la candidature en 1965 sous le pseudonyme de Monsieur X contre le général De Gaulle puis candidat en 1969 suite à son départ du pouvoir. Face à un régime dénoncé comme traditionnel et autoritaire, il se positionne en faveur de la modernisation des institutions du pays. La candidature de Gaston Defferre alias Monsieur X est ainsi soutenue par un groupe que Delphine Dulong qualifie de « planificateurs », et plus particulièrement par le Club Jean Moulin315. Parmi les thématiques modernisatrices mises en avant, la régionalisation figure en bonne place bien qu’il se démarque de la régionalisation réalisée par les décrets de 1964 : « Les partisans du progrès doivent accepter le cadre nouveau des régions et les perspectives qu’il offre à la planification, mais à condition d’exiger en même temps des assemblées régionales élues à un scrutin équitable et disposant de pouvoirs réels. Il faudrait que la Région, au lieu de la réforme d’être un prétexte pour éluder le contrôle démocratique, soit une occasion de l’étendre en le modernisant. Des transferts de compétences et de ressources consolideraient progressivement cette nouvelle structure. On peut même envisager, au bout du processus, la création d’un exécutif régional élu, si l’expérience s’est révélée positive»316.

Gaston Defferre va donc très tôt, dès 1965, s’intéresser à l’émergence du fait régional. Porté par ses ambitions présidentielles, il se déclare partisan d’un nouvel échelon territorial et considère comme indispensable, qu’une unité territoriale suffisamment vaste comme la région soit équipée d’organes capables d’opérer des arbitrages et d’effectuer des synthèses d’ordre politique317 allant jusqu’à défendre l’idée que : « La création d’une démocratie régionale disposant de ressources étendues et de services diversifiés [serait] le véritable point de départ d’une renaissance de la vie provinciale »318.

Il persiste dans cet engagement régional lors de sa candidature aux élections présidentielles de 1969 comme le souligne Thibaut Tellier : « Les élections présidentielles de 1969 donnent ainsi l’occasion au candidat Gaston Defferre de réaffirmer son engagement en faveur de la régionalisation. Déjà dans ‘Un

315 Delphine Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan, « Logiques Politiques », 1997, 295 pages.

316 Gaston Defferre, Un nouvel horizon, Idées actuelles, NRF, 1965, 183, pp. 132.

317 Voir Benoit Hannart, Gaston Defferre, de l’émancipation des colonies à l’émancipation des collectivités territoriales, op.cit., p. 325.

318 Gaston Defferre, Un nouvel horizon, Idée actuelles, NrF, 1965, 183 pp. 132.

nouvel horizon’ publié en 1965, il avait dénoncé la faillite de la réforme de 1964, considérant qu’il ne s’était pas agi ‘d’élargir’ la démocratie, mais seulement rationaliser les techniques de décision »319. Critique envers le « régionalisme fonctionnel » incarné par l’œuvre de Delouvrier en région parisienne, il est en revanche influencé par les écrits de Jean-François Gravier sur la régionalisation320 caractérisés par le postulat initial de condamnation de la centralisation et du poids excessif de Paris321. Lors de la réunion de la Commission de Développement Economique Régional (CODER) à Marseille le 6 juin 1972, il déclare à propos de l’examen des tranches régionalisées du VIe Plan : « On voit que c’est Paris qui a tout décidé et qui a vidé la régionalisation de sa substance. Au moment où les CODER vont être remplacées par les Assemblées régionales, il ne faut pas avoir d’illusions, ces futures assemblées n’auront pas plus d’efficacité que n’en ont eu les CODER si c’est Paris qui toujours décide »322.

Cette prise de position sur la régionalisation gaulliste rejoint donc les analyses de Jean-François Gravier qui en juin 1968 dans un numéro de la revue La Tableronde intitulé « Paris et la province » écrit une contribution intitulée : « Les Parisiens sont-ils colonialistes ? »323dans laquelle il pourfend la politique suivie pour la région parisienne et, au-delà, la politique conduite depuis les années 1960 en attaquant les OREAM (Organismes Régionaux d’Etudes d’Aire Métropolitaine) par exemple.

Cette orientation en faveur d’une régionalisation décentralisatrice doit également s’apprécier au regard de ses intérêts locaux. Maire de Marseille dans l’opposition au régime gaulliste, Gaston Defferre s’oppose à la régionalisation du Plan comme en témoignent les archives de son cabinet : « (…) Pour la partie du plan national baptisée ‘tranche régionale’, il suffit de rappeler qu’aucune collectivité locale n’a été à aucun moment ni associée, ni même consultée sur les crédits y figurant (...) la Ville de Marseille ignore

319 Thibault Tellier, « Les établissements publics régionaux et la question régionale », in Comité d’Histoire du ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, « Les Etablissements Publics Régionaux », op.cit., p. 10.

320 Contrairement à Paul Delouvrier partisan d’un aménagement de la région parisienne, Jean-François Gravier et les élites de la DATAR sont partisans d’une politique des métropoles d’équilibres qui vise à encourager le développement des grandes villes de province. Maire de Marseille, Gaston Defferre se rallie naturellement à cet argumentaire plus favorable à ses intérêts. Il rejoint en cela les conceptions du club Jean Moulin qui sert alors de « think-tank » à gauche et qui mentionne que la clé de la région, c’était la métropole régionale : « la clé du problème [réside] dans l’animation urbaine et non le folklore régionaliste : on s’apercevra de la contradiction lorsqu’il faudra donner aux capitales régionales, les moyens d’assumer effectivement les fonctions de métropoles modernes ».Club Jean Moulin, Les citoyens au pouvoir, 12 régions, 2000 communes, éd le Seuil, 1968, 184 pages, p. 79.

321 Voir notamment l’ouvrage demeuré célèbre de Jean-François Gravier, Paris et le désert français, Paris, Le Portulan, 1947.

322 « Compte rendu de la réunion de la Commission de Développement Economique Régional (CODER) », Marseille, 6 juin 1972, in Archives Régionales. La note de préparation de cette réunion datée du 16 mai 1972 et réalisée vraisemblablement par les collaborateurs de son cabinet est encore plus acerbe puisqu’elle parle de « la farce de la régionalisation ».

323 Cette référence à la colonisation n’est pas neutre si l’on songe au rapport sur la régionalisation présenté par Michel Rocard et intitulé significativement « Décoloniser la Province » lors du colloque de Grenoble en 1966 à l’initiative de Pierre Mendès-France. J.-F. Gravier s’inscrit donc dans une mouvance plus large qui tend à assimiler centralisation et colonisation.

Il est d’ailleurs frappant de constater que Gaston Defferre qui a attaché son nom à la décentralisation est aussi celui qui avait été l’auteur, en 1956, de la loi-cadre sur la décolonisation. Voir sur ce sujet Benoit Hannart, Gaston Defferre, de l’émancipation des colonies à l’émancipation des collectivités territoriales, Thèse de doctorat en droit public, Aix-Marseille Université, 2015. A contrario, nous avons souligné précédemment l’héritage colonial qui a marqué l’expérience des IPC militants de la « régionalisation fonctionnelle », tout comme le parcours de son représentant le plus illustre, l’Inspecteur Général des Finances, Paul Delouvrier, Délégué Général du Gouvernement en Algérie de 1958 à 1960.

tout alors que le VIe Plan est entré en vigueur, en théorie depuis 18 mois, des crédits totaux prévus pour ses équipements de toute nature »324.

L’on voit ici combien, à bien des égards, la régionalisation fonctionnelle prônée par les gaullistes est perçue par les équipes du Maire de Marseille comme une volonté de les contourner par le haut les notables de la région. De fait, Gaston Defferre opposé au VIe Plan, redoute les effets d’une déstabilisation politique. Le Maire de Marseille craint cette perspective de développement urbain « millionnaire » à l’ouest de sa grande ville, d’autant plus que ces communes rouges sont dirigées par des ennemis politiques : les communistes. Aussi, il va s’efforcer d’enrôler les élus locaux de l’ouest marseillais dans un discours décentralisateur et de défense des libertés locales. Comme le souligne René Borruey : « (…) Le seul élan collectif qui anima les Maires fut la fronde spectaculaire que vingt d’entre eux, conduits par Gaston Defferre, soulevèrent contre l’Etat deux ans plus tard. Ce fut au cours de l’année 1972, quand l’Etat (…) décida d’inscrire les rives de l’étang de Berre dans le cadre du VIe Plan au titre du

‘programme finalisé des villes nouvelles’. Orchestrée par le futur père de la décentralisation, la révolte prônait, ici comme ailleurs, la défense de la démocratie locale contre un pouvoir de droite trop complice des grands intérêts privés. (…) le compte des nouvelles victoires des élus fut copieux. La plus globale fut d’avoir obligé l’Etat à appuyer son action sur les seuls Maires alors acquis à la majorité gouvernementale et à restreindre ainsi l’application de la loi Boscher325 aux quatre communes (…) : Fos-sur-Mer, Istres et Miramas. (...) De même l’Etat dût-il renoncer à son idée d’un établissement public d’aménagement élargi à quatorze communes, se résoudre à le restreindre aux quatre impliquées et consentir à l’administrer en attribuant un siège au Maire de Marseille – que celui-ci, hautain, s’interdit d’occuper »326. Cette même stratégie se retrouve à propos de la grande compagnie d’aménagement régional que constitue le Canal de Provence. Gaston Defferre prendra la tête du long combat qui a opposé les élus socialistes du Var et des Bouches-du-Rhône à l’administration gaulliste à propos de la construction du canal de Provence. 67% du capital de la société d’économie mixte créée en 1957 par Gaston Defferre et Edouard Soldani et présidée par ce dernier, sont répartis par tiers entre le conseil général du Var, celui des Bouches-du-Rhône et la Ville de Marseille327.

L’opposition de Gaston Defferre à la régionalisation fonctionnelle gaulliste est donc autant le fruit de convictions personnelles et de positions nationales réaffirmées au long de son parcours, que de calculs locaux qui lui permettent de s’affirmer comme le leader des libertés locales face au pouvoir gaulliste et de maintenir ainsi son poids politique et celui de sa ville.

324 Archives régionales, note de préparation de la réunion de la CODER datée du 16 mai 1972 et réalisée vraisemblablement par les collaborateurs de son cabinet.

325 Loi n°70-610 du 10 juillet 1970 « tendant à faciliter la création d’agglomérations nouvelles ».

326 René Borruey, « Les villes nouvelles françaises ou l’intercommunalité forcée le cas des rives de l’étang de Berre », Rives nord-méditerranéennes [En ligne], 25 | 2006, mis en ligne le 29 déc. 2008, consulté le 11 oct. 2012. L’auteur fait ici référence lettre du 17 avril 1972 de Gaston Defferre au ministre Bettencourt chargé du Plan et de l’Aménagement du Territoire.

327 Maurice Wolkowitsch, Provence-Alpes Côtes d’Azur, PUF, 1984, pp. 46-52.

Outline

Documents relatifs