• Aucun résultat trouvé

Le mandat régional de Gaston Defferre : une position de repli stratégique

Section 3. Travailler à la Région : une stratégie de reconversion militante

3.2. Le mandat régional de Gaston Defferre : une position de repli stratégique

Le repositionnement régional de Gaston Defferre doit cependant être analysé comme un repli stratégique. Il intervient à un moment de sa carrière politique où ses ambitions nationales ont été contrariées et apparaissent momentanément limitées. Dans cette position d’attente il va s’efforcer de moderniser son image en l’ajustant aux contraintes du jeu politique national d’Union de la Gauche par la construction d’une majorité politique régionale ancrée dans l’opposition au mouvement gaulliste et l’expérimentation de nouveaux modes de faire la politique en décentralisant.

3.2.1. La construction d’une majorité régionale

Son élection à la tête du Conseil régional témoigne de son repositionnement politique dans le contexte d’Union de la Gauche.

En 1974, Gaston Defferre a connu en dix ans deux échecs successifs à la présidentielle, l’un comme candidat à la candidature en 1965, l’autre en 1969 face à Georges Pompidou avec une défaite cuisante de 5% des voix. Par ailleurs, ainsi qu’on vient de le voir, son pouvoir local est contraint par les projets de développement de l’agglomération marseillaise développés par l’Etat planificateur. Il se saisit donc de la tribune que lui offre la présidence de l’EPR comme d’une opportunité politique pour se repositionner localement et se projeter dans un contexte de conquête du pouvoir par la gauche338. Si Gaston Defferre

336 « Compte rendu du bureau du 28 septembre 1976», in Archives Régionales.

337 « Compte rendu de la séance du 8 janvier 1974 », in Archives Régionales.

338 Le programme d’Union de la Gauche en 1971 permet de créer une plate-forme d’opposition au pouvoir gaulliste qui crédibilise le nouveau Parti Socialiste qui succède à la vieille SFIO dont est issu Gaston Defferre. Cela se traduit dès l’élection de 1974 par le score très élevé de François Mitterrand (49,19% des voix). L’on pressent alors Gaston Defferre comme futur premier ministre en

s’était en effet jusqu’alors opposé à la constitution de listes d’Union de la Gauche, il infléchit ici sa stratégie d’alliance en l’élargissant aux communistes. Le score qu’il obtient à la Présidence du Conseil Régional témoigne de cette large coalition contre le pouvoir gaulliste puisqu’il est élu le 8 janvier 1974 lors de la séance inaugurale du Conseil régional à une très forte majorité de 64 voix contre 13 au candidat gaulliste et 4 bulletins blancs.

Toutefois, au clivage opposition et majorité gaulliste se rajoute un clivage territorial opposant les élus niçois au reste de la région. A l’opposition gaulliste se superpose ainsi l’opposition des élus niçois du Conseil Général et de la Ville de Nice organisée autour de son Maire, Jean Médecin, qui refuse de siéger au Conseil Régional et réclame, sans succès, la sécession des Alpes-Maritimes du reste de la région. Il semble d’ailleurs que ce contexte d’opposition territoriale soit la variable la plus déterminante dans la constitution de la majorité defferriste comme en témoigne l’évolution de la composition des groupes politiques et du bureau339. Les archives du cabinet de Gaston Defferre font ainsi ressortir deux alternatives de majorité politique : soit une « Union des Gauches », soit une « Alliance anti-gouvernementale » incluant les centristes d’opposition emmenés par le Maire de Toulon, Maurice Arreckx, qui sera finalement préférée. De même, il était prévu initialement que tous les Présidents de Conseils Généraux soient représentés au sein du bureau. Or, ce schéma est en partie abandonné suite aux velléités sécessionnistes des Alpes Maritimes, question qui occupe une bonne partie des débats lors de la première session suivant la séance inaugurale. Compte tenu de ce contexte, les Vice-Présidents du bureau sont les cinq Présidents de Conseil généraux PS et apparentés ainsi que les représentants des deux autres composantes de la majorité : d’une part, les « centristes d’opposition » avec le Maire de Toulon Maurice Arreckx, et d’autre part, les communistes avec les deux députés PCF Virgile Barrel des Alpes-Maritimes et Georges Lazzarino des Bouches-du-Rhône. Si l’on prend en compte que la présidence des commissions obéit aux mêmes contraintes, c’est donc l’attribution de l’ensemble des postes décisionnels qui témoigne de la majorité hétéroclite rassemblée par Gaston Defferre au Conseil régional. Cette grande coalition présente pour lui un double avantage : plus large qu’au Conseil municipal de Marseille, elle lui permet d’une part, d’expérimenter un gouvernement d’alliance avec les communistes340 dans le contexte du Programme Commun tout en pérennisant à une échelle plus large son alliance centriste marseillaise341 et, d’autre part, elle lui permet d’éviter l’éclatement de la région en intégrant des élus varois centristes qui auraient pu être tentés par l’alliance niçoise342. Toutefois, le cœur du pouvoir régional est alors composé cas de victoire de la gauche. La progression électorale de la gauche se confirmera par la suite aux élections municipales de 1977 qui voit la victoire de la gauche et l’arrivée d’une nouvelle génération de militants PS à la tête des municipalités.

339 Voir différents documents de préparation des séances du Conseil régional en 1974 consultés aux Archives Régionales.

340 Cette inflexion est d’autant plus notable que jusqu’alors Gaston Defferre considérait les communistes comme ses meilleurs ennemis politiques : la méfiance de Defferre vis-à-vis des communes de la ceinture rouge autour de Marseille a expliqué l’absence d’intercommunalité dans l’agglomération marseillaise jusqu’aux années 2000.

341 Gaston Defferre a gouverné Marseille avec une alliance centriste issue des milieux d’affaires contre les communistes et la droite nationale : voir Pierre-Paul Zalio, Grandes familles de Marseille au XXe siècle. Enquête sur l'identité économique d'un territoire portuaire, Belin, Paris, 1999.

342 Les élus niçois avaient en effet entrepris sans succès des démarches auprès des élus varois et haut alpins afin de créer une région pluri-départementale autour du département des Alpes de Haute-Provence.

des patrons des quatre départements socialistes de la Région, « compagnons de route de Defferre (…) depuis la Libération »343 c’est-à-dire de Jean Garcin dans le Vaucluse, Delorme dans les Alpes-de-Haute Provence, Edouard Soldani344 dans le Var et Louis Philibert dans les Bouches-du-Rhône.

Il s’agit donc en quelque sorte d’une double majorité politique et territoriale qui fait écho aux règles de l’intercommunalité contemporaine. En effet l’ensemble des postes décisionnels à pourvoir fait l’objet d’une répartition géographique pondérée par le nombre d’habitants sur la base desquels sont ensuite répartis les élus régionaux en fonction de leur groupe politique. En l’absence d’élections au suffrage universel direct, ce fonctionnement favorise une répartition censitaire des postes au profit des Présidents de Conseils généraux qui se concentrent dans le bureau (5 VP sur 8) et dans certaines commissions : les commissions des finances (3 Présidents de Conseils généraux sur 14 membres) au rôle stratégique d’allocation des ressources et celle de la coopération inter-régionale et européenne (3 Présidents de Conseils généraux sur 13 membres) qui permet une visibilité en terme de représentation et d’accès à l’information à l’heure de la mise en place de la politique régionale européenne345. Ce fonctionnement élitaire dans un entre-soi d’élus locaux conforte les positions des plus puissants d’entre eux et n’est pas sans rappeler les règles de fonctionnement des institutions intercommunales telles qu’analysées par Fabien Desage et David Guéranger346. Comme l’annonce de manière programmatique Gaston Defferre lors de son discours inaugural du 8 janvier 1974 : « La Région devra constituer une sorte de syndicat de Départements et de Communes »347. L’EPR est de ce point de vue le lieu d’une coopération consensuelle348, une forme de syndicat inter-territorial.

3.2.2. La Région, vitrine d’une alternance à venir

Nous l’avons souligné précédemment : Gaston Defferre se saisit de l’EPR pour porter sa vision de la régionalisation, entendue comme moyen de décentraliser. Il en fait ainsi une vitrine, un lieu d’expérimentation d’un horizon d’action stratégique où il entend jouer un rôle : l’alternance gouvernementale.

Les EPR conquis par la gauche apparaissent dans certains secteurs comme les creusets de mesures inscrites dans le Programme commun de gouvernement 1972. Il en va ainsi de la mise en place d’une politique foncière volontariste. De fait, le Programme commun de gouvernement de juin 1972 contenait dans son chapitre 3 intitulé « L’urbanisme, le logement et les équipements collectifs », une orientation n°3 sur la politique foncière qui prévoyait notamment de créer des : « (…) Offices publics

343 Entretien J-L.U, 12/12/2011, p. 4.

344 Frédéric Sawicki détaille les liens entre Defferre et Soldani issus de l’engagement dans la résistance pp. 222 et suivantes, in Frédéric Sawicki, Les Réseaux du Parti socialiste, Paris, Belin, 1997.

345 L’engouement des élus locaux pour cette commission est sans doute à mettre en relation avec l’élaboration concomitante de la politique régionale européenne entre 1968 et 1975, date de création du FEDER.

346 Fabien Desage, David Gueranger, La Politique confisquée-Sociologie des réformes et des institutionsintercommunales, Paris, Editions du Croquant, 2011.

347 « Préparation du discours du maire pour le 8 janvier 1974 », in Archives Régionales.

348 A l’exception toutefois du département des Alpes-Maritimes dont nous avons évoqué la singularité précédemment.

d’aménagement foncier départementaux, régionaux, national avec possibilité de délégation de leurs pouvoirs aux communes. Ces offices seront chargés en particulier de l’étude du marché foncier, de l’exercice, pour leur propre compte ou pour le compte des collectivités locales, du droit de préemption public. Dans les conseils d’administration des offices (…) la majorité appartiendra aux élus communaux et départementaux ».

Si l’on retrouve en toile de fond le modèle d’agence issu de l’AFTRP, celui-ci est ici étendu à l’ensemble du territoire national et l’accent est mis sur la présence majoritaire des élus locaux au sein des conseils d’administrations, ce qui différencie cette formule de la « régionalisation fonctionnelle » gaulliste. Cette mesure semble en tout cas avoir inspiré la politique foncière mise en place dans un certain nombre d’EPR comme en témoigne Bernard Toulemonde349, alors conseiller au cabinet du Président de l’EPR Nord-Pas-de-Calais Pierre Mauroy : « S’agissant de la politique foncière, l’idée venait du Programme commun de la gauche. Une agence foncière devait à terme être créée dans chaque région. Nous avons constitué une commission foncière qui regroupait de grands élus. Nous avons fixé deux ou trois priorités.

(…) Nous nous sommes donc emparés de cette politique qui n’était pas prévue par les textes car elle correspondait à nos yeux à l’intérêt régional »350.

La création de l’EPR est donc à replacer dans un contexte politique de réforme de l’Etat qualifié par Philippe Bezès nomme de « réformisme des contre-pouvoirs » : « Des groupes d'‘entrepreneurs en réforme’ (juristes réformateurs, mouvement consommateur, élus locaux) se mobilisent dans la première moitié de la décennie. Deux thèmes centraux dominent : la dénonciation de la ‘bureaucratie’ (lenteur, anonymat, insensibilités aux demandes) et la critique d'un Etat trop centralisé et oppresseur. Cette reformulation définit un ‘réformisme des contre-pouvoirs’ préconisant le renforcement des pouvoirs locaux (via la décentralisation) et des administrés (via la constitution de droits nouveaux) au nom d'un contrôle démocratique de l'administration »351. Elu politique national de premier plan influencé par des groupes de réformateurs, Gaston Defferre va donc percevoir l’EPR comme une nouvelle ressource politique dans le jeu politique local et national, dans un horizon stratégique d’alternance politique au niveau national. C’est à partir duquel Gaston Defferre va s’investir doublement dans l’institution régionale : elle lui permet d’affermir politiquement la domination politique de sa région en maîtrisant ses interactions nodales via les réseaux clientélaires, mais elle lui permet par ailleurs de s’investir dans une autre forme de leadership à visée plus nationale comme en témoigne la diffusion du modèle d’action foncière à d’autres EPR. A la suite de Jacques Lagroye, nous proposons d’envisager ainsi le local et le national comme deux dimensions de l’action que tente de contrôler Gaston Defferre : « (…) Aucune action, fut-elle cataloguée comme ‘locale’ (…), n’est sans effet sur les chances qu’a l’acteur politique de

349 Bernard Toulemonde, in Comité d’Histoire du Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie,

« Les Etablissements Publics Régionaux », op.cit., p. 83.

350 Une politique foncière a été mise en place également dans l’EPR Nord-Pas-de-Calais qui s’est inspirée pour partie de l’expérience de l’EPR PACA.

351 Philippe Bezes, La Réforme de l’Etat et son contexte. Les politiques de réforme de l’Etat sous la Ve République, in La Réforme de l’Etat, Les Cahiers Français n°346, La Documentation française, Paris, sept.-oct., 2008.

renforcer sa position dans les relations qui s’inscrivent dans un ensemble plus large (national, bien sûr, mais aussi régional). (…) ‘avoir du métier’ c’est ‘se débrouiller en pratique’ pour concilier les exigences de deux horizons de l’activité politique, perçus comme inséparables et complémentaires »352. De fait, l’horizon d’action de Gaston Defferre est double : Maire de la deuxième ville de France, membre influent du Parti socialiste, candidat à la présidentielle en 1969, il est pressenti en 1974 pour être Premier Ministre de François Mitterrand en cas de victoire socialiste à la présidentielle de 1974. De fait, il sera Ministre de l’Intérieur et Ministre d’Etat du premier gouvernement de François Mitterrand en 1981 où il mènera la grande réforme de la décentralisation. Son investissement dans l’expérimentation régionale doit donc s’envisager dans une double perspective : local car cela conforte son statut de « super-patron » local mais aussi national car cette expérimentation régionale est une ressource qui lui permet d’entretenir une image de réformateur à côté de celle de notable local. Son engagement régional en Provence Côte d’Azur lui permet à la fois de peser dans les équilibres internes du parti socialiste structuré en divers courants et de s’autonomiser vis-à-vis de ces mêmes structures partisanes grâce à ses soutiens locaux.

3.3. La constitution d’une équipe de jeunes militants de l’institution régionale : le

Outline

Documents relatifs