• Aucun résultat trouvé

Section 3. Travailler à la Région : une stratégie de reconversion militante

3.3.2. Des opportunités d’actions militantes en institution

Ces ressources offrent des opportunités d’actions militantes en institution368 : fort de la confiance que leur confère cette triple compétence auprès de leur « patron », ces jeunes techniciens vont s’investir dans l’institution régionale sous le registre de l’engagement militant.

L’asymétrie relationnelle patron/affidés est ici compensée par la liberté d’action qui leur était accordée ainsi que l’explique de manière très lucide son ancien chef de cabinet :

365 Entretien J-P.G., pp. 9 et 30.

366 Il s’agit là d’un exemple de valorisation du « capital d’autochtonie » de ces jeunes techniciens qui se combinent avec leur capital scolaire et professionnel. Précisons que nous employons la notion de capital d’autochtonie au sens défini par Jean-Noël Retière : « le capital d'autochtonie est la ressource essentielle que doivent posséder les classes populaires voulant tisser des liens sociaux ailleurs que dans leur espace privé, tandis que les autres catégories sociales peuvent s’appuyer sur quelques signes de réussite sociale et /ou de compétence culturelle pour s'en dispenser ». Cf. Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de «capital social populaire », Politix, 2003, vol.XVI, n°63, p. 133.

367 Entretien J-P.G, 31/05/2012, p 29 ;

368 Voir sur ce sujet « Militantismes institutionnels », Politix 2005/2 (n° 70), pp. 3-6.

« Gaston Defferre, ne fut pas l'initiateur de tout cela, mais il laissa faire "ses jeunes gauchistes barbus et aux cheveux longs"

d'autant que cela lui permettait d'être le patron incontesté de la Région, de battre en brèche le Préfet (…) nous étions dans une stratégie de conquête du pouvoir par la gauche, avec la naissance d'un nouveau Parti socialiste (alliance avec le PC, poids du CERES, arrivée de la nouvelle gauche avec le PSU, la CFDT et les chrétiens de progrès) et il fallait que les élus de gauche affichent de vraies contre-politiques. La bande d'énergumènes que nous étions, politisés et imbibés de mai 1968, leur a offert l'opportunité de s'approprier et de conduire de telles contre-politiques »369.

Gaston Defferre s’est donc imposé comme patron de la Région en laissant une large capacité d’action à son « équipe ». Cette autonomie doublée d’une relation de confiance a permis de développer un sentiment d’appartenance commune qu’ont partagé par la suite au-delà du cabinet régional, les techniciens de l’EPR comme l’explique M.D, technicien de l’Etablissement Public Régional où il exerce les fonctions de chef du Bureau méridional de planification : « Defferre, je dirais qu’il regardait et il écoutait beaucoup autour de lui les… ses équipes »370. Ce sentiment d’appartenance à une équipe d’« experts-militants »371 au service d’un leader va consolider le pouvoir régional de Gaston Defferre lui permettant de « battre en brèche le Préfet ». Cette professionnalisation de l’expertise régionale est facilitée par la relation particulière de l’EPR vis-à-vis de la tutelle préfectorale qui n’est pas dans la même situation que les départements ni même les communes372. La tutelle prévue par les textes est plus fluide (les autorités préfectorales « concourent » simplement à l’administration de la Région et les délibérations sont exécutoires de plein droit). Surtout au-delà de cette interprétation plus large de la tutelle préfectorale, les services de la Région bénéficiaient d’un rapport de force politique favorable comme l’analyse Bernard Toulemonde pour l’EPR Nord-Pas-de-Calais : « Au sein du Conseil régional, les parlementaires étaient membres de droit et comptaient pour la moitié des membres, le reste étant constitué de représentants des départements et de représentants des communautés urbaines et communes. Nous comptions ainsi tous les grands élus au sein du Conseil. Le rapport de force avec le préfet et l’administration régionale nous était donc favorable. Les administrations d’Etat régionales n’existaient alors pas ou très peu. Elles se situaient au niveau départemental. Au niveau régional, la place n’était occupée par personne »373.

Cette situation particulière explique ainsi que les régulations croisées du système politico-administratif local analysées par l’équipe du Centre de Sociologie des Organisations soient encore plus favorables aux élus locaux au niveau régional. D’où le paradoxe d’une institution régionale certes spécialisée, sous la forme d’un établissement public local, mais jouissant à bien des égards d’une liberté d’action bien plus grande que les collectivités communales et départementales. Ce contexte a donc favorisé l’exercice d’un style de leadership tourné vers le changement, lieu d’expérimentation des idées du Programme commun

369 Echanges avec J-P.G, 15 et 16 fév. 2013.

370 Entretien MD 22/08/2012, p. 1.

371 Magali Nonjon, « Professionnels de la participation : savoir gérer son image militante », Politix 2005/2 (n° 70), pp. 89-112.

372 Cette situation est soulignée par Gaston Defferre dans son discours inaugural cité précédemment.

373 Bernard Toulemonde, in Comité d’Histoire du Ministère de l’Ecologie, du Développement durable et de l’Energie,

« Les Etablissements Publics Régionaux », op.cit., p. 80.

de 1972. Cette grande liberté laissée à ces jeunes techniciens explique sans doute pour partie leur nostalgie vis-à-vis de ce qu’ils décrivent comme un véritable âge d’or de leur vie professionnelle :

« (…) Après j’ai occupé des fonctions différentes et plus importantes mais c’est certainement la période la plus riche de ma vie, et celle à laquelle affectivement je reste très très attaché, et 30 ans après je me demande comment on a pu avoir autant de possibilités, autant de marges de manœuvre… »374.

Un autre technicien de l’EPR, chef du service foncier à partir de 1982 abonde dans le même sens :

« c’était une période extraordinaire, extraordinaire, et l’image de la Région c’était quelque chose ! »375. Ce ressenti est d’ailleurs semble-t-il partagé par les élus de l’époque puisqu’aux dires de Pierre Mauroy l’EPR « un endroit où l’on pouvait faire tout ce que l’on voulait (…) c’était très agréable »376.

Bien qu’il faille se garder de toute reconstruction a posteriori du mythe de « l’âge d’or » régional, ces extraits d’entretiens témoignent donc d’un investissement institutionnel vécu sous le registre d’en engagement militant pour la cause régionale caractéristique style de leadership régional exercé par Gaston Defferre.

En conclusion de ce premier chapitre. Un nouveau terrain pour l’action régionale

L’action foncière régionale est donc issue au départ de la « régionalisation fonctionnelle » portée par les grands corps du Ministère de l’Equipement. Conçue et élaborée au service des grands projets d’aménagement étatiques, elle se déploie d’abord en région parisienne sous la forme centralisée de l’AFTRP avant de se décliner en province sous la forme des Etablissements Publics Fonciers en Lorraine et en Basse-Seine.

Mise à l’agenda en Provence-Côte d’Azur par les cadres réformateurs du Ministère de l’Equipement dans un contexte de croissance démographique et résidentielle inédite, la proposition d’un EPF en 1974 en Provence-Côte-d’Azur va se heurter à la volonté décentralisatrice de l’équipe de Gaston Defferre qui prend alors la tête de l’EPR. La régionalisation foncière cristallise ainsi la politisation de la réforme régionale en devenant un moyen de légitimation de la nouvelle institution régionale naissante.

Dans cette perspective, l’action foncière régionale constitue ainsi un angle d’analyse pertinent de l’émergence d’une capacité d’action régionale en Provence Côte d’Azur sous l’égide de son nouveau patron, Gaston Defferre. En effet, l’institution régionale constitue une opportunité politique pour celui-ci lui permettant, d’une part, de consolider et renouveler son leadership local, et d’autre part et surtout de prendre position au sein du champ politique national en faisant de l’institution régionale l’expérimentation d’une alternance politique à venir. Vitrine de l’émancipation du pouvoir régional,

374 Entretien J-P.G, 31/05/2012, p. 9.

375 Entretien J-L.U, 12/12/2011, p. 4.

376 Cité par Thibault Tellier in, Comité d’Histoire du Ministère de l’Ecologie, du Développement durable et de l’Energie,

« Les Etablissements Publics Régionaux », op.cit., p. 79.

l’action foncière s’affirme ainsi comme un terrain d’action privilégié pour une jeune génération de militants engagés dans la cause régionale.

La mise en place d’une politique foncière dont l’exécutif régional a la maîtrise questionne désormais sa mise en œuvre. Il s’agit dès lors d’analyser celle-ci en s’intéressant tant à son mode d’action qu’à ses bénéficiaires afin de pouvoir mieux appréhender dans quelle mesure elle constitue une ressource importante permettant de construire et de légitimer l’institution régionale en Provence Alpes-Côte d’Azur.

Chapitre 2

Une ressource pour construire l’institution régionale sur le « terrain » (1974-1986)

L’objectif de ce chapitre est d’approfondir les pratiques d’intermédiation de l’action foncière de l’Etablissement Public Régional (EPR) en retraçant le rôle particulier qu’elle joué dans la construction de l’institution régionale naissante auprès des acteurs locaux, élus et techniciens.

Dans cette perspective, l’action foncière de l’EPR est analysée comme la construction d’un espace de reclassement professionnel et de reconversions militantes de jeunes diplômés de l’enseignement supérieur issus de la vague critique de mai 68. Ces reconversions ont impliqué la mobilisation de ressources militantes et d’« autochtonie »377 permettant le développement d’une action foncière régionale au plus proche du « terrain ». Ce contact avec les acteurs locaux s’est bâti par le recours à un mode d’intermédiation spécifique au croisement de l’administration et du politique. Des relations de confiance avec des élus locaux fortement ancrés sur les territoires se sont ainsi nouées au fil du temps et sont se publicisées via un dispositif de commission itinérante mettant en scène la proximité de la Région (section 1).

L’action foncière contribue de la sorte à un échange politique entre élus locaux et militants institutionnels de la Région qui y puisent des ressources de promotion et de légitimation réciproque. Cette politique de guichet rural alimente une vaste clientèle d’élus locaux appartenant à une nouvelle génération qui parviennent avec plus ou moins de succès à s’ancrer localement et à renouveler les réseaux socialistes régionaux. Deux trajectoires territoriales, l’une dans le Haut-Var, l’autre dans le massif de Sainte-Victoire, permettent d’appréhender finement les effets de légitimation et de promotion de la politique foncière sur la construction de ces nouvelles élites locales au profil de « technotables » (section 2).

On peut ainsi mesurer la contribution importante de l’action foncière régionale au processus de notabilisation d’une vaste coalition de techniciens du développement local qui œuvrent en faveur de l’affirmation d’une capacité politique de l’institution régionale et de ses leaders. Ainsi au terme de ce parcours, on proposera une figure d’échange politique régional permettant de caractériser le style de leadership régional que dessine cette action foncière (section 3).

377 Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de «capital social populaire », Politix, 2003, vol.XVI, n°63, p. 133.

Outline

Documents relatifs