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Section 3. Une action foncière de type néo-clientélaire

3.1. Un style de leadership régional : l’échange politique néo-clientélaire

3.1.1. Un chaînage clientélaire multi-niveaux

Nous empruntons ici la grille d’analyse de Cesare Mattina. Rappelons que la régulation clientélaire désigne d’après lui « la capacité d’un leadership à façonner les équilibres politiques et la composition sociale entre les différents groupes et catégories socio-professionnelles à travers la redistribution des ressources par des réseaux et des canaux clientélaires »655. Dans quelle mesure cette analyse peut-elle s’appliquer à la politique régionale ? Là aussi, pour au moins trois raisons : la politique foncière s’appuie sur des relations clientélaires interpersonnelles ; elle entretient une clientèle politique d’élus locaux entendue comme structures informelles de lien entre les leaders régionaux et leurs soutiens locaux, enfin, il s’agit d’une politique de redistribution de la ressource foncière à des individus, des groupes et catégories socio-professionnelles de la société rurale.

a) L’action foncière et la personnalisation des relations

La relation personnalisée entre notables et élus locaux a été analysée par Frédéric Sawicki qui fait de la personnalisation des relations de pouvoir une des caractéristiques du soldanisme. Toutefois ce type de relations personnalisées n’est pas spécifique au PS et l’on peut identifier des relations clientélaires interpersonnelles entre les notables et leurs obligés élus ruraux dans l’ensemble du spectre partisan en PACA.

654 Fabien Desage, « Le Leadership politique local face à la multipolarité : entre prophétie et prophylaxie. La gestion du logement minier dans le Pas-de-Calais : une ressource politique décisive ? (1970-1996) », in Andy Smith et Claude Sorbets, Le Leadership politique et le territoire-Les cadres d’analyse en débat, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2003.

655 Cesare Mattina, « I. La Régulation clientélaire. Relations de clientèle et gouvernement urbain à Naples et à Marseille (1970-1980) », Annuaire des collectivités locales, t.25, 2005, p. 583.

Les nombreuses visites sur le terrain des techniciens et de l’animateur, les déplacements des commissions foncières itinérantes sont autant d’occasion d’entretenir une relation interpersonnelle avec les maires. Ainsi d’après J-P.G, Gaston Defferre lui-même « n’hésitait pas à se déplacer pour aller inaugurer une acquisition foncière, rencontrer les Maires, il participait à des Commissions Foncières, donc il se déplaçait »656. Comme on l’a souligné, ces visites sur place sont l’occasion de relations personnalisées avec les Maires qui les invitent à des rites ostentatoires de convivialité (déjeuner, apéritif) qui masque l’inégalité de ces relations657. Par ailleurs, les courriers conservés aux archives régionales contiennent nombre d’exemples d’échanges de lettres effectués par des notables en faveur de leurs affidés empruntant le registre de l’amitié. Citons à titre d’exemple, cette lettre de Jacques Peyrat, avocat, Député Front National des Alpes-Maritimes, en avril 1986, qui intervient le 17 juin 1986 auprès de son collègue Max Baeza, conseiller régional FN et Président de la Commission Foncière en faveur d’un de ses « amis », Maire de la commune des Ferres dans la vallée de l’Estéron :

« Un de mes amis, Monsieur Burlotto, Maire de la commune des Ferres, s’étant proposé d’acheter un terrain dans la montagne du Cheiron pour des raisons qu’il t’expliquera, aurait besoin de ton concours en ta qualité de Président de La Commission Foncière. C’est un vieil ami que j’estime beaucoup et je souhaite que tu puisses le recevoir et lui donner satisfaction dans la mesure de tes moyens, bien évidemment ».

Cette demande reçoit la réponse suivante de Max Baeza, Président de la Commission Foncière, dans un courrier daté du 2 juillet 1986 :

« Mon cher Jacques (…), je le recevrai avec plaisir et naturellement j’étudierai les problèmes de sa commune avec un préjugé favorable et sous l’angle de l’amitié ».

On retrouve ici, dans le cadre de ces transactions entre grands élus et maires ruraux, le registre de l’amitié paradoxale propre aux relations clientélaires analysées par Jean-Louis Briquet. Comme le souligne Jacques Lagroye : « une des propriétés majeures de la relation clientélaire est de dissimuler la dure réalité de l’échange inégal, du donnant-donnant dans lequel la patron conforte sa position, sous le voile enchanté de l’amitié, de la fidélité, du don et de la générosité du puissant »658. Toutefois, à l’instar de ce qu’observe Cesare Mattina à Marseille659, ce qui est important de noter également, c’est l’attitude de disponibilité et de réponse systématique des élus régionaux qui témoignent de leur souci d’entretenir une clientèle politique d’élus locaux afin de fidéliser des allégeances locales.

656 Entretien J-P.G, 31/05/2012, p. 11.

657 Voir sur ce sujet les travaux d’Yves Pourchet dans Yves Pourchet, Les Maitres de granit. Les notables de Lozère du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Olivier Orban, 1987, 419 pages.

658 Jacques Lagroye « Le leadership en questions Configurations et formes de domination », in Andy Smith et Claude Sorbets (dir), Le leadership et le territoire. Les cadres d’analyse en débat, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2003.

659 Cesare Mattina, « Mutations des ressources clientélaires et construction des notabilités politiques à Marseille (1970-1990) », in Politix, vol.XVII, n°67, 2004, p. 133.

b) La consolidation d’intermédiaires locaux

En effet deuxièmement, l’action foncière repose, on l’a vu, sur un travail d’animation sur le terrain, qui vise à satisfaire, entretenir voire susciter une demande d’intervention de la part d’une clientèle d’élus locaux entendue comme structures informelles de lien entre les leaders régionaux et leurs soutiens locaux.

L’organisation d’un relayage des clientèles locales passe par la construction d’interlocuteurs locaux par la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement puis enfin la mobilisation d’un « vaste réseau » de techniciens du développement local visant à entretenir et fidéliser la demande locale. L’on fait ici le parallèle avec la clientélisation des électeurs relevée par Cesare Mattina à Marseille lorsqu’il s’agit même de susciter la demande en allant « faire des touches », ou « allumer la mèche » aux dires des animateurs.

L’objectif n’est cependant pas ici de fidéliser des électeurs mais de s’assurer pour les conseillers régionaux multi-positionnés de la Commission Foncière d’une « clientèle » de soutiens locaux comme l’analyse Olivier Nay. Par ailleurs, comme le relève également Cesare Mattina, cette attitude de disponibilité vis-à-vis des demandes locales se double d’un discours valorisant la présence sur le terrain et la proximité : récit valorisant le rôle des élus locaux en accord avec les valeurs et pratiques du développement local et publicité dans les médias locaux des déplacements de la Commission Foncière.

c) La redistribution de la ressource foncière vers des clientèles locales

La distribution des ressources permet d’accroître le leadership régional du Président du Conseil Régional Gaston Defferre et du Président de la Commission foncière Emile Didier.

La distribution de ressources est un élément fondamental dans la construction du leadership660 et de la légitimation de la notabilité. La politique de redistribution de la ressource foncière est ici au centre de l’action foncière régionale. Cette politique de distribution de ressources constitue un puissant effet de levier pour le développement des projets municipaux dans les petites communes rurales, compte-tenu du taux très élevé de subventionnement allant parfois jusqu’à 90% du coût total de l’acquisition. Ce taux d’intervention très élevé se traduit par l’affectation d’une part non négligeable du budget régional allant jusqu’à 30% de celui-ci. Ainsi qu’on l’a relevé en 1984 dix ans après sa mise en place, 700 acquisitions avaient été menées sur 500 communes de la région pour un montant total de 300 millions de francs et une superficie globale de 15 000 ha661. Cette distribution de ressources foncières a donc un vrai pouvoir sur la capacité d’action des élus locaux dont elle démultiplie les possibilités d’intervention. Elle leur permet non seulement de réaliser des projets publics mais également, de manière indirecte, de redistribuer du foncier à leurs clientèles locales. Comme le montrent les exemples des communes du

660 Cette pratique est très ancienne et se retrouve dès l’antiquité romaine avec la pratique de l’évergétisme analysé par Paul Veyne. Paul Veyne, Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique,Paris, Le Seuil, 1976.

661 Bilan de la politique foncière, 1984, in Archives régionales.

Verdon, ou de la commune de Pourrières, la multiplicité des orientations de l’action foncière s’explique par la nécessité de pouvoir alimenter une clientèle variée : politique d’aide à l’installation de jeunes agriculteurs, politique d’acquisition d’espaces verts souvent affectés à des sociétés de chasse, politique de construction de logements sociaux pour une clientèle populaire, enfin plus largement politique à l’égard de la communauté villageoise avec la création d’équipements municipaux telles les salles polyvalentes.

L’attribution de cette ressource foncière fait, in fine, l’objet d’une redistribution discrétionnaire : si formellement ce sont les critères votés par le Conseil Régional qui déterminent l’attribution des crédits régionaux, en réalité c’est davantage dans le registre de l’informel que sont créés les critères de partage de la ressource foncière. Ainsi qu’on l’a souligné, cette attribution est le résultat de critères de partages négociés entre département qui déterminent de subtils équilibres dont les rapporteurs départementaux sont les garants. Comme nous l’ont indiqué nos interlocuteurs chaque département possède en quelque sorte un quota de subvention foncière. Les communications écrites réalisées à la fin de chaque année, faisant le bilan de la politique foncière, et parfois reprises dans la presse locale, portent aussi le témoignage de ces équilibres C’est ainsi qu’une liste des communes bénéficiaires par département est établie par le service foncier qui tient une comptabilité précise des opérations engagées :

« Moi (…) je surveillais (…) le nombre d’opérations alors ça c’est génial le nombre d’opération par communes donc on tenait aussi une comptabilité par commune parce qu’il y en avait ils t’en mettaient une couche et donc y avait des gros clients et donc on limitait dans la sélection quand même on essayait d’être équilibré au niveau du nombre de dossier il y avait des crédits alors c’était quasiment pendant le mandat on disait bon trois quatre alors on essayait d’en faire bénéficier tout le monde voilà »662.

Cette comptabilité de guichet vise ainsi à s’assurer du saupoudrage financier des acquisitions foncières avec un certain succès puisqu’en dix ans, sur les 963 communes de la région, 500 communes en ont bénéficié. Outre que le terme de « clients » employé par l’animateur à de multiples reprises traduit bien la logique de guichet clientélaire, l’analyse de ceux qu’il nomme les « gros clients » est intéressante. On remarque en effet que ce sont souvent des communes dont les maires sont Présidents du Conseil général663 : ainsi en va-t-il par exemple de la petite commune de montagne de Péone dans les Alpes-Maritimes dont le Maire, Charles Ginésy, était Président du Conseil général des Alpes-Alpes-Maritimes et qui a bénéficié à plusieurs reprises des subventions de la politique foncière.

Ces politiques de redistribution visent donc d’abord à renforcer les clientèles locales d’élus multi-positionnés. Elle sert ensuite à renforcer la position de notable des grands élus de la Commission Foncière et du Conseil régional grâce à une politique de saupoudrage des crédits productrice d’un large consensus clientélaire. On fait donc l’hypothèse que cette distribution de ressources a participé à la construction d’un leadership régional pour Gaston Defferre en élargissant sa surface clientélaire. En effet, à la suite de Frederick Bailey, Cesare Mattina rappelle que « le leader est celui qui gère et distribue des

662 Entretien J-L.U, 12/12/2011, p. 10.

663 Ce point est développé plus précisément dans le 3e chapitre.

ressources dans une certaine situation politique. Le pouvoir notabiliaire et sa reproduction sont donc étroitement liés à la capacité du notable de participer à un système d’échanges avec les lecteurs et les groupes qui le soutiennent »664. Comme dans le jeu de pouvoir à plusieurs étages, imaginé par Norbert Elias665, la régulation clientélaire régionale doit donc s’envisager comme un jeu à deux niveaux : si l’accès aux ressources régionales permet à ces joueurs multi-positionnés que sont les conseillers régionaux de l’EPR, de consolider leur position à l’étage inférieur ; la construction du leadership régional se fait à l’échelle supérieure par la constitution d’une clientèle notabiliaire d’élus ruraux, dessinant ainsi un chaînage de relations clientélaires comme l’a analysé Jean-François Médard :

« (…) S’il s’agit d'un échange entre inégaux : nous sommes en présence du rapport élémentaire de clientèle. Mais sur cette base peuvent s'édifier des structures plus complexes. Ainsi, un patron peut avoir plusieurs clients : c’est ce qu'on peut nommer la clientèle. Le nombre des clients variera, les liens seront plus ou moins étroits, mais le patron ne pourra être un véritable patron dans le sens plein du terme que pour un nombre limité d'individus. Son influence pourra s'étendre en fait bien au-delà dans la mesure où ses clients seront, à leur tour, des patrons d'autres clients qui auront eux-mêmes leurs clients. Ainsi des pyramides et des chaînes de clientèle peuvent se développer. Les super-patrons qui les contrôlent pourront former des alliances entre égaux avec d'autres patrons, et, nous nous trouverons en présence de cliques ou de factions. Dans ce dernier cas, la structure reste bilatérale, elle est toujours fondée sur des paires, mais elle n'est plus uniquement verticale, car les alliances entre égaux sont de nature horizontale. Nous nous trouvons alors en présence de réseaux »666.

La configuration régionale est donc caractérisée par un système d’interactions à plusieurs niveaux résultant, au niveau supérieur, de l’alliance de grands patrons départementaux et d’un super-patron régional et au niveau inférieur, de la juxtaposition de systèmes autonomes de réseaux clientélaires, dessinant une régulation clientélaire multi-niveaux fondée sur le cumul des mandats et alimentant in fine, un consensus généralisé fondé notamment sur le saupoudrage des crédits.

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