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Établir un dialogue avec un narrataire

III. Le mouvement narratif

1. Un mouvement circulaire

Nous venons de constater que le changement de narrateur donne différents aspects d’un même événement, que le temps change sans cesse dans l’œuvre, ainsi que le lieu. Les histoires se dirigent, dans un mouvement temporel, non seulement vers l’avenir mais aussi et surtout vers le passé. Il est impossible de ne lire l’œuvre de Tunström que de manière linéaire, car souvent un passage reflète et/ou explique un autre passage et nous avons l’impression que tout se passe en même temps.

Nous observons également un mouvement circulaire dans l’œuvre. Tout d’abord, la construction est circulaire car, souvent, le roman commence par la fin, ou quelque part au milieu de l’histoire. Le deuxième chapitre nous ramène parfois à des événements déjà terminés selon la chronologie normale. Dans le début des Saints géographes, nous trouvons Jacob à Alexandrie. Le deuxième chapitre évoque un temps où Jacob n’était même pas né. L’histoire décrit un mouvement circulaire dans la mesure où nous trouvons la fin de l’histoire au début du roman. L’Oratorio de Noël en est un autre exemple. Le premier chapitre parle de Victor de retour à Sunne et dans le deuxième, son père est encore un enfant.

De même, nous retrouvons souvent, à la fin du livre, un événement, un air ou une phrase prononcés au début. Dans L’Oratorio de Noël, il s’agit bien évidemment de “l’Oratorio de Noël” de Bach. Solveig le chantait juste avant de mourir au début de l’histoire et lorsque l’histoire se termine, c’est-à-dire au début du livre, Victor revient pour enfin jouer “l’Oratorio” dans l’église. A la fin du livre (qui n’est donc pas la fin de l’histoire), Torin et Merveilleuse Birgitta écoutent cette même musique dans la forêt. Dans Le Buveur de lune, Tunström laisse également un morceau de musique créer le mouvement circulaire. Il s’agit de “La jeune fille et la mort”, qui revient régulièrement dans l’histoire. A la fin du livre, Pétur lit une lettre, adressée à son père de la part de Mordechaï Katzenstein. Ils ne se sont pas vus depuis très longtemps et Katzenstein, qui est devenu vieux lui aussi, n’arrive plus à faire de la musique. Il raconte, dans la lettre,

qu’un jour il est tombé sur un groupe jouant “La jeune fille et la mort” : les quatre musiciens leur ressemblaient, à lui-même, à Halldór et aux autres, qui, autrefois, avaient l’habitude de jouer ensemble. Ainsi, le cercle se referme. L’histoire ne peut se terminer que lorsque l’air est retrouvé. Nous retrouvons aussi ce mouvement circulaire dans le contenu de l’histoire elle-même. L’amour de la vie de Pétur est bien la petite fille sur laquelle il a lancé des poissons au début de l’histoire. Juliette est le début et la fin mais aussi l’avenir, puisqu’elle porte à la fin du livre un enfant dans son ventre. Enfin, un troisième fait contribue à créer un mouvement circulaire : lorsque Pétur, petit, voulait parler avec son père de l’amour, mais n’y arrivait pas, il lui disait seulement : « Demande encore ! »1 Juste avant de mourir, le père reprend cette même phrase, qui seront ses derniers mots : « Demande plus ! »2

Le cercle ne se ferme pas toujours de manière si évidente et si élaborée. La Boule de

pissenlit, par exemple, commence avec la relation entre Bastiano et Selia. Ensuite Selia

tombe malade et disparaît de l’histoire. A la fin de l’histoire (et du récit), Bastiano détruit le manuscrit de son frère et le livre se termine dans le jardin de Selia, où les deux frères s’écroulent. Ainsi Bastiano commence et finit son histoire auprès de cette fille, même si, entre temps, elle est souvent absente de celle-ci.3

Cette structure temporelle circulaire semble inspirée de la conception du temps d’Eliade.4

Lorsque, par exemple, Jacob, dans Les Saints géographes, recrée son passé, il passe d’un temps à un autre, comme l’homme religieux dans Le Sacré et le profane. Entrer dans un temps sacré signifie, selon Eliade, quitter la durée temporelle ordinaire. Lorsqu’un homme participe à une fête religieuse, qui réactualise un événement sacré du passé mythique, il réintègre le temps réactualisé par la fête. Ce temps sacré n’est pas irréversible et il ne peut pas changer ou s’épuiser :

L’homme religieux vit ainsi dans deux espèces de Temps, dont la plus importante, le Temps sacré, se présente sous l’aspect paradoxal d’un Temps circulaire, réversible et récupérable, sorte d’éternel présent mythique que l’on réintègre périodiquement par le truchement des rites. Ce comportement à l’égard du Temps suffit à distinguer l’homme religieux de l’homme

1 Le Buveur de lune, p. 73.

2 Ibid., p. 298. Le mot plus a ici le sens de davantage. Dans la version suédoise, nous lisons : « Fråga mer ! » et « Fråga mera ! » Skimmer, Stockholm, Bonniers, 1998, p. 60 ; 238.

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religieux : le premier se refuse de vivre uniquement dans ce qu’en termes modernes on appelle le ‘présent historique’ ; il s’efforce de rejoindre un Temps sacré qui, à certains égards, peut être homologué à l’Éternité’.1

Précisons que l’aspect proprement religieux prend moins d’importance chez Tunström, mais qu’il utilise en effet ce temps circulaire et éternel dans la structure de ses romans. Le passé réactualisé grâce au rite de la création n’est pas le passé religieux, mais le passé sacré et mythique du narrateur. Comme l’homme religieux d’Eliade, le narrateur tunströmien peut sortir du temps ordinaire et rendre le passé présent. L’existence n’a pas seulement un début et une fin, car certains moments sont éternels. Le narrateur est capable d’intégrer le temps qu’il réactualise dans sa reconstruction du passé, ce qui rend le mouvement du récit circulaire.

L’œuvre de Tunström est aussi circulaire dans la mesure où le lecteur doit trouver un centre dans l’histoire. Ce centre est souvent, mais pas toujours, le narrateur. C’est autour de ce personnage central que les événements et les relations vont se créer, dans des mouvements circulaires qui partent de lui, formant une sorte de spirale. Certains cercles se trouvent loin du centre mais ont quand même un lien avec celui-ci, à travers d’autres cercles. Ce mouvement circulaire se dirige vers l’extérieur puis revient vers le centre. Cet axe peut être le narrateur comme dans La Boule de pissenlit, mais aussi un autre personnage important, comme Sidner dans L’Oratorio de Noël. Celui-ci forme, en effet, le centre de l’histoire, plus que Victor, le narrateur. Dans certains cas, deux personnages constituent le point central, comme par exemple Johan et Sara dans Le Cas des

framboises. Bien que ce soit Johan qui raconte l’histoire, Sara fait partie intégrante de ce

centre. Grâce à ces mouvements circulaires autour d’un centre, une multitude de personnages et leurs histoires respectives peuvent entrer dans l’histoire fondamentale du roman.