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Dans la nouvelle Arielle, ce n’est pas seulement la société qui empêche la liberté de la fille, mais aussi son propre père, bien qu’on puisse dire qu’il suit et même qu’il représente la norme de la société. La famille constitue en effet, dans l’œuvre de Tunström, le deuxième grand obstacle à l’épanouissement de l’individu. Philip, le père, vit dans la réalité, Arielle et Anna dans l’imaginaire. Il ne peut comprendre leur monde ni faire partie de leur communauté. Non seulement il ne supporte pas que sa fille soit différente, mais il est également jaloux de leur relation et c’est pourquoi il coupe les ailes d’Arielle une nuit quand elle dort et les fait disparaître dans les toilettes. Les ailes sont désormais irrécupérables. Cette nuit là, c’est l’enfance d’Arielle qui disparaît, ainsi que ses rêves et sa liberté, puisque son père l’oblige à devenir normale. Selon Freud, la culture cherche à lier des hommes à des entités plus larges que la famille.1 Cependant, celle-ci n’accepte pas facilement de laisser partir l’individu, surtout si les liens entre les

1

Ibid., p. 86.

2

membres de la famille sont très proches, auquel cas ils ont tendance à s’isoler des autres. Ainsi, parfois, la société aide les jeunes gens à se libérer de la famille. Dans les romans de Tunström l’espace individuel occupe une place importante, comme nous pouvons par exemple le voir dans Le Voleur de Bible. Johan a grandi parmi tous ses cousins, une collectivité qui laisse peu de place pour l’individu. Il en arrive à devoir se battre pour son droit à être un je, un individu, et il trouve son espace à lui dans la bibliothèque de Héron. L’adolescence est une période importante dans l’individualisation de la personne. Plusieurs des personnages de Tunström connaissent des problèmes à ce moment crucial pour leur développement personnel et leur identité ultérieure en souffre, comme c’est le cas de Sidner à cause de la mort de sa mère. Comme le souligne B. Munkhammar, « c’est avec notre premier mensonge que nous sommes nés comme des individus indépendants ».2 La Boule de pissenlit est l’histoire d’un jeune homme qui grandit et qui devient un homme en se libérant de sa mère, libération au sein de laquelle le mensonge joue un rôle important :

Le fait de mentir est un moyen de se défendre, de se procurer une zone de liberté nécessaire autour du moi qui sinon serait écrasé à cause de sa petite taille et son infériorité.3

La libération vis-à-vis des parents est souvent un échec chez Tunström. Dans Les Saints

géographes, Harald n’a pas su se libérer de ceux-ci, tandis que Hans-Cristian, son frère

y est parvenu. Celui-ci veut, en conséquence, l’aider, le sauver de l’emprise des parents. Il se pose la question suivante : « Aurai-je la force de déterrer les racines qui l’attachent à nos parents, sans qu’il soit cruellement blessé ? »4

Harald a trente ans et, à cet âge-là, la libération est plus difficile, presque impossible : il risque d’être emprisonné pour toujours. Ce qui a été détruit chez lui, c’est la capacité d’entrer en relation avec les autres. Il s’isole, il déteste et méprise les autres. Dans le cas de Daniel Törnfelt, ce problème est encore plus évident. « Il demeurait le célibataire tenant la porte menant à la vie d’adulte, mais restant sur le seuil pour pouvoir entendre les remontrances et les

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Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture, p. 46.

2 « det är med vår första osanning som vi föds som självständiga individer » Birgit MUNKHAMMAR, “Romanen om Rita Karin” (“Le roman sur Rita Karin), Röster om Göran Tunström, Stockholm, ABF, 1994, p. 8. L’idée vient de Ronald Laing, Det kluvna jaget, (1960) 1968.

3

« Ljugandet är ett sätt att värja sig, att skaffa sig en behövlig frihetszon omkring ett jag som annars skulle krossas av sin litenhet och underlägsenhet. » ibid., p. 10.

inquiétudes de sa pingre de mère. »1 Cette dernière est excessivement possessive et refuse de laisser son fils à quelqu’un d’autre. Après la mort de sa mère, Daniel vit seul et il meurt, toujours seul, des années plus tard. Göran, du Gamin du pasteur, se fâche avec sa mère car elle désapprouve son voyage de libération. Elle essaie de le retenir en disant qu’elle va s’inquiéter. A vrai dire, elle n’a personne d’autre que ses enfants mais Göran veut qu’elle ait, au contraire, une vie à elle. Il veut qu’elle l’aime un peu moins afin de se sentir lui-même moins opprimé par cet amour. Ce qui l’aide à quitter le foyer, c’est Malin, la fille différente qu’il a rencontrée. Devant elle, Göran a honte de sa famille, ce qui le pousse à couper les liens. En revanche, son ami Lars ne réussit jamais à se libérer de ses parents, c’est pourquoi Göran l’appelle « un fils téléguidé ».2

S’éloigner des parents pour se libérer d’eux est essentiel pour trouver son identité, comme Jésus le constate lui aussi :

Pour la première fois de ma vie j’étais seul, loin de la force d’attraction de mes parents et de leur influence. Ici, je pourrais apprendre qui j’étais.3

Si les parents refusent de lâcher prise, le personnage souffre ou est obligé de se libérer violemment. Dans Le Livre d’or des gens de Sunne, la mère possessive et jalouse empêche Harald de se créer sa propre vie, car elle n’a pas la force de supporter sa libération. Elle essaie de le garder en lui donnant mauvaise conscience et en lui enlevant la confiance qu’il a en lui-même. Harald a finalement envie de la tuer car, pour lui, c’est le seul moyen qui lui reste de se libérer. Pour Pétur, dans Le Buveur de lune, l’émancipation vis-à-vis de son père est également violente. Il doit se libérer des histoires de son père : il interrompt, à cette fin, tout contact avec lui et part ensuite très loin. Cela ne suffit pourtant pas. L’influence du père continue, même à Paris, d’abord à travers les lettres qu’ils échangent et, ensuite, quand il cesse de les lire, à travers ses

1

Ibid., p. 141.

2 « en fjärrstyrd son » Prästungen, p. 239.

rêves. Son père, qui est la personne la plus chère pour Pétur, devient parfois l’objet de sa haine. Il montre déjà au baptême de son fils qu’il n’accepte pas la liberté de celui-ci. Il ne veut pas qu’il soit baptisé, car ils ne seront plus « au même endroit ».1

Ce n’est que le jour où il rencontre l’amour que Pétur réussit à construire son propre monde et qu’il se libère enfin de son père. La relation amoureuse peut cependant aussi constituer un obstacle, comme le montre nettement Les Filles de Dieu. Hans-Cristian aimerait que Paula sorte pour rencontrer des gens parce qu’il sait qu’elle en a besoin. Cependant, il ne peut se résigner à la laisser le faire par peur qu’elle tombe amoureuse de quelqu’un d’autre. A cause de sa jalousie, il préfère la garder prisonnière et malheureuse que de l’aider à se libérer et à se sentir mieux.

Couper les liens familiaux est donc important pour devenir un individu, pour se libérer du déterminisme et commencer une vie authentique. Les parents représentent le passé, qui empêche les personnages de vivre leur propre vie. Jacob des Saints

géographes fuit Sunne pour se libérer de son passé et de l’emprise de son père qui,

pourtant, est décédé. Mais en réalité, il ne fait que ce que le cercle géographique a décidé et il se trouve tout de même dans « une pièce close » sans possibilité de prendre sa vie en main.2 Comme nous l’avons constaté dans la partie précédente, le passé joue toujours un rôle essentiel dans les romans de Tunström. Les personnages suivent un schéma familial, mais certains, comme par exemple Johan du Voleur de Bible, comprennent finalement qu’il faut vivre sa propre vie au lieu de vivre pour quelqu’un d’autre. Comme le souligne H. Brandberg, qui a analysé l’opposition entre la liberté et le déterminisme, le but de Victor, dans L’Oratorio de Noël, est de se libérer de ses mythes et de choisir sa propre vie.3 Aron se suicide parce qu’il ne peut pas se libérer du passé et n’arrive donc pas à arrêter le déterminisme. Frappé par l’angoisse, parce que le monde lui semble souvent aléatoire, Sidner hésite longtemps entre fuir ses responsabilités face à la vie et les accepter, entre l’essence et l’existence. Certes, il hérite de l’amour d’Aron pour Tessa, mais il se libère tout de même de ce déterminisme et crée sa propre vie avec elle. En agissant par ses propres moyens et sa propre volonté, il trouve enfin la liberté. Selon H. Brandberg, L’Oratorio de Noël illustre « le chemin de

1 Le Buveur de lune, p. 48.

2 Les Saints géographes, p. 236.

l’homme vers l’indépendance et la découverte d’une attitude possible envers la vie ».1

Il s’agit donc pour les personnages de trouver le courage de vivre de façon indépendante, mais la plupart de ceux-ci n’y arrivent pas, car le passé et les liens familiaux sont trop forts.