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Analyse thématique de la quête

I. La quête d’une langue vivante

3. La pauvreté linguistique

L’acquisition d’une langue vivante n’est donc pas évidente. Tunström écrit dans Au

Fil du temps que « la langue qui s’élève au dessus de nos bruits de grognements et

éventuellement de ronron, n’est pas seulement difficile, mais pour beaucoup de gens impossible à atteindre » et il explique que cette langue « est le privilège d’une classe verbale supérieure ».1 La pauvreté linguistique vient, selon Tunström, d’un manque d’énergie, de stimulant et d’amour.

En ce qui concerne l’usage de la langue, il y a des différences frappantes entre les personnages. Nombreux sont ceux qui ne maîtrisent pas les mots, ce qui signifie que les mots travaillent contre eux, mais ils cherchent une communication qui fonctionne et il semble qu’une mauvaise communication, qui s’améliore parce que la personne se bat pour cela, a au moins autant de signification qu’une communication évidente, qui fonctionne dès le départ. Dans Le Voleur de Bible, la famille Lök se trouve à la tête de “la classe verbale inférieure” dans la société. Dans leur milieu, les questions ne se posent pas, car ces personnes ne veulent rien savoir. Cordelia a appris une langue un peu plus élevée pour son travail de vendeuse, mais normalement elle n’utilise que des gros mots. Arvid, celui des fils qui ressemble le plus à son père, a une langue extrêmement pauvre, les phrases qu’il construit sont incomplètes. Pour lui, les mots sont un luxe inutile, qui ne fait que le fatiguer. A cause de circonstances malheureuses, Ida

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« det språk som höjer sig över våra morr- och eventuella spinnljud inte bara är svåråtkomligt utan för många omöjligt att nå » ; « är ett privilegium för en verbal överklass » Under tiden, p. 127.

atterrit dans ce milieu. Elle a, à l’origine, une autre langue et elle essaie d’élever le niveau de la langue de Fredrik en lui donnant de bons exemples, mais elle échoue. A la place, c’est elle qui perd de plus en plus sa langue, même si elle s’efforce de l’éviter en lisant le résumé du journal de son père, qui ne contient que de bonnes nouvelles et une belle langue. Le frère de Fredrik, Frans, tente en revanche de parler à Ida dans sa langue à elle, en utilisant une langue de vendeur de voitures qu’il a apprise. Il n’impressionne pourtant pas Ida, parce qu’elle ne se reconnaît pas dans cette langue artificielle. Par contre, elle retrouve sa propre langue en compagnie de Dahlén et pour la première fois depuis longtemps, elle prend du plaisir à la conversation :

C’était la première fois pour moi, et c’était comme si nos mots en quelque sorte s’accrochaient les uns aux autres, s’avançaient en se tortillant. Je ne sais comment dire. Alors qu’autrement nous ne faisions que hacher les phrases en petits morceaux, que crier, que tuer ce qui aurait pu devenir de vraies conversations. Nos mots coulaient.1

Son surnom, « La Réminiscence », Dahlén l’a reçu de Fredrik et des autres alcooliques qui ont l’habitude de boire dans le parc. Il n’est pas un des leurs, comme le montre la langue qu’il utilise, qui mobilise des mots difficiles, comme réminiscence. Les autres ne comprennent pas ce mot et ne veulent pas le comprendre non plus, car il représente un autre monde, qui est trop éloigné du leur. L’état supérieur de l’existence verbale n’est pas seulement caractérisé par la communication, mais aussi par son contraire, le silence, qui peut être positif. Dans le monde tunströmien, la communication n’est pas le contraire du silence, puisque ce dernier peut aussi être un moyen de communiquer. Johan constate, après la mort de Fredrik, que ses cousins les plus jeunes grandiront dans un meilleur milieu : « Dans leur vie il y aurait de la place pour le silence et la réflexion. »2 L’enfance de Johan manquait de communication, mais aussi de silence. Comme D. Ottesen le souligne, son but est de maîtriser son existence, en devenant « le maître du mot écrit ».3 La langue est pour lui un outil de pouvoir qui lui donnera la capacité de sauver Hedvig. Johan évolue intellectuellement en même temps que Hedvig

1 Le Voleur de Bible, p. 525-526.

2 Ibid., p. 709.

perd sa langue. Malheureusement ce sont les mots qui prennent le dessus et Johan est bientôt dominé par eux. Il la trahit, et ainsi il se trahit aussi lui-même. Il étudie une langue morte, ce qui symbolise bien le fait que sa propre langue à lui meurt aussi. Sa langue et celle de Hedvig finissent par être complètement séparées et Johan a échoué dans le plus important : faire partie d’une communauté, c’est-à-dire avoir des relations avec d’autres personnes. Il réussit pourtant à la fin de l’histoire à rendre les mots vivants dans sa correspondance avec son fils et il y a là un espoir pour l’avenir.

Les mots disparaissent parfois pour différentes raisons. Dans L’Oratorio de Noël, c’était Solveig qui avait ouvert la porte des mots pour Aron :

Il l’avait vue forcer les choses une par une, les rendre riches, étincelantes de significations. Il s’était installé dans le monde des mots.1

Après sa mort, Aron retombe dans le silence. Perdre la langue signifie perdre une grande partie de soi-même ; ne plus être entier. Pour Jésus, de La Parole du désert, ne pas utiliser sa langue « faisait partie de l’exil : ne pas pouvoir utiliser toute sa personne ».2 Un homme qui est incapable d’employer sa langue, emprisonne ses pensées : « Mes pensées étaient en cage. »3 Jésus souffre de ce manque de communication et ressent « une soif terrible » de mots.4

Plusieurs personnages de Tunström perdent les mots à la suite d’une expérience difficile, puisque la capacité de parler est fortement liée à l’état d’esprit de la personne, comme Henrik après le suicide de son père. Son père avait été toute son existence et sans celui-ci, il n’y a plus de mots :

Pour moi, il ne restait plus de mots. Mon père avait été à la hauteur de tous et ce que j’ai eu était flétri, usé…5

Henrik doit trouver sa propre existence avec des mots à lui, mais cela demande du temps, car dans sa famille d’accueil, le silence continue. Les nouvelles personnes qui 1 L’Oratorio de Noël, p. 182. 2 La Parole du désert, p. 117. 3 Ibid., p. 117. 4 Ibid., p. 117.

5 « För mig återstod inga ord. Min far hade levt upp till dem alla, och vad jag fick var vissnat, förbrukat... » Karantän, p. 9.

l’entourent ne peuvent pas lui donner des mots, car ils n’en ont pas. Dans Le Livre d’or

des gens de Sunne, c’est Harald qui perd la capacité de parler pendant sa fuite loin de sa

mère et son désir de la tuer. En Pologne, son mutisme lui procure une sorte de sécurité ; un temps de repos. Au lieu de parler, il dessine sa part de la conversation avec le vieillard. Il reste chez lui un désir profond de communiquer même quand il n’a pas les mots qu’il faut. Il a, en fait, peur de retrouver la capacité de parler parce qu’il ne connaît pas la langue du pays et ne pourrait donc pas s’exprimer même s’il le voulait. Le jour où il retrouve la parole, il sait qu’il est temps de retourner chez lui. Dans Le Buveur de

lune, Halldór accueille une nuit une femme. Le lendemain, il explique à son fils qu’il

s’agissait d’une femme compliquée, qu’elle cherchait de l’aide, car elle avait perdu sa langue.

Un jour, elle avait parlé avec facilité, m’a-t-elle dit, mais ensuite les adjectifs étaient morts, comme atteints par une sorte de virus, puis les pronoms personnels. Une tempête amoureuse avait emporté les points d’exclamation et d’interrogation. Maintenant, il ne lui restait plus qu’un substantif ou un autre, et un verbe frileux par-ci par-là, et ce n’était pas simple.1

Le père n’a pas d’aide à donner, car ses mots, trop durs, « faisaient comme une averse de grêle sur son cuir chevelu, la langue dans laquelle elle parlait en tremblait. »2 Halldór a lui-même des problèmes de langue à l’hôpital pendant sa crise. Il écrit dans une lettre que personne ne comprend sa langue, pas même lui. « C’est si mortellement fatigant de ne pas pouvoir pénétrer dans une langue dans laquelle un sens est tapi. »3 Il arrive que les mots disparaissent avec l’âge et Halldór doit à la fin se battre pour écrire les mots.

Existe-t-il une autre rive du langage, où les mots sont des anges légers, sur lesquels on peut souffler pour qu’ils virevoltent, changent de formes et de couleurs, non, pas ici entre l’infarctus et la mort.4

L’homme est successivement privé de ses mots à mesure qu’il s’approche de la mort, tout comme il les découvre dans l’enfance. Tunström écrit dans Au Fil du temps que lorsqu’il a eu un accident et que son âme s’est détachée, il était « en dehors de la Fin des 1 Le Buveur de lune, p. 68. 2 Ibid., p. 68. 3 Ibid., p. 243. 4 Ibid., p. 228.

mots »1 La vie est langue et dans la mort celle-ci disparaît. La mort est aussi une force qui peut interrompre une communication qui fonctionne. Dans Le Gamin du pasteur, Göran raconte que la conversation qu’il avait avec son père a été coupée par le décès de celui-ci. : « J’avais douze ans et pendant dix ans je ferais des allées et venues en trottant, sans trouver un seul adulte avec qui continuer la conversation interrompue. »2 Après la mort du père, Göran n’arrive pas à parler de sa tristesse avec sa mère. Elle non plus, n’y arrive pas, mais le garçon pense que c’est lui qui doit aider sa mère parce que son père lui avait demandé de s’occuper de la famille. Comme il n’y arrive pas, il se referme et exclut sa mère de son existence. Göran aurait voulu que quelqu’un lui pose des questions après la mort de son père : « Car si l’on doit répondre, il faut réfléchir et utiliser la langue, et si l’on utilise la langue un nombre suffisant de fois, si l’on peut entendre les sons qu’elle produit, alors on peut dire : Maintenant cela fait si longtemps que j’en parle, maintenant cela suffit. »3

Il a besoin de parler de son chagrin, mais personne n’est là pour l’écouter et la tristesse ne peut donc pas diminuer. Lorsque Göran rencontre l’écrivain Tage Aurell (1895-1976) et que celui-ci répond à ses questions, le dialogue reprend avec lui. Cet homme a, à ce moment-là, le même âge que son père aurait eu s’il avait toujours été vivant, et il devient une sorte de figure paternelle de remplacement, ce qui montre la force du lien entre la parole et la figure du père.

La fin d’une relation signifie souvent que les mots disparaissent, même si les personnages restent vivants. Puisque la langue doit être partagée dans la relation, les mots deviennent impossibles si les sentiments disparaissent. La communication est interrompue. Dans Merci pour Kowalowski, le personnage principal apprend que sa femme a l’intention de le quitter.4

Soudain, il n’y a plus de mots entre eux : « Elle était assise là, en face de moi, et mit un verrou aux mots qui autrefois avaient composé notre réserve commune. »5

1

« utanför språks Ände » Under tiden, p. 16.

2 « Tolv år var jag och i tio år skulle jag trava fram och tillbaka utan att hitta en enda vuxen som ville fortsätta det avbrutna samtalet. » Prästungen, p. 103.

3 « För om man får svara, då måste man tänka efter och använda språket, och om man använder språket tillräckligt många gånger, om man får höra hur det låter, då kan man säga: Nu har jag pratat om det där så länge, så nu får det vara nog. » Prästungen, p. 140.

4 De Planète en planète, p. 805-832.

A. Varga constate que le mouvement dans L’Oratorio de Noël va de l’acquisition de la langue jusqu’à la perte de la langue.1

Nous l’observons surtout dans la descente dans la folie, qui se reflète bien dans la maîtrise de la langue des personnages. Dans sa folie, Aron parle toujours correctement, au plan de la grammaire, mais il n’utilise plus les mots qu’il faut. Le fou que Sidner rencontre à l’asile parle sans aucune cohérence. Dans le cas de Tessa, la perte de la langue est un processus selon lequel elle entre à l’intérieur d’elle-même, tandis que la langue reste à l’extérieur. Elle entend les mots, mais elle ne les comprend plus, car ils ont perdu tout leur sens. Sans la langue, elle ne peut plus comprendre le monde qui l’entoure. Comme A. Varga le souligne, cette décomposition de la langue chez Tessa, Tunström la montre à l’aide du monologue intérieur :

Et que

Elle se lève, il n’y a personne dans la ferme, la maison est sombre et le ciel est parti et a quitté l’obscurité, elle marche le long des moutons, une clochette ici, une autre là, trébuche dans les trous de lapins, reste étendue, il ne fait pas froid

JE VAIS TE

dans les toisons des moutons il y a de la chaleur pour ses doigts sang pose sa joue contre mouton après mouton rampe entre eux presse joue et poitrine et sent le sang couler ça fait des taches sur chacun d’eux elle le sait le sent2

Le chaos de ses pensées apparaît concrètement dans le texte, par l’absence de ponctuation. Sidner suit, selon A. Varga, un mouvement semblable. Au début de son journal intime, la langue est correcte et soignée, mais ensuite elle devient incorrecte et incohérente. Finalement, il ne reste que le silence. Il y a une interruption dans le journal entre le 2 octobre et le 3 janvier. Pendant ces trois mois, Sidner a complètement perdu sa langue. Le 3 janvier, l’infirmier constate qu’il va mieux parce qu’il a « dit quelques mots isolés ».3 Dans L’Oratorio de Noël, ni Aron, ni le fou ne retrouvent jamais leurs langues, mais Tessa et Sidner le font. Nous pouvons suivre leur évolution dans le texte. Les phrases de Tessa, par exemple, redeviennent correctes et elle arrive à parler elle-même de sa guérison. Nous trouvons donc, ici, un mouvement (toujours sur l’axe vertical évoqué dans la partie précédente) de la langue à la perte de la langue, mais ensuite aussi un mouvement qui mène à nouveau vers la langue.

1 Anita VARGA, Såsom i en spegel, p. 78-82.

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