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Il va de soi que l’objectif principal du narrateur tunströmien est de raconter une histoire, mais ce n’est pas son seul but. En effet, son objectif est souvent de recréer le passé, car comme Jacob le dit dans Les Filles des dieux, « retourner dans le temps, c’est

1 Ibid., p. 215. John DONNE, Poetry and prose, London, Oxford University, 1957, p. 13.

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Voir aussi notre troisième partie, p. 241 et ss.

3 Bénédicte PILLOT, Traversée de l’Oratorio de Noël, p. 28.

essayer de comprendre ce qui arrive maintenant ».1 La narration l’aide à joindre le présent et le passé. L’Oratorio de Noël est raconté par Victor, le petit-fils de Solveig, qui n’a jamais connu cette dernière. Pourtant la vie de Victor commence avec la mort de Solveig. Son histoire débute, en conséquence, avant sa propre vie. C’est pourquoi il doit retrouver son passé afin de trouver son identité propre.

Dans Les Saints géographes, le but du narrateur Jacob est également de recréer le passé, pour être “entier”, comme il l’a appris à Alexandrie. Archididascalus lui dit : « Il faut pour ainsi dire réorganiser le passé en quelque chose de présent. »2 Après ce premier chapitre qui se passe à l’âge adulte du narrateur, celui-ci plonge, par conséquent, dans le passé. A partir de ce moment, le lecteur et l’histoire sont bloqués, avec le narrateur, dans le passé, mais le présent se déroule en même temps que le passé. Dans son histoire les événements se succèdent, mais soudain, le narrateur fige un instant en commentant un geste, une action ou une parole. « Il lui caresse maintenant, il y a trente ans, la joue gauche, lentement, lentement pendant que je voyage. »3 Jacob est adulte et voyage à travers le monde en quête de lui-même. En même temps, mais il y a trente ans, son père caresse sa mère. Il est là avec eux, même s’il n’est pas encore né. Le passé fait partie du présent, comme le présent fait partie du futur :

Ce qui s’est passé fut présent, est présent.4

Jacob se trouve dans son propre présent mais il n’y est que physiquement et il se trouve réellement dans le passé. « Mais je ne suis pas ici. Je repose dans le ventre de Paula, et Hans-Cristian me caresse la tête. »1

La situation est semblable pour Victor, car il était là au moment de la mort de Solveig bien qu’il n’ait pas encore été né. Ce passage est écrit au présent, tandis que le reste du livre est écrit au passé : sans doute parce qu’il ne s’arrête jamais ; il est éternellement présent.

La recréation du passé est nécessaire pour trouver une identité. Le livre Inventer un

siècle parle surtout du XVIIe siècle. Tunström admet, en effet, être fasciné par ce siècle parce que c’est le siècle de l’individu, celui où les artistes ont cherché leur je.

1 « att gå tillbaka i tiden är att försöka förstå det som sker just nu. » ibid., p. 190.

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Les Saints géographes, p. 22-23.

Rembrandt en est un exemple, qui a peint 73 autoportraits. Tunström s’intéressait aussi à John Donne, qui intervient, dans Le Livre d’Or des gens de Sunne, comme l’âme sœur de Cederblom. Le plus souvent, le narrateur tunströmien est, en effet, à la recherche d’un je, qu’il peut seulement trouver grâce à ses relations avec d’autres personnes, car comme Eva Johansson le souligne, la seule voix de Victor ne suffit pas pour raconter toute son histoire.2 C’est pourquoi d’autres voix et destins s’ajoutent et apportent des nuances à sa propre histoire. A. Tyrberg souligne également qu’une personne ne peut trouver sa propre identité qu’en relation avec une autre, à travers le regard de l’autre et que c’est en racontant son histoire que le narrateur veut créer son propre moi, car « notre connaissance de soi est produite par nos propres histoires qui dépendent des histoires des autres dans lesquelles nous jouons un rôle plus ou moins important ».3 Jacob voyage pour s’accomplir, dans le but d’être ensuite “trouvé” et “vu” par ses parents, car la narration est aussi la recréation d’une relation, selon les idées de Martin Buber. Le narrateur veut être vu par les personnages qu’il invente et ainsi réalisé comme personne. Une réflexion de Tyrberg dans Appel et responsabilité rend ce propos explicite :

A travers la narration, le narrateur veut être vu par ses propres personnages fictifs et par cela accompli. A travers l’invitation au dialogue par la narration, l’appel du narrateur est supposé trouver une réponse dans sa propre création.4

La recréation du passé permet ainsi de retrouver les liens coupés, les relations perdues. Selon A. Tyrberg, Le Gamin du pasteur montre que Göran a perdu son identité suite au décès de son père. A partir de ce moment, crucial dans la vie de l’écrivain, son narrateur essaie, livre après livre, de retrouver ce père et de continuer, avec lui, la conversation interrompue.5 Cette figure paternelle, le narrateur de Tunström la cherche même dans le royaume des morts, ce qui fait penser à Dante traversant l’Enfer pour trouver Béatrice ou à Orphée allant chercher Eurydice aux Enfers. Comme le souligne Tyrberg, le

1 Ibid., p. 75.

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Eva JOHANSSON, “Centrum sökes”, p. 363.

3 « vår självkännedom skapas av våra egna jagberättelser som är beroende av andras berättelser i vilka vi spelar en mer eller mindre central roll » Anders TYRBERG, Anrop och ansvar, p. 185.

4 « Genom berättandet vill berättaren bli sedd av sina egna fiktionsgestalter och därigenom förverkligad. Genom berättelsens inbjudan till dialog förväntas berättarens tilltal bli besvarat av sin egen skapelse. »

ibid., p. 161.

narrateur tunströmien est marqué par cette quête et les personnages, autour de lui, jouent souvent le rôle de guide.

Dans Les Saints Géographes, Paula et Hans-Cristian veulent, au début du livre, aller s’installer dans le presbytère, mais ils en sont empêchés : la grille est fermée, la maison occupée. Ils ont du mal à entrer dans ce qui symbolise l’ordre, dans ce qui est le but de l’histoire du narrateur. Le début de ce roman est à la fois celui de l’histoire et celui du narrateur. Celui-ci va ensuite recréer le monde, faire revivre le passé et ainsi accomplir ce qui ne s’est pas réalisé au plan de l’histoire elle-même. Il est donc à la fois le début de l’histoire et son but. Pourtant, Jacob échoue, comme il l’avoue à la fin du livre. En effet, il n’a pu trouver ni sa liberté, ni son identité. Tunström voulait en fait écrire un troisième roman pour faire de ce diptyque un triptyque, mais il ne l’a jamais fait.1

Cela explique peut-être pourquoi son narrateur n’est pas encore accompli et recréé.

Dans Le Voleur de Bible, le narrateur échoue également, car Johan s’enterre dans l’histoire, ce qui l’empêche de vivre dans le présent. Ce n’est pas seulement à cause de ses études sur une langue morte, mais aussi à cause de son propre passé. Son moteur pour avancer dans la vie est son désir de montrer à son beau-père qu’il a réussi. Il veut devenir quelqu’un d’important pour se venger. Cependant, cela ne mène à rien. Il ne restera qu’un voleur, puisqu’il vient d’une famille de voleurs : il ne réussira pas à se libérer de son passé. Il écrit donc ses confessions pour en terminer une bonne fois pour toutes avec cette partie de sa vie mais, en même temps, le roman ne montre aucun espoir pour lui, aucun avenir, ni même aucun présent, car il est bloqué dans le passé.

Victor, dans L’Oratorio de Noël, par contre, est l’exemple du narrateur qui réussit : il trouve sa propre identité et se libère ainsi du passé.