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Dans tous ses romans, Tunström décrit ce qui est différent et, par conséquent, entre en conflit avec ce qui est ordinaire. Son œuvre montre la présence d’une règle de normalité dans la société qui veut que tout ce qui se trouve en dehors de celle-ci soit des exceptions, des minorités. On peut définir le comportement ordinaire à l’aide de la notion de “loi de Jante”. Chez l’auteur, le représentant de l’ordinaire est souvent le Suédois typique qu’il définit dans Au Fil du temps comme le résultat de deux courants principaux : « celui de la religion, descendant, en train de disparaître et celui du mouvement ouvrier, ascendant ».1 Ce personnage est marqué par la loi de Jante, dictant que personne n’a le droit de se montrer meilleur que les autres, d’être quelqu’un. Cette attitude envers la vie doit son nom à la ville fictive de Jante, dans l’œuvre d’Aksel Sandemose (1899-1965).2 Lorsque Sandemose parle des habitants de cette petite ville norvégienne, qui, en réalité, n’existe pas sous ce nom, c’est en effet comme lorsque Tunström parle des habitants de Sunne dans ses romans.3 Les habitants de Jante « firent donc les frontières de Jante, et celui qui voulait passer outre était un traître à Jante. Et sur ces capacités immuables ils établirent leur morale. Celle-ci prit force de loi, et la loi dégénéra en religion. [...] Avec la loi de Jante les hommes tuent toutes leurs chances... »4 Dans le village de Jante, la plupart des hommes deviennent « des bêtes de somme, et ils veulent que les autres le soient aussi. Tu crois peut-être que tu es plus que nous ? »5 Dans cette ville, beaucoup de sujets de conversation étaient interdits aux habitants, et lorsque quelqu’un parlait il fallait le faire d’une voix hésitante, les yeux

1

« den nedåtgående, försvinnande religionens och den uppåtsträvande arbetarrörelsens » Under tiden, p. 103.

2 Voir par exemple son roman En flyktning krysser sit spor, Oslo, Aschehougs, (1933/1955) 1970.

3

Aksel, SANDEMOSE, Un fugitif revient sur ses pas, Germanica, 1, 1987, p. 209-217.

4 Ibid., p. 212-213.

baissés et accompagner ses paroles de mille précautions.1 Plusieurs des personnages de Tunström vivent selon les règles de la loi de Jante, car, pour être accepté, il faut qu’ils soient ordinaires, ce qui se définit comme suit : Premièrement, il faut se contenter de ce qu’on a et ne pas demander plus, comme Rita Karin dans La Boule de pissenlit qui, après avoir essayé d’y échapper, accepte son sort et commence à travailler à la Caisse Agricole. Deuxièmement, il faut suivre la norme, c’est-à-dire se comporter comme les autres. Pour cela, il faut tout d’abord être né au même endroit que les autres, sinon on a inévitablement un comportement différent. Dans Le Gamin du pasteur, Göran comprend que les gens ne sont pas pareils quand Lars offre deux couronnes à la place d’une en cadeau d’anniversaire à son camarade de classe. Lars réalise trop tard qu’il a transgressé la norme. Plus tard, il danse la rumba sans comprendre que ce n’est pas une danse qu’on a le droit de pratiquer à Sunne. Göran pense que cela n’a pas d’importance puisque son ami, un jour, va partir de toute façon, et qu’il n’a donc pas besoin d’être intégré. Comme Göran aimerait aussi partir, il danse avec Lars. Pour lui il s’agit d’une révolte, il transgresse consciemment la norme. Troisièmement, il faut être simple et discret, car il est considéré comme très mauvais de se distinguer, de déranger les autres ou de se mêler de leurs affaires. Quatrièmement, il ne faut pas avoir de sentiments forts et ni être heureux, ni se plaindre de son malheur. Une personne qui trouve le bonheur doit le cacher, puisqu’il y a toujours des malheureux dans son entourage. Solveig, dans

L’Oratorio de Noël, souriait et riait, mais c’était un comportement différent. « Les

paysans d’ici n’étaient pas des rieurs, le rire était une trahison. »2

Cinquièmement, il ne faut pas être meilleur, plus riche ou plus intelligent que les autres et si c’est tout de même le cas, il ne faut pas le montrer. Le maître d’école dans L’Oratorio de Noël apprend aux enfants qu’ils n’ont pas le droit de faire les importants et il punit Sidner parce que sa rédaction est différente et meilleure. Enfin, il faut être modeste et rester à sa place. Stellan s’occupe bien du magasin, mais il ne veut pas devenir propriétaire. Il sait que ce n’est pas pour lui et les habitants de Sunne le respectent pour sa simplicité. Les personnages qui acceptent la loi de Jante, vivent néanmoins selon un grand paradoxe :

Tous sont également grands, mais tous croient que les autres sont plus grands. [...] Il est devenu impossible pour un individu

de s’insurger – il met bien trop longtemps à découvrir qu’il a été dompté, si jamais il le découvre un jour. La plupart ne le font jamais.1

Georg comprend dans Les Filles des dieux qu’il a été trop ordinaire et il le regrette, parce qu’il sait que cela l’a empêché de faire ce qu’il aurait voulu. Il explique que l’aspect positif des gens fous, c’est qu’ils « prennent des raccourcis à travers les conventions ».2 Tunström est sans aucun doute critique vis-à-vis de cet aspect ordinaire de la société, car cela empêche l’épanouissement de la personnalité, mais il montre qu’il est néanmoins nécessaire comme contrepoids, car ce qui est différent prend un sens seulement en comparaison avec l’ordinaire.

En face de l’homme ordinaire se trouve donc l’homme différent. Les personnages principaux font généralement partie des différents, mais nous en trouvons aussi parmi les personnages secondaires, comme par exemple le roi du Canon, dans L’Oratorio de

Noël. La liberté est fondamentale dans la capacité d’être différent. Dans Le Livre d’or des gens de Sunne, c’est un personnage ordinaire, Stellan, qui parle de tous ces hommes

différents qui sont venus à Sunne. Lorsqu’il rencontre Ed, l’astronaute, celui-ci dit : « Alors comme ça, tu es resté ici ? »3 Le mot resté établit la distance entre eux et Stellan comprend qu’Ed le méprise parce qu’il est toujours là. Tunström / Stellan reprend la phrase, mais cette fois, ce mot porte une majuscule : « Comme ça, tu es Resté ? »4 La majuscule montre l’importance du mot et les complexes d’infériorité du narrateur. En réalité, Ed n’est peut-être pas si méprisant que Stellan le pense. Ce dernier est cependant très conscient de ce que représente la différence entre eux et il aurait probablement pu être moins ordinaire s’il avait cru davantage à ses propres capacités. Par contre, à propos de Bastiano, dans La Boule de pissenlit, il n’y a pas de doute. Il montre ouvertement son mépris envers les gens ordinaires et pense qu’ils ne vivent pas pleinement. Selon lui, c’est pour cette raison qu’ils ont peur de mourir. Lui-même et tous les gens différents peuvent mourir en paix, puisqu’ils savent qu’ils ont vécu leur vie et fait ce qu’ils

1

Aksel SANDEMOSE, Un fugitif revient sur ses pas, p. 214.

2 « de går genvägar rätt genom konventionerna » Guddöttrarna, p. 147.

3 Le Livre d’or des gens de Sunne, p. 138.

voulaient faire. Dans son cas, il s’agit de voyager, faire des rencontres, surtout avec des femmes, et fonder une famille. Dans la nouvelle Merci pour Kowalowski, il arrive quelque chose d’incroyable : un personnage ordinaire est pris pour quelqu’un d’autre, un individu qui est quelqu’un.1 L’idée qu’il aurait pu être quelqu’un fait naître en lui la curiosité et il change, devient différent. Il se donne d’autres images et trouve la liberté d’être la personne qu’il veut. Il va de soi que ce qui est ordinaire n’est ordinaire qu’aussi longtemps que la plupart s’y soumettent, tout comme ce qui est différent n’est différent que tant qu’il reste en conflit avec l’ordinaire :

Et s’ils deviennent par trop nombreux, ils ne sont plus des gens d’exception, alors c’est une autre situation politique qui s’instaure et nous n’y sommes pas encore.2

Définissons maintenant la différence dans l’univers tunströmien en distinguant les facteurs qui rendent un personnage différent. Un premier facteur est géographique. Un personnage qui n’est pas né et qui n’a pas grandi dans un certain lieu, reste pour toujours un étranger. Il a beau essayer de s’adapter, l’intégration ne se fait pas. Hans-Cristian explique :

Dans chaque village, il y a quelqu’un qui ‘n’est pas d’ici’. Chez nous, ils s’appelaient les Gustafsson, ils venaient de la ville et ça suffisait pour qu’on les dise différents.1

Dans Le Cas des framboises, ce problème est très apparent. Sur l’île où se passe l’action, les habitants sont divisés en deux groupes, “les marrons” et “les blancs” d’après les couleurs de leurs maisons. Les “blancs” sont les “indigènes” et les “marrons” sont les estivants, les visiteurs. Les “blancs” sont en voie de disparition, car ils finissent par partir. Parfois ils reviennent comme des estivants et deviennent ainsi “marrons”. Grand-mère est la seule qui n’est ni “blanche”, ni “marron”. Elle parle trop de ce qui se passe pour être intégrée parmi les “blancs” et pas suffisamment de ce qui ne se passe pas pour être acceptée parmi les “marrons”. La distance géographique n’est pas toujours très grande. Quand Göran, dans Le Gamin du pasteur, rencontre Lars pour la première fois, il trouve que celui-ci est différent et il comprend qu’il vient de l’autre bout de la ville. « Aussitôt arrivé de l’autre côté du pont, les gens étaient très

bizarres. »2 Ici il s’agit des différences entre les quartiers d’une ville. De l’autre côté du pont, il y a une autre sorte de gens, issus d’une autre classe sociale, avec d’autres habitudes. Les deux groupes ne se mélangent presque jamais et lorsque cela arrive, la rencontre est passionnante. Göran compare la situation avec un zoo, mais les enfants « ne savaient pas vraiment qui était à l’intérieur de la cage et qui était à l’extérieur. »3 Cette sorte de singularité peut également donner des réactions positives. Dans Le Voleur

de Bible, Dahlén et sa mère viennent de Stockholm et cela leur attire le respect. Il y a

aussi quelques cas où une personne venant d’ailleurs est intégrée immédiatement, comme Hans-Cristian, grâce à son rôle de pasteur. Une autre sorte d’étrangeté concrète est celle qui est due au fait qu’on a un aspect différent. Les exemples sont nombreux : Ida, dans Le Voleur de Bible, qui est grosse, son fils Johan, qui a une malformation, Le Zona, dans Les Saints géographes, qui est très grand, ou encore Torin, dans L’Oratorio

de Noël, qui est laid et a les cheveux roux. Une personne peut être différente grâce à un

métier rare, comme par exemple l’astronaute dans Le Livre d’or des gens de Sunne. Quand Stellan le rencontre, il est content de s’associer à un si grand événement, mais il pense en même temps que cet homme est un peu trop grand pour les gens ordinaires de la ville de Sunne. Il est attiré par ce qui est différent, mais il en a également peur. Il va de soi que nous trouvons, dans ce groupe, toutes les célébrités : les sportifs, les acteurs, les hommes politiques, etc., mais aussi les personnages qui ont un don artistique comme Maren dans Quarantaine ou Solveig dans L’Oratorio de Noël.

Souvent le fait d’être différent va de pair avec celui d’être doué, et la différence est aussi souvent une question de tempérament. Certains personnages semblent différents et le restent malgré ce qu’ils font et où qu’ils se trouvent. Ces personnages sont conscients de leur différence et en sont fiers. Ils ont le courage d’être ce qu’ils sont au fond et transgressent les normes sans peur des réactions. Tunström utilise le mot chercheurs pour ces personnes. Lorsque Bengtsson a rencontré Gunder Hägg, il écrit dans une lettre :

1 Les Saints géographes, p. 71.

2 « Så fort man kom på andra sidan bron blev folk väldigt knepiga. » Prästungen, p. 17.

Ce coureur est un homme très distingué et très cultivé, qui a reconnu devant moi être un Chercheur, un homme qui espérait arriver un jour au but !1

Les chercheurs sont des personnages qui sont en quête d’autre chose dans la vie et qui ne seront pas satisfaits avant de l’avoir trouvé. Le but est pourtant avant tout de chercher, non pas de trouver. Pour être capable de chercher, il faut d’abord trouver la liberté de le faire. Bastiano explique, dans La Boule de pissenlit, que certains désirent la liberté, d’autres non. C’est une question de volonté, non pas de possibilité (économique ou autre). Un homme l’a dans le sang ou il ne l’a pas, selon Bastiano. Dans Le Cas des

framboises, c’est surtout Monica qui symbolise la différence. Elle suit son chemin à

elle, mais elle ne semble pas l’avoir choisi consciemment. Il s’agit d’une puissance qu’elle a à l’intérieur d’elle- même.

Si ces derniers font tout pour se distinguer, d’autres expriment le besoin d’être acceptés, malgré leur différence. Dans Les Saints géographes, il y a le Zona, l’idiot du village, un homme qui mesure presque deux mètres et qui a le regard d’un garçon de onze ans. Il essaie de s’intégrer, mais la société ne voit en lui qu’un idiot. Dans Les Filles des dieux, il y a Lagergren qui est homosexuel. Il n’ose pas l’avouer, puisqu’il sait que ce ne sera pas accepté. Les gens se doutent quand même de la réalité, ils en rient et parlent de lui derrière son dos. Seuls les enfants, qui ne sont pas encore détruits par les paroles des adultes, le laissent tranquille. Mais la solitude le ronge, lui, ainsi que les autres exclus.