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Nous trouvons chez Tunström une critique sociale, par exemple dans la description des ouvriers et des cadres dans Le Gamin du pasteur. Göran rend visite à son grand-père dans le Dalsland. Dans son village, les gens travaillent soit à l’usine, soit dans le bureau de l’usine. Ces derniers sont des supérieurs, comme le montrent leurs chemises blanches. Les ouvriers sont aussi facilement reconnus par leurs visages ridés. La chemise blanche revient souvent comme symbole de la réussite. L’oncle Wilhelm en porte toujours une, même quand il travaille la terre, parce qu’il veut montrer aux autres qu’en réalité il vaut plus, qu’il aurait pu être quelqu’un d’autre, si seulement il avait eu l’occasion d’étudier. Tunström ne fait que laisser Göran, le narrateur, observer sans porter de jugement, mais la critique est tout de même évidente entre les lignes.1 Les personnes de bas niveau social n’ont pas les mêmes possibilités d’être différentes et elles sont encore plus enfermées. Le grand-père de Göran voulait être musicien, mais il

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pense qu’il n’en a pas le droit, vu son état de simple ouvrier. Les ouvriers sont leur propre ennemi, car l’oppression vient souvent d’eux-mêmes. Dans Le Voleur de Bible, la famille Lök en est un bon exemple. Fredrik et les autres n’ont aucune chance, à cause de leur milieu, pauvre dans tous les sens du terme, mais c’est surtout parce qu’ils ne désirent pas en sortir. Johan est le seul qui réussit, grâce aux études et à sa volonté de quitter ce milieu. La critique est visible aussi dans les descriptions révélatrices des scènes d’hôpital. Paula explique dans Les Filles des Dieux qu’elle n’a pas été traitée comme une personne vivante mais comme un objet, sur lequel les médecins faisaient des expériences peut-être dangereuses. Elle est convaincue que quelque chose a été abîmé dans son cerveau après le traitement par électrochocs. Hans-Cristian finit par admettre que c’était moins bien que ce qu’il pensait au départ. Sa confiance dans le service médical n’est plus aussi forte.

L’objectif critique de Tunström est cependant avant tout de démontrer l’étroitesse d’esprit des habitants de la ville.

D’ailleurs, je considère qu’il faut démolir La Ville entière.1

Avec cette allusion à Scipion et à Carthage, Tunström exprime, à travers Bastiano, ses sentiments par rapport à la ville de son enfance. Sunne, cette petite ville d’environ 5000 habitants, située non loin de la frontière norvégienne, ressemble à la ville natale de Sandemose, Nykøping Mors, à laquelle celui-ci a donné le nom de Jante. Cette dernière « était au début de XXe siècle une petite bourgade industrielle de 6000 habitants, avec une population ouvrière assez homogène. Il y existait une certaine vie associative. La tempérance et le socialisme y étaient les grandes questions dont l’on débattait. Traditionnellement on y distinguait les ouvriers et les ‘gens bien’. »2

Tout comme Un

Fugitif revient sur ses pas est un grand règlement de comptes avec Nykøping Mors,

l’œuvre de Tunström l’est avec Sunne. Ce dernier, qui au début dissimulait le vrai nom de la ville, a fini par le révéler. Sandemose a écrit son roman dans une époque de crise, de guerre idéologique et de menace de dictature, et pourtant, le livre ne parle pas de cette actualité, mais d’une dictature intérieure.3

G. Ueberschlag constate que Jante

1 « För övrigt anser jag att hela Köpingen bör rivas. » Maskrosbollen, p. 20.

2

« montre bien avant Hitler comment le fascisme s’empare de l’intérieur d’une cité et la transforme en véritable camp de concentration. [...] C’est la masse anonyme qu’il rend responsable de cette dictature sans dictateur. »1 De même, les romans de Tunström se déroulent souvent dans l’ombre de la Seconde Guerre mondiale, mais la véritable guerre a lieu à l’intérieur du pays. L’auteur va jusqu’à comparer l’ordre suédois avec celui de l’Allemagne sous Hitler. Dans Les Filles des Dieux, Hans-Cristian parle de Georg qui a été interné. Hans-Cristian regrette de ne pas l’avoir suivi davantage dans ses aventures et obsessions. Il comprend enfin que si tout le monde se comportait comme Georg, avec le même enthousiasme et la même liberté, il serait possible d’arriver à davantage de résultats.

Est-ce que ce sont les frontières, l’ordre que nous voulons ? C’est sur de tels mots que Hitler chevauche là-bas au sud. Il a créé un modèle, un ordre, que personne n’a le courage de rompre. J’aurais aimé avoir un peu de la ferveur de Georg.2

Le manuscrit de Sandemose a d’abord été refusé, par crainte qu’il « ne fût ressenti comme un long réquisitoire contre les conventions et contre la morale. »3 Les romans de Tunström n’ont pas produit une telle réaction, sans doute parce qu’ils ont été publiés plus tard et avant tout parce que la critique y est moins provocante. Et pourtant on peut les considérer, eux aussi, comme un tel réquisitoire. Tunström connaît bien les avantages et les inconvénients de cette société qu’il décrit, puisqu’il y a vécu. C’est un milieu qui enferme et qui empêche les gens de se comporter comme ils le veulent, où les personnes se soucient davantage de ce que les autres vont penser de leurs actes, que de leur propre bonheur. Plusieurs de ses personnages font tout pour partir. Lorsque Göran, enfin, quitte la ville dans Le Gamin du pasteur, il est heureux, parce que l’Europe est le contraire de Sunne. Cela lui est égal de savoir où il va et ce qui va se passer, l’important, c’est qu’il a échappé à cette ville ennuyeuse.

Sunne symbolise une société qui enferme les gens avec des lois et des règles, du travail et des devoirs. Dans une telle société, il n’y a, tout simplement, pas de place pour la

1 Ibid., p. 197.

2 « Är det gränserna, ordningen vi vill ha? Det är ju såna ord Hitler rider på därnere. Han har skapat ett mönster, en ordning som ingen vågar bryta sig ur. Jag önskar jag haft något av Georgs glöd. »

Guddöttrarna, p. 14.

liberté. Le personnage qui a donné son nom à la nouvelle Jimmy Tulipe est un esprit de l’air, l’incarnation de la liberté, qui vient sur terre pour connaître la vie des humains.1

Dès qu’il s’approche de notre planète, il devient lourd, obtient un corps, qui l’attire vers le bas. Il rencontre une femme qui donne naissance à son enfant, puis elle l’oblige à travailler aux champs pour le nourrir. A travers cette femme, il est attaché à la vie humaine et tout se transforme en labeur physique. Le blé ne pousse pas à cause de la sécheresse et quand la pluie arrive enfin, il pleut jusqu’à ce que tout soit inondé. La femme et l’enfant meurent et l’esprit retrouve sa liberté en échappant à la vie humaine. De nombreux exemples montrent que cette société empêche les personnes de faire ce qu’elles ont envie de faire. Dans La Boule de pissenlit, c’est Rita Karin qui en souffre. Selon Bastiano elle a des lèvres « qui jour après jour deviennent de plus en plus bleues dans une ville qui se serre si étroitement contre ses hanches, parce qu’elle aimerait mieux s’asseoir dans une prairie à flanc de coteau et sucer un brin d’herbe, trouver un mégot humide de sueur dans sa poche, se coucher sur le dos et dire : samedi nous sortons danser. »2 L’étroitesse de la ville revient régulièrement dans l’œuvre de Tunström. Georg est un « extasié » : « L’extasié est, dans une localité comme Sunne, le plus seul des gens. Il ressent que la société l’écorche.»3 De même Göran, dans Le

Gamin du pasteur, souffre de la même étroitesse : « Sunne toute entière m’écorche. »4

« La Norvège est étroite. La Suède est vachement étroite. »5 La critique s’exprime souvent par la comparaison avec d’autres pays. Les voyages de l’auteur lui ont permis de comparer les pays et les cultures : « Dans l’Inde irrationnelle, j’ai essayé de parler le langage du rationnel, pour ne pas me noyer – dans la Suède rationnelle, je souhaite maintenir vivant l’irrationnel pour ne pas me dessécher. »6

En d’autres termes nous pouvons dire que si la source de la pensée abstrayante est trop dominante en Suède, comme le chapitre précédent l’a montré, elle n’est pas assez importante dans d’autres pays. En quittant l’un des pays pour l’autre, l’auteur trouve un certain équilibre.

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Göran TUNSTRÖM, Det sanna livet, Stockholm, Bonniers, 1996, p. 65-74.

2 « som dag efter dag blir blåare i en köping som klämmer så trångt mot hennes höfter, för att hon mycket hellre vill sitta i en gräsbacke och suga på ett strå och hitta en svettig fimp i fickan, lägga sig på rygg och säga: på lördag går vi och dansar. » Maskrosbollen, p. 180.

3

« Extatikern är på orter som Sunne den ensammaste bland människor. Han känner hur samhället skaver på honom. » Guddöttrarna, p. 209.

4 « Hela Sunne skaver på mig. » Prästungen, p. 203.

5 « Norge är trångt. Sverige är förbannat trångt. » ibid., p. 212.

6

L’action du Buveur de lune se déroule en Islande, où autrefois toute la société était composée de poètes. Lorsqu’elle était soumise au Danemark, il y avait des lois que personne ne comprenait et qu’il fallait, par conséquent, transgresser. Dans un tel état de chaos, tout le monde pouvait être poète. Quand les problèmes surviennent avec le diplomate français, le père est forcé de se taire et sa réaction est forte. Il se « considère comme piétiné dans ce pays dit libre, dans lequel la liberté de parole fut un guide ».1 A côté de l’Islande, la Suède semble encore plus rationnelle, puisque les lois et les règles doivent être suivies à la lettre, puisque la bureaucratie est forte et puisque les gens sont gouvernés et même inhibés. L’impossibilité de suivre toutes les règles crée de la honte et des sentiments de culpabilité chez les habitants. Stellan doit un jour, dans Le Livre

d’or des gens de Sunne, aller à Systembolaget, le seul magasin où l’on peut acheter des

boissons alcoolisées. Il se sent très mal à l’aise et admet qu’il préférerait aller chez le dentiste. Stellan a honte parce que la société le condamne à cause de son envie de boire. Afin de montrer qu’il ne fait pas partie des alcooliques, il demande toujours des conseils culinaires à la caissière. En expliquant qu’il va boire en mangeant, il a une raison plus acceptable pour boire.

Dans des villes de taille petite et moyenne partout dans le monde, les gens ont l’habitude de se tuer, puisqu’il n’y a pas de place pour un trop grand nombre de gens de différentes sortes.2

Dans cette phrase, la critique est évidente. Ceux qui sont différents et refusent de s’insérer entrent en collision avec les règles de la communauté. La société, en étant trop fermée, élimine certaines personnes, car à Sunne, il n’y a pas de place pour la différence. Lorsque Georg comprend qu’il ne peut rien changer, il veut seulement partir de la ville. La vie dans un autre pays lui ressemblera plus, et il pourra être lui-même sans transgresser les normes. L’uniformisation commence déjà à l’école. Dans La Boule

de pissenlit, Bastiano, qui est doué, ne réussit pas très bien à l’école et s’étonne de voir

que Selia réussit, bien qu’elle ne soit pas très intelligente. L’assiduité est plus louée que l’intelligence, puisque la première est une qualité positive, tandis que la deuxième est négative dans une société dirigée par la loi de Jante. Irwing s’inquiète de ne pas avoir

1 Le Buveur de lune, p. 103.

2 « I små och medelstora köpingar världen över brukar ju människor skjuta sig, eftersom det inte finns plats för folk av allt för många slag. » Guddöttrarna, p. 123.

son Baccalauréat, mais Bastiano le rassure en disant que dans leur système de société, tout le monde doit réussir, même ceux qui ne le méritent pas, et critique ainsi le système.1 Bastiano utilise Irwing pour connaître les normes, car par les réactions de celui-ci, il sait s’il a fait une bêtise, c’est-à-dire quelque chose qui transgresse la loi de Jante.

L’écriture de Tunström est donc une révolte contre la mentalité qui prône la modération et l’utile. En même temps, l’auteur défend sa ville en disant que ce que l’on voit à la surface n’est pas forcément toute la vérité. Sous cette surface, il y a des gens qui sont différents, qui rêvent et qui font rêver les autres, qui sont en quête.

2. La libération de la culture