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Dans le monde tunströmien, les personnes cultivées occupent une place à part dans la société et la connaissance est un outil d’ascension sociale. Plusieurs romans, comme par exemple Le Voleur de Bible, se rapprochent en effet du utvecklingsroman (littéralement : roman de développement). Cette sorte de roman « comme la dénomination l’indique, décrit l’ascension sociale et la réussite d’un individu bien doué et énergique. »2 Bastiano, dans La Boule de pissenlit, constate que son frère n’a pas sa place à Sunne, puisqu’il prépare une thèse de doctorat, et qu’il devrait rester à Uppsala, où il y a des gens du même niveau intellectuel que lui. Les universitaires sont décrits comme faisant partie d’une autre race, d’un autre monde. Les personnages ordinaires se sentent souvent complexés à leur égard. Bastiano est jaloux de son frère puisque celui-ci a mieux réussi que lui. Mais s’il se sent inférieur à son frère, il peut, à son tour, avoir un comportement supérieur envers Irwing, en montrant que tout ce que ce dernier fait, il peut le faire, mais que l’inverse n’est pas possible. En réalité, malgré le mépris qu’il ressent envers lui, Bastiano veut tout de même passer du temps en sa compagnie, car il aime se sentir admiré. De même, dans Le Livre d’or de gens de Sunne, Stellan est conscient de son manque d’éducation, mais il a une soif de connaissances. Le pasteur lui donne des idées et il va à la bibliothèque pour en savoir plus. Cela lui procure un savoir superficiel, sans compréhension réelle. « Je n’arrivais pas à tout assimiler, mais ça apporte énormément de savoir simplement qu’elles existent, les choses incompréhensibles. »1 De même, encore, l’épouse du pasteur, Ingrid, se sent ignorante et inférieure à son mari. Elle ne le comprend pas et a peur d’entrer dans la bibliothèque, symbole de ce monde de la connaissance, auquel elle n’a pas accès. Pour elle, la porte en est fermée. Dans Le Voleur de Bible, le niveau intellectuel d’Ida s’oppose à la stupidité de Fredrik et de sa famille. Déjà au repas de mariage, la belle-mère se sent menacée par Ida, surtout parce qu’elle a l’audace de montrer sa culture. Lorsque Johan, beaucoup plus tard, obtient son baccalauréat, Ida, Hägern et Dahlén sont fiers et

1

Stina HAMMAR, Duets torg, p. 7.

2

impressionnés, tandis que Fredrik est jaloux et en colère. Il pense que Johan fait l’important, que ce qu’il a fait n’a rien d’extraordinaire. Quelqu’un qui a réussi à avoir un métier rare provoque également l’admiration des autres. C’est en grande partie la raison pour laquelle Bastiano veut être architecte.

Dans plusieurs œuvres apparaissent les sentiments d’infériorité de Tunström lui-même.

Le Gamin du pasteur décrit un jeune homme qui a l’habitude, pendant ses études au

lycée, de pleurer parce qu’il n’a pas le courage de faire ses devoirs. En revanche, il lit constamment des livres. Lorsqu’il découvre Lorca, il ne veut partager cette expérience avec personne, parce qu’il a peur que les autres, qu’il considère comme plus intelligents que lui-même, lui enlèvent le plaisir de la lecture. Il se sent insuffisant, surtout par rapport à Lars, son ami. Si Tunström arrive si bien à décrire l’ascension sociale, c’est parce qu’il en a une expérience personnelle. Dans Au Fil du temps, il admet qu’il n’a pas un haut niveau d’études. Cependant, il veut être crédible comme écrivain et fait toujours des recherches approfondies avant chaque livre. Il est autodidacte et se considère, en un sens, comme un parvenu. Le jour où il commence à être reconnu pour son écriture, il reçoit des invitations proposant des voyages gratuits à l’étranger, ce qui « fait plaisir à un parvenu qui rarement a eu assez d’argent pour descendre dans un hôtel avec télé et salle de bains en marbre de Carrare brillant ».2

Les études peuvent aider un personnage à se libérer de son milieu social ou de sa famille. Johan réussit à s’éloigner du milieu ouvrier simple et même criminel où il a grandi.

Le hasard m’avait fait naître dans un pays à la pointe du développement économique, qui avait créé l’égalité, pour autant que l’égalité se laisse créer - qui avait même offert à quelqu’un comme moi la possibilité de se hisser grâce à ses propres forces jusqu’à ce qui s’appelait ‘la lumière’.3

Lorsqu’il revient chez lui, il voit Sunne autrement, car il a désormais un point de comparaison. Et surtout les autres le considèrent différemment et le traitent en

1 Le Livre d’or de gens de Sunne, p. 182.

2 « gläder en uppkomling som sällan haft råd att ta in på hotell med TV och badrum i glänsande Carrara-marmor » Under tiden, p. 83.

conséquence. Mais nous observons aussi des cas où la personne se libère d’un milieu pour se trouver emprisonnée dans un autre. Le monde universitaire contient également des hiérarchies, comme Johan l’apprend rapidement. De plus, il semble être difficile de quitter complètement le milieu de son passé. Tunström montre en effet qu’une personne ne sera jamais entièrement libre de ses racines. Le père de Hjärpe est issu d’une classe sociale inférieure et il a réussi à devenir professeur : il en garde néanmoins des complexes et rappelle sans cesse qu’il vient d’un milieu simple en utilisant un langage populaire. Une réussite universitaire ne suffit donc pas toujours, parce que le passé est difficile à effacer.

Les connaissances élargissent le champ d’expérience de l’homme, ce qui augmente la compréhension du monde et facilite les rencontres avec d’autres personnes. C’est à travers cette compréhension que la personne devient unique. Les livres, grâce auxquels Georg veut empêcher la guerre dans Les Filles des dieux, sont le symbole d’un monde meilleur dans lequel régnerait une plus grande tolérance. Plusieurs personnages dans les romans de Tunström ont pour mission d’aider les autres à avoir une vie meilleure, comme Cederblom le fait dans Le Livre d’or des gens de Sunne. Il ouvre des portes à Stellan et rend ainsi sa vie plus intéressante. Dans Les Saints géographes, c’est surtout Georg qui tente d’aider ses semblables. La femme de Liljebror est par exemple très reconnaissante du fait que son mari puisse faire partie de l’association, car cela montre qu’ils croient en lui et a pour résultat concret qu’il se conduit mieux dans la vie de tous les jours. La tentative de changer la vie des autres ne fonctionne cependant pas toujours. Ida croit, au début, au pouvoir du savoir et essaie de transformer son mari, l’ignorant Fredrik. Mais la mission est impossible et elle doit vite se résoudre à abandonner. Certains personnages construisent leur identité sur ce désir d’aider les autres, ce qui les empêche de vivre leur propre vie. La bibliothécaire de la prison de Johan, par exemple, se réjouit d’essayer d’éduquer les pauvres prisonniers. Lorsqu’elle comprend que Johan est en réalité plus cultivé qu’elle, son amour-propre en est blessé. Après avoir appris que Johan a seulement fait semblant d’être ignorant pour lui faire plaisir, elle perd le sentiment d’accomplir quelque chose d’important, et elle se résigne.

La connaissance ouvre la porte à un autre monde magique. Tunström parle, dans Au

intérieur est devenu plus grand que le monde extérieur. La maladie lui a donné la littérature et les livres sont devenus ses amis. La connaissance ouvre des portes, à la fois vers le monde et vers l’âme, mais l’Autre atteint par les livres est avant tout un univers intérieur. Cet autre monde fait oublier le quotidien et la souffrance. Pour Sidner, dans

L’Oratorio de Noël, la lecture est un moyen d’échapper à son chagrin. « Personne ne

peut vous atteindre sur l’étroite corniche entre le Point et la Lettre Majuscule. »1

Dans cet ailleurs, il y a des choses qu’il ne comprend pas et il veut atteindre cette compréhension. Le désir de connaissances le pousse en avant et lui donne le courage de continuer. De la même manière, dans Le Voleur de Bible, les poèmes de Dahlén, bien qu’il soit un écrivain médiocre, aident Ida à comprendre que l’ailleurs existe, même à Sunne. Pour un petit moment, elle peut oublier la dure réalité de sa vie quotidienne. Johan découvre un jour la maison du Héron, qui sera l’endroit de son initiation. Pour y entrer, il doit franchir un seuil, comme celui qui sépare l’espace sacré de l’espace profane. En entrant dans la maison, il découvre un papier peint représentant l’évolution.

Johan voulait pénétrer dans la chaleur de ce tableau. Il se trouvait maintenant à l’orée d’un autre monde. Et, comme s’il avait cherché une véritable entrée à ce monde-là, il arriva dans ce qui était le bureau du Héron.2

Le tableau symbolise le monde des connaissances, dans lequel Johan veut entrer, tout comme le peintre chinois, selon la légende, entra dans son tableau lorsqu’il l’eut terminé. En pénétrant dans le bureau, et en ouvrant son premier livre, Johan entre lui aussi dans un tableau magique, dans un monde mythique. « Cinquante pages plus loin Johan se réveilla, abasourdi et neuf : la lumière d’un autre monde illuminait sa tête. »3 Johan y est allé par ses propres forces, sans que personne ne lui ouvre la porte et, malgré tout, il y a été attiré par quelque chose : une force invisible l’a appelé et l’a invité à entrer dans cette maison, dans ce tableau. Dans cet endroit sacré, il est libre, car la porte en est fermée à son beau-père.

Que la connaissance puisse mener à un espace sacré est aussi illustré par le titre du livre

Les Saints géographes. La raison d’être de cette association est de répandre la

connaissance et de rendre ainsi le monde plus grand et plus tolérant. La géographie est

1

L’Oratorio de Noël, p. 197.

2 Le Voleur de Bible, p. 558-559.

ici une métaphore de la connaissance tout entière et le cercle est sacré parce qu’il ouvre la porte à une autre existence.1

Ecrire des livres est aussi un moyen d’atteindre un Autre. Lorsque Johan, dans Le

Voleur de Bible, se retrouve en prison, la seule possibilité qui lui reste afin de se sentir

libre est d’écrire à son fils. Aussi longtemps qu’il écrit, les gardiens n’ont aucun pouvoir sur lui. Dans Le Livre d’or des gens de Sunne, Stellan, qui a honte et se sent inférieur parce qu’il n’a jamais voyagé, comprend finalement que puisqu’il écrit, on ne peut pas dire qu’il soit toujours resté chez lui. L’écriture est pour lui l’équivalent d’un voyage fait ailleurs, au loin.

Pour avancer dans la vie, les connaissances ne suffisent pas, il faut aussi des actions. Celles-ci, même si elles ne mènent pas à un Autre, donnent un sens à la vie. Les personnages de Tunström sont souvent engagés dans divers projets, qui les motivent et leur donnent un but auquel aspirer. Se consacrer entièrement à quelque chose est en effet indispensable au bonheur de certaines personnes. Le roman entier Les Saints

géographes est construit autour d’un projet de ce genre. L’association géographique est

toute la vie de Georg. Lorsque l’intérêt que présente à ses yeux cette association diminue, surtout à cause des autres membres, il s’engage dans le projet “Allemagne”, qui occupe une grande place dans Les Filles des dieux. Robert est un autre membre enthousiaste de ce même projet. Mais l’idée s’avère impossible à réaliser et, à la place, il s’engage dans le projet “carottes” de Judith. Dans Le Livre d’or des gens de Sunne, c’est le projet de Stellan qui donne son titre au roman. Tout commence par la mission qui lui est assignée : écrire un livre de jubilé qui parle de Sunne. Par manque d’argent, le livre ne va pas pouvoir se faire et à la place, Stellan décide d’écrire son propre livre sur tous les hommes célèbres qui ont visité la ville. Il connaît bien le domaine, car son autre passe-temps favori est de collectionner des autographes. Dans le même livre, Sarah, la fille du pasteur, est engagée au plan politique et va jusqu’au bout de ses projets, même s’ils sont dangereux. Elle finit par mourir pour ses convictions. Dans plusieurs livres, par exemple La Boule de pissenlit et Le Gamin du pasteur, les projets consistent à voyager. Dans Le Buveur de lune, Thorsteinn a pour projet d’essayer tous les orgues en Islande et dans L’Oratorio de Noël, un seul projet s’étend sur trois générations. Solveig aurait dû chanter à la représentation de “l’Oratorio de Noël” de

Bach, mais ce sera son petit-fils qui réalisera le projet. Aussi le livre doit ici son titre à ce projet principal.

Il y a cependant un danger avec les projets. Bastiano sacrifie la relation avec Rita Karin pour son seul projet individuel, devenir architecte. Il n’a pas encore compris que le plus important dans la vie, c’est l’amour. Johan sacrifie lui aussi celui-ci à son projet et s’il se rend compte, quant à lui, qu’il s’est trompé, il est déjà trop tard pour sauver Hedvig. Le projet qui l’obsède, c’est d’étudier les langues et voler La Bible d’argent. Le titre du roman en français est Le Voleur de Bible et en suédois Tjuven1 (Le Voleur). A première vue, le voleur est, bien sûr, Johan qui rêve de voler La Bible d’argent. A la fin du livre, il devient néanmoins évident que le voleur n’est pas Johan mais La Bible elle-même, qui lui a volé toute sa vie : « Un voleur, voilà ce qu’il était, le Livre [...] »2 En recevant les clés qui ouvrent la boîte contenant le livre, il constate :

Enfin je me trouvais là face à face avec l’objet qui avait volé toute ma vie adulte, si adulte elle avait pu être.3

Le voleur qui donne au livre son titre est donc en réalité le projet de Johan. Au lieu d’utiliser les études comme un moyen de sortir Hedvig et lui-même de la misère, il en devient obsédé et oublie de vivre sa vraie vie. Un projet peut donc aussi bien rendre la vie plus vraie, qu’à l’inverse, empêcher la vraie vie.

Un autre problème avec le projet est qu’il ne donne un sens à la vie que pour un certain temps, mais que cela ne suffit pas. Après l’avoir terminé, la vie perd à nouveau tout sens. Comme H. Brandberg le souligne, l’homme doit, selon l’existentialisme, toujours s’engager dans des projets afin de donner un sens à sa vie, mais ce sens est une question individuelle. En dernière instance, ce n’est que Johan qui peut décider si sa vie a un sens.4

1 Göran TUNSTRÖM, Tjuven, Stockholm, Bonniers, 1996.

2 Le Voleur de Bible, p. 796.

3 Ibid., p. 792.

4

Le voyage

Tunström lui-même a énormément voyagé, et pas seulement comme touriste, car il a aussi vécu longtemps dans d’autres pays. Il était « un citoyen du monde avec la capacité de créer une présence locale n’importe où ».1

La Grèce a longtemps été, surtout dans les années soixante, son deuxième pays. Puis, il a voyagé ailleurs, par exemple au Mexique, au Maroc, en Inde et en Australie. Les histoires glanées aux quatre coins du monde se sont ensuite modifiées pour entrer dans le milieu de Sunne. Tunström est également un écrivain de récits de voyages, mais avec une différence par rapport à d’autres guides de voyages : Tunström ne quitte pas le lecteur au moment du départ du pays décrit, mais l’amène avec lui au retour pour poser des questions comme : Est-ce que j’ai changé pendant ce voyage ? Est-ce que le chez moi a changé ? De quelle façon ? Comme André Velter le souligne, « Partir en hiver, du romancier suédois Göran Tunström, témoigne d’une aptitude rare : celle de s’abandonner au voyage et de larguer ses préjugés, en acceptant de vivre pleinement les rencontres, les hasards, les quiproquos. »2 C’est aussi le métier d’écrivain qui lui permet de voyager, car il faut connaître ce sur quoi on écrit. Tunström apporte un grand soin aux détails et à la vérité et il se documente avant d’écrire. Il ne se permettrait pas de parler de quelque chose qu’il ne connaît pas. Ainsi, le voyage est essentiel à son écriture. Partir en hiver commence à Koster, l’île où il a passé l’été. L’automne arrive et il essaie d’écrire un roman. Cependant, il ne trouve pas l’inspiration nécessaire pour commencer l’écriture, car il ne trouve pas le paysage du roman, le lieu où placer ses personnages.

Et je sais : je connais suffisamment ce paysage maintenant. Il m’a dit ce qu’il avait à dire. Pour pouvoir voir plus et mieux, il faut que je voie autre chose. Quand on exprime ce genre de pensées à haute voix, à quelqu’un avec qui on partage la vie, alors les paroles sont en fait celles-ci : ’Je crois qu’on devrait s’en aller quelque part cet hiver.’3

Il s’en vont donc en Inde et Tunström trouve le paysage pour son nouveau roman

1 « var en världsmedborgare som lyckades skapa en lokal närvaro var han än befann sig » Reidar NORDENBERG, “Göran Tunström - på ögonhöjd med alla”, p. 77.

2 André VELTER, “Un Suédois aux Indes”, Le Monde, 30/12/1988.

La Parole du désert. Dans le dernier chapitre du récit de voyage, l’auteur retrouve la

beauté du paysage de Koster, qui est devenu autre après le voyage.

Le poème “Le voyage” de Baudelaire décrit la passion des voyageurs qui rêvent d’explorer le monde entier.1

Le poème évoque différentes sortes de voyageurs, certains qui fuient la réalité, d’autres, les vrais voyageurs, qui « partent pour partir », car pour eux voyager est une drogue.2 Les personnages de Tunström sont souvent des voyageurs de ce type, qui ressentent le besoin de partir et qui vont parfois très loin. Dans

L’Oratorio de Noël, Sidner va jusqu’à l’autre bout de la terre, mais Ed, dans Le Livre d’or des gens de Sunne, va encore plus loin. Il est l’ultime voyageur. Peut-être faut-il

aller jusqu’à la lune pour avoir la bonne perspective sur sa vie et son endroit de départ. Pour les personnages de Tunström, le voyage est sans doute le moyen le plus simple et le plus concret, pour atteindre l’ailleurs, même si cela ne se fait pas sans difficultés. Commençons par les raisons qui les incitent à voyager. Certains personnages sont poussés par un désir d’étudier la vie, ce qui est essentiel pour évoluer, et celle-ci se trouve avant tout à l’extérieur de Sunne. Souvent, aussi, ils s’en vont dans le but de trouver de l’inspiration pour écrire. Dans Le Gamin du pasteur, Göran et Lars travaillent un été loin de Sunne. Pour Göran, c’est une manière de gagner de l’argent, tandis que