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Les personnages de Tunström sont des individus forts, qui certes désirent l’amour et la confraternité, mais aussi la liberté et l’individualité. La vie en société rend cet individualisme difficile. Freud explique que la vie commune n’est possible que si des gens se mettent ensemble pour former une majorité qui est plus forte que l’individu.1

Les membres de la communauté doivent réduire les satisfactions de leurs désirs pour le bien de tous, tandis qu’un individu ne connaît aucune restriction de cette sorte. « La liberté individuelle n’est pas un bien de la culture. »2

Elle existait avant la culture mais sans grande valeur puisque l’homme n’était pas capable de la défendre. Lorsque la culture évolue, la liberté diminue. Un désir de liberté dans une société peut selon Freud, « être révolte contre une injustice existante et ainsi être favorable à un développement ultérieur de la culture, rester conciliable avec la culture. Mais cela peut aussi être issu du reste de la personnalité originelle, non domptée par la culture, et devenir ainsi le fondement de l’hostilité à la culture. »3

La nature de l’homme veut qu’il défende la liberté individuelle contre la volonté du groupe. « Une bonne part de la lutte de l’humanité se concentre sur une seule tâche, trouver un équilibre approprié, c.-à-d. porteur de bonheur, entre ces revendications individuelles et les revendications culturelles de la masse [...] »4 Les pulsions sont plus fortes que la raison.5 La culture doit donc tout faire pour limiter les pulsions d’agression chez l’homme. Puisque la culture impose de tels sacrifices aux pulsions agressives et sexuelles, il est évident que 1 Ibid., p. 38-39. 2 Ibid., p. 39. 3 Ibid., p. 39. 4 Ibid., p. 39. 5 Ibid., p. 54-57.

le bonheur est difficile. En échange du bonheur, l’homme a eu de la sécurité.

La littérature scandinave jusqu’en 1980 était, comme nous l’avons déjà constaté, marquée par les mouvements politiques et sociaux. Il s’agissait, comme le souligne R. Boyer, de « réaliser la social-démocratie, obtenir ce välfärd (bien-être) qui passa si longtemps pour un idéal (‘un modèle’ comme nous disions à l’époque, notamment en parlant de la Suède), promouvoir la femme, instaurer, partout, un modernisme sans nuances, bref, illustrer les grands mots d’ordre marxistes et/ou freudiens. ».1

R. Boyer se demande si cette mobilisation n’a pas amené « un effondrement de l’humanisme traditionnel : ce nivellement, cette bureaucratie omnipotente, cet anonymat kafkaïen, ce règne de politique vidé de sa substance, ces retombées purement techniques et stériles de toutes les idéologies tendaient à réduire, voire annihiler, l’être humain. ».2 Dans l’œuvre de Tunström, ce problème occupe une place considérable. Les livres montrent l’importance qu’il y a à se libérer des autorités. Dans Partir en hiver, par exemple, Tunström fait une louange du jean. Il se rappelle que ce vêtement a commencé une nouvelle époque chez lui. Dans un costume, il ne pouvait pas être libre. « Mais le jean est arrivé comme une véritable libération. […] Je voyais les hommes d’affaires, les hommes d’Eglise et l’armée s’habiller en jeans et j’entendais s’écrouler la phraséologie de la vie encostumée, les yeux dans les yeux, les gens étaient là dans leur simplicité et se disaient Tu. »3

L’évolution de l’homme n’est pas rapide. Les idées apprises s’accrochent et les conventions rendent ces idées encore plus fortes. Tunström nous apprend que l’homme doit se battre pour libérer son esprit, se libérer pour devenir un individu :

Dans notre culture cela demande beaucoup de travail d’enlever les exigences conventionnelles qui nous pourchassent. Aussi bien la foi vis-à-vis des autorités que la loi de Jante troublent la source.1

L’homme désire la sécurité et l’ordre, créé par le sur-moi de Freud. Mais l’homme a aussi besoin de la liberté, qui peut être atteinte à l’aide de la source de la pensée sensible. Celle-ci est capable de donner la spiritualité et la liberté dont l’être rêve. Nous

1 Régis BOYER, Histoire des littératures scandinaves, p. 460.

2

Ibid., p. 461.

avons constaté, dans le chapitre précédent, que Tunström cherche une langue qui utilise les deux sources de la pensée. La source de la pensée sensible est liée à la Terre Mère, la nature, tandis que celle de la pensée abstrayante est liée à la société, la culture. Dans les livres, nous trouvons un combat éternel entre les forces de la “Mère Nature” et celles du “Père Société”. Nous retrouvons cette opposition sous sa forme la plus évidente dans

Les Saints géographes et dans Les Filles des dieux, où les hommes forment un cercle,

avec l’objectif de rendre le monde meilleur. Ils désirent le sauver avec des mots, des discussions et du savoir. Pendant leurs réunions, ils parlent. Les femmes sont plus près de la nature et elles écoutent leurs voix intérieures. Leur action est de cultiver la terre pour donner à manger à ceux qui ont faim. Pendant le travail, elles ne parlent pas beaucoup, elles travaillent côte à côte, ensemble, et les mots sont inutiles. Judith, qui commence le projet, est décrite comme une femme qui n’a pas beaucoup de mots, ce dont son mari se plaint parce que pour lui un vocabulaire réduit est une faiblesse. Judith, elle, n’en souffre que quand elle est en compagnie des hommes, mais elle arrive à communiquer avec d’autres femmes avec très peu de mots ou même sans rien dire. Aussi Paula perd-elle la logique normale des mots dans ses psychoses. Son mari, Hans-Cristian, chez qui la source de la pensée abstrayante domine, incarne la société, tout comme Georg, le mari de Judith. Parfois la source sensible déborde chez Georg, qui est pourtant un représentant de la source abstrayante. Il se libère de sa vie de charcutier et commence à rêver, « puisque le Soi n’existe que dans les rêves ».1 Judith, qui exige des actions concrètes de la part de son mari, n’accepte pas ses rêves, mais elle écoute, elle aussi, sa source de la pensée sensible, puisque c’est en rêve qu’elle s’est vu confier la mission de cultiver des carottes. Ainsi, elle comprend qu’il faut écouter l’intérieur et elle devient un être nouveau. Tunström montre, avec ces deux couples, que la société exige que l’homme sacrifie la source de la pensée sensible, mais qu’il est parfois capable de se libérer de cette exigence. Dans Les Saints géographes, la source sensible perd le combat, mais elle l’emporte dans Les Filles des dieux, ce que les titres des romans indiquent.

La société réduit la liberté de l’individu par les conventions et les normes. Elle définit par des règles ce qui a le droit de se passer, ce qui est considéré comme

1 « I vår kultur krävs det mycket arbete för att rensa bort de konventionella krav som jagar oss. Såväl auktoritetstron som Jantelagen grumlar källan. » Stina HAMMAR, Duets torg, p. 33.

acceptable et correct. Aller à contre-sens de ce modèle de comportement demande du courage et de l’énergie. Les personnages s’inquiètent en général de ce que les autres vont penser de leur comportement. Buller, dans Le Cas des framboises, parle du meurtre et explique que la plupart des gens ont un motif pour tuer et que la plus grande raison pour laquelle ils ne le font pas, c’est qu’ils ont peur de ce que les autres vont dire. Les normes contrôlent donc les gens. Bastiano refuse d’être ainsi enfermé, mais il sait qu’il n’y peut rien. « Mais cela arrive sans doute à tout le monde d’une manière ou d’une autre. Nous sommes engloutis par des normes et coagulons ; alors la vie est terminée. »2 Dans Au Fil du temps, Tunström parle de son grand-père qui, dans sa jeunesse, avait eu l’occasion d’aller à l’Académie de Musique, mais qui avait refusé, tout d’abord pour des raisons économiques, mais aussi, et c’est plus important encore, parce que « cela ne convenait pas qu’un misérable fils d’ouvrier fasse l’important » et « s’évader [de sa classe sociale] était trahir. »3 Le grand-père appartenait à la classe ouvrière, dans laquelle un seul comportement était possible. Se distinguer par son don musical, c’était trop s’éloigner de la norme. Ici, ce n’est donc pas la classe supérieure qui empêche l’évolution de l’ouvrier, mais sa propre classe avec ses lois et ses règles. Le père dans

Le Buveur de lune passe un jour les frontières de la société quand il lit un poème

érotique à la radio. Il n’arrive plus à se contrôler et pour lui, c’est le premier pas vers une sorte de crise de nerfs. Il n’a pas la force d’aller au bout de sa libération et ne supporte pas les conséquences de ses actions.

Cela venait de l’extérieur. C’était des dépôts de contraintes, de comportements et de conventions : de tout ce dont on peut rire et se moquer, mais qui, immédiatement, aussitôt qu’un danger menaçait, s’avérait être quelque chose que la société ne pouvait pas supporter : quand un individu était menacé de… liberté… alors… cela se faisait connaître...4

Cette contrainte de la société dirige donc la vie des gens, mais n’entre en vigueur que lorsque quelque chose est différent. Dans Arielle, une femme qui avait eu des ailes jadis

1

« efterson Självet bara existerar i drömmen » Guddöttrarna, p. 5.

2 « Men på sätt och vis går det väl så för alla. Vi uppslukas av normer och koagulerar; då är livet slut. »

Maskrosbollen, p. 116.

3 « det passade sig ju inte att en eländig bruksarbetares son gjorde sig märkvärdig » ; « att bryta sig ut var att svika » Under tiden, p. 104.

4 « Det kom utifrån. Det var avlagringar av tvång, av beteenden och konventioner: av allt sånt man kan skämta om och driva med, men som omedelbart dök upp, så snart någon fara hotade, något som samhället

raconte que la seule fois qu’elle avait volé, elle avait été nue, puisque les vêtements gênaient le vol.1 Quelqu’un l’avait vue et elle n’avait jamais plus eu le droit de voler. La société n’a pas toléré la nudité qui est venue avec le vol, c’est-à-dire la liberté. Cette femme pense que la société a changé depuis et que la vie est plus facile et plus libre aujourd’hui. Les ailes d’Arielle sont pourtant coupées, ce qui montre que rien n’a changé, que la société est aussi enfermée qu’auparavant. Dans l’univers tunströmien, les gens sont également enfermés par le devoir. Une nuit, Hans-Cristian vit une sorte de rêve, où il flotte dans le cosmos avec Paula. Elle est son guide et il la comprend enfin. Il voit à quel point la vie sur terre est étriquée et il ne veut plus y atterrir. Puis il se rappelle que c’est lui qui est responsable d’eux deux, que c’est lui qui doit être raisonnable et il retombe immédiatement sur terre. Dans La Boule du pissenlit, Rita Karin est retenue par le devoir, pendant que Bastiano le sacrifie. Elle sait ce qu’on exige d’elle et choisit de remplir ses obligations. Bastiano croit toujours à une existence sans exigences, où la liberté règne, mais Rita Karin pense qu’il est égoïste et que ses rêves de liberté ne sont qu’une fuite loin de ses devoirs.

Espen, dans Un Fugitif revient sur ses pas de Sandemose, est paralysé par la peur, ce qui l’empêche d’être le surhomme qu’il voudrait être et le contraint de fuir au lieu de se battre.2 De même, les personnages de Tunström doivent d’abord vaincre leur propre peur avant d’aspirer à la liberté. Anton dans Petite musique de salon ne veut pas, au début, que les gens sachent qu’il prend des cours de piano parce qu’il craint les réactions.3 Bastiano aussi a peur et il est content d’avoir Rita Karin comme deuxième possibilité s’il échoue dans sa libération. Il n’aurait jamais osé franchir le pas et partir, s’il ne pensait pas qu’elle l’attend à Sunne. Plus tard dans le livre, il lui dit qu’elle a bien fait de rester, parce que cette vie-là est facile. « Plus le monde devient grand, plus la vie devient difficile. »4 Selon lui, elle a choisi le chemin facile, puisqu’elle n’a pas osé partir comme lui. Il comprend que pour le faire, il faut du courage et que ce n’est pas donné à tout le monde. Göran, dans Le Gamin du pasteur, souffre beaucoup de « cette lâcheté luisante, qui t’empêche de pénétrer dans la vie. »5 En plus du courage, il faut aussi beaucoup d’énergie pour changer et rester différent. Buller, du Cas des

1 De Planète en planète, p. 847-848.

2 Georges UEBERSCHLAG, “Sandemose, outsider persécuté par lui-même”, p. 195.

3 De Planète en planète, p. 895-910.

4

« Det blir ju svårare att leva ju större ens värld blir. » Maskrosbollen, p. 170.

framboises, raconte qu’il est devenu indolent parce qu’il a accepté, et même commencé

d’aimer la vie calme avec Grand-mère. Il sait qu’il en va différemment avec Monica. Il ne croit pas qu’elle ait changé au cours des années, qu’elle soit « tombée dans les pièges banals de la société ».1 Lui-même, ainsi que les autres hommes admirateurs de Monica, seraient très déçus si c’était le cas. Pour eux, elle est un idéal. Il n’en va pas de même avec Alice. Monica l’a aidée à se libérer, mais elle a des doutes sur sa capacité à continuer et elle retombe dans son ancien comportement.

Il semble que les personnages doivent toucher le fond pour être capables de se libérer des conventions culturelles. Chez Sandemose, cet « acte libératoire » est un meurtre, qui rend Espen « capable de vaincre ses inhibitions, de faire taire « les voix intérieures qui censurent ».2 Chez Tunström, la libération suit donc le mouvement narratif métaphorique évoqué dans la première partie de ce travail. Le tournant qui s’opère lorsque les personnages sont arrivés au point ultime inférieur permet aux personnages de prendre leurs vies en main, de devenir des hommes libres et responsables. C’est au fond de l’existence qu’ils trouvent enfin le courage de regarder leur passé en face pour comprendre leur soumission aux conventions et les vaincre. Ainsi, Robert, dans Les

Filles des dieux, change complètement de vie et décide de ne plus se laisser influencer à

la suite de l’incendie qui lui a fait tout perdre. Le fait qu’il perde presque la vie signifie pour lui qu’il commence à la vivre pour de vrai, sans inhibitions et sans peur. Il a tout perdu, mais il est enfin en route vers un but, il ne sait pas encore lequel et ce n’est pas cela qui importe :

Il avait décidé de vivre sans conditions et de laisser ce qui se passait se passer, mais il fallait qu’il fixe les limites lui-même – et surtout qu’il se garde de tout ce que pouvait mener au passé. C’était un jour de fête.1

Grâce à l’incendie et à la peur de la mort, il comprend qu’il a encore une chance de faire ce qu’il a envie de faire, comme il en a envie.

Une conséquence du manque de liberté individuelle est la culpabilité dont souffrent plusieurs personnages. Selon Freud, la méthode la plus importante qu’utilise la culture

1 « fallit ner i samhällets triviala fällor » Hallonfallet, p. 53.

2

pour refréner, ou même détruire toute agression, est l’introjection de cette culpabilité.2 Cela signifie que l’agression est renvoyée d’où elle vient, au moi. Elle est ensuite prise en charge par le sur-moi, qui dans le rôle d’une conscience vit son agressivité envers le moi. « La tension entre le sur-moi sévère et le moi qui lui est soumis, nous l’appelons conscience de culpabilité ; elle se manifeste comme besoin de punition. La culture maîtrise donc le dangereux plaisir-désir d’agression de l’individu en affaiblissant ce dernier, en le désarmant et en le faisant surveiller par une instance située à l’intérieur de lui-même, comme par une garnison occupant une ville conquise. »3 Puisque l’homme lui-même est incapable de déterminer ce qui est bien et mal, cela doit être une influence étrangère qui le lui dicte. Le motif pour lequel l’homme se soumet à cette force étrangère, est, selon Freud, la peur de perdre l’amour. Ainsi, chez un petit enfant, les parents vont décider de ce qu’il a le droit de faire ou non, tandis que, chez beaucoup d’adultes, c’est la société qui prend la place des parents. Les personnes ne feront du mal que si elles sont sûres que l’autorité ne le saura pas et ne pourra pas le découvrir. Lorsque le sur-moi s’installe, tout change, car l’homme ne peut rien lui cacher et celui-ci punira jusqu’aux mauvaises pensées elles-mêmes. Le sentiment de culpabilité vient donc de la peur qu’inspire l’autorité et de la peur qu’inspire le sur-moi. L’une oblige l’homme à renoncer à la satisfaction de ses pulsions, l’autre le punit d’avoir eu ces pulsions. Freud estime que le plus grand problème de la culture et de son évolution est précisément ce sentiment de culpabilité4 : selon lui, l’homme perd le bonheur à mesure qu’il progresse dans la culture, puisque ce sentiment augmente en proportion. Celui-ci peut néanmoins demeurer inconscient et ne se montrer chez la personne que sous la forme d’un sentiment de malaise, dont elle cherche les causes ailleurs. L’évolution de la culture et celle de l’homme se ressemblent beaucoup à cette différence près que, chez l’individu, le plus important est de trouver le bonheur, tandis que pour la culture le plus important est d’unir les hommes.5

Dans chaque individu, il y a donc un combat entre une aspiration au bonheur individuel et les exigences de l’évolution de la culture. De plus, Freud parle d’un sur-moi culturel, qui est semblable à celui de l’individu mais qui

1

« Han hade bestämt sig för att leva förutsättningslöst och låta det som skedde ske, men han måste sätta gränserna själv – och framför allt vakta sig för sånt som kunde leda tillbaka till det förgångna. Det var en högtidsdag. » Guddöttrarna, p. 102.

2

Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture, p. 66-70.

3 Ibid., p. 66.

4 Ibid., p. 77-78.

est formé par de grandes personnalités de meneurs. Le sur-moi culturel a ses idéaux et ses exigences, qui « édicte un commandement et ne demande pas s’il est possible à l’homme de l’observer. Au contraire, il présume qu’au moi de l’homme tout ce dont on le charge est psychologiquement possible, qu’au moi il incombe de régner sans restriction sur son ça. C’est une erreur, et même chez les hommes dits normaux, la domination sur le ça ne peut s’accroître au-delà de limites déterminées. Exige-t-on davantage, alors on engendre chez l’individu la révolte ou la névrose ou bien on le rend malheureux. »1 La loi de Jante est un commandement de ce genre, qui vient du sur-moi