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Il existait une contradiction évidente entre les principes mis de l‟avant par la philosophie du Siècle des Lumières, en vogue à la fin du XVIIIe siècle, et l‟esclavage.113

L‟arrivée de ce nouveau courant philosophique a fait beaucoup pour discréditer l‟institution

112 Dans le cas de Francisco Carillo, par exemple, la propriétaire tente d‟éviter que les cicatrices du petit garçon ne soient étudiées par des médecins. Le juge de la Real Audiencia demande au maire d‟Otavalo de trouver les quatre enfants, mais leur propriétaire les cache. Seuls deux enfants sont amenés à Quito pour être examinés par un chirurgien. ANE esclavos, c.20, 1810/01/08.

aux yeux des procureurs, des avocats, des juges et autres fonctionnaires de l‟État.114 Au fur et à mesure que des idées avant-gardistes voulant que tous les êtres humains aient droit au bonheur se sont faufilées dans la mentalité des habitants de Quito, les pétitions déposées par des esclaves pour réclamer l‟autorité sur leurs enfants ont pris une tout autre couleur, en dénonçant l‟injustice et la cruauté de l‟esclavage et en glorifiant l‟amour des mères pour leurs enfants. On y parlait d‟amour naturel, de liens maternels voulus par Dieu et de l‟importance morale de garder les familles unies pour prévenir la dégénérescence morale.

Cette tendance s‟inscrit dans une autre plus vaste encore qui consiste à dénoncer l‟état contre-nature qu‟est l‟esclavage dans les documents judiciaires. Comme le souligne Bernard Lavallé, qui place l‟apparition de ce discours en Équateur vers la décennie 1790, il est fort possible que les avocats et procureurs aient pu avoir une influence déterminante sur le changement de discours en formulant leurs paroles de manière à dénoncer l‟esclavage.115 Le choix du vocabulaire est intéressant, puisqu‟il met l‟accent sur la liberté et sur les droits naturels des individus. On perçoit des intonations libérales dans plusieurs phrases-clés. Il faut donc lire les sources comme étant à la fois le récit d‟un esclave cherchant à se faire reconnaître des droits et à la fois comme présentant les idéaux de celui qui rédige le document écrit.

Nolverta de la Flor dépose en 1801 un plaidoyer pathétique pour que les liens de sang ne soient pas rompus et pour éviter « d‟affliger sans nécessité une triste mère, qui se commet à traîner les chaînes de la servitude avec sa fille ».116 La Mulâtre affirme sans ambages que l‟esclavage dépouille l‟homme de ses droits naturels, mais qu‟en tant que mère, elle ne peut étouffer « les clameurs de la chair et du sang ».117 Elle demande qu‟on

114 Voir les exemples cités par Salmoral, Sangre sobre piel negra, pp. 77 et suivantes. 115 Lavallé, “Aquella ignominiosa herida que se hizo a la humanidad”, p.46.

116 ANE esclavos, c.16, exp. 14, 1801/06/02, f3r. “...ni afligir sin necesidad a una triste madre, que se [cometa] en llevar la cadena de la servidumbre junto con su hija...”

117 ANE esclavos, c.16, exp. 14, 1801/06/02. “soi una madre, yo no puedo ahogar en mi estos clamores de la carne, y de la sangre…”, f3v.

évite de lui « arracher l‟âme », qu‟on apaise le châtiment cruel de la servitude, en réduisant le prix de sa petite fille pour qu‟elle soit rachetée par la même personne qu‟elle.

La stratégie adoptée par le maître de Nolverta de la Flor, Don Thomas Villacis, pour défendre son droit à garder le bébé sous son toit est plus pragmatique. Sans s‟émouvoir de la détresse de la mère, ce dernier explique que la loi est en sa faveur, qu‟il ne maltraite pas ses esclaves et que tous ses contrats de propriété sont en règle. Accusant Nolverta de la Flor d‟avoir enlevé son enfant, il précise qu‟aucun règlement de la cédule de 1789 ne peut le forcer à vendre son bien légitime.

L‟histoire très classique de Nolverta de la Flor sera bientót détournée par son procureur qui utilise cet exemple comme un emblème de la cruauté de l‟esclavage : Mariano Suárez se lance dans une tirade pour dénoncer l‟inhumanité et l‟inégalité entre les hommes. Il fait appel à différents concepts philosophiques et utilise des expressions latines, des paragraphes entiers de texte qui ont visiblement été rédigés par une personne ayant fréquenté l‟université.118 Les propos de l‟esclave sont utilisés par le procureur pour faire la

promotion de l‟antiesclavagisme. La demande de Nolverta de la Flor est rejetée par le tribunal parce que l‟esclave n‟a pas pu démontrer que son propriétaire agissait contre la loi.

La pétition de l‟esclave Mariana Torres, déposée en 1823, est un excellent exemple, plus tardif, de la même tendance à exalter les vertus de la liberté et de l‟amour.119 Mariana choisit d‟être emprisonnée dans la prison de Santa Marta de Quito plutót que d‟être séparée de sa petite fille d‟âge tendre. Elle proteste parce qu‟elle a été vendue par sa propriétaire à un citoyen de Loja, à l‟autre extrémité du pays. Le plaidoyer de Mariana Torres qui survient alors que l‟Équateur traverse une période de profonds bouleversements politiques

118 ANE esclavos, c. 16, exp. 14, 1801/06/02. Voir entre autres f26r-28r. 119 ANE esclavos, c. 22, exp. 16, 1823/01/02.

(voir les deux prochains chapitres) est parsemé d‟idéaux politiques révolutionnaires.120 Le procureur se défend d‟avoir truqué le discours de sa cliente. En effet, le procureur prend bien soin de préciser que : « ce ministère, par respect à son devoir, reproduit la sollicitude, et les instructions verbales de l‟esclave... »121, attribuant ainsi à Mariana la responsabilité des propos tenus. Les mots utilisés dans la pétition pour qualifier la séparation entre un enfant et son parent sont teintés d‟un vernis politique. Selon le texte, les séparations familiales forcées sont « choquantissimes même dans les temps de tyrannie et de despotisme. Ne serait-il pas normal qu‟en ces temps de Lumières, sous les auspices d‟un gouvernement philanthropique et libéral, les sévices que la nature déteste continuent? »122

Il peut paraître surprenant qu‟une esclave se montre plus préoccupée par l‟avenir de sa Patrie que de celui de sa propre fille. Il faut surtout admirer le travail d‟équipe entre le discours de l‟esclave et celui de son procureur. En effet, dans chaque pétition déposée devant le tribunal, les mots de plusieurs personnes ont pu venir se mêler à ceux du demandeur et du défendeur : ceux des scribes, d'autres témoins...123 Le procureur de Mariana Torres était un professionnel avec une formation et une culture générale qui le rendait plus familier avec les expressions du Siècle des Lumières utilisées dans le texte, mais il serait simpliste de penser que ce dernier a volontairement manipulé le témoignage de l‟esclave sans que cette dernière ait pu glisser son grain de sel. Il faut plutót lire dans

120 La thèse de Carlos Aguirre voulant que le discours indépendantiste ait pu produire un „réveil judiciaire‟ chez les esclaves est contestée par Bianca Premo parce que ses recherches à Lima démontrent une explosion des causes judiciaires utilisant le langage des Lumières à partir de 1750. Aguirre, Agentes de su propia

libertad, p. 184 et Bianca Premo, Children of the Father King, p. 215. Dans mon étude de l‟Audiencia de

Quito, le petit nombre de cas ne me permet pas de me ranger d‟un cóté ou de l‟autre puisque je ne me suis limitée qu‟à l‟étude de causes impliquant des parents et des enfants. Celle de Mariana Torres est la seule qui fasse référence aussi directement à l‟indépendance.

121 “Este ministerio, en cumplim.to de su deber, reproduce la solisitud, è instruccion verval de la Esclaba...”, ANE esclavos, c. 22, exp. 16, 1823/01/02, f.2r.

122 Idem. “…hà sido choncantisima aun en los tiempos de mayor tirania y despotismo. ¿Y serà regular que en el tpô. de ilustracion, y vajo los auspicios de un Gov.no filantropico y liberal continuasen abusos q.e la naturaleza aborrece?”, ANE esclavos, c. 22, exp. 16, 1823/01/02, f2r.

chaque phrase une collaboration : la voix de la demanderesse et la rhétorique d‟un procureur prennent l'avant-scène tour à tour.124

En observant la réaction de la propriétaire de Mariana Torres, on constate que l‟opinion publique ne penche plus en faveur des droits absolus des propriétaires d‟esclaves après les guerres d‟indépendance. Les contre-arguments avancés par Josefa Carcelen, évoquent sa propre pauvreté et sa condition précaire de veuve pour faire appel au patriarcat du tribunal pour être elle-même protégée de l‟abus. En fait, Josefa Carcelen utilise elle aussi l‟amour maternel pour faire avancer sa cause. De son point de vue, son esclave a toujours démontré peu d‟amour ou de tendresse envers sa progéniture. Elle déclare que Mariana Torres a pris l‟habitude d‟abandonner sa fille pendant de longues périodes, ce qui indique une absence d‟instinct maternel. Pour le bien de la Patrie, il faut laisser les enfants entre les mains de personnes capables de leur donner une bonne éducation.125 Il est très étonnant de voir l‟ensemble du débat juridique tourner autour de la question de l‟amour maternel et de voir le tribunal trancher sur la femme capable d‟offrir la meilleure éducation possible…

La cause qui divise Mariana Torres et Josefa Carcelen aurait été impensable une vingt ans plus tôt lorsque Thomas Villacis prenait la parole contre Nolverta de la Flor en brandissant la loi sur la propriété et des arguments pécuniaires. Au lieu de se disputer sur la question du droit à la propriété, les débats entre Torres et Carcelen portent sur la présence d‟amour maternel. L‟enjeu véritable était une prise de position claire pour ou contre l‟esclavage dans la jeune République.126 Il est certain que les guerres d‟indépendance ont joué un róle pour faire la promotion d‟un nouveau langage républicain. Au moment où plusieurs dénonçaient à la tyrannie du Roi d‟Espagne, il était difficile pour les créoles de Quito de ne pas s‟interroger sur la tyrannie des maîtres d‟esclaves sur leur territoire. Cette

124 Voir par exemple Milton, The Many Meanings, pp. 71-74. 125 ANE esclavos, c. 22, exp. 16, 1823/01/02, f3v.

conscience politique ne se limitait pas qu‟aux Créoles et était partagée par plusieurs esclaves aussi.127 Ainsi, des procureurs, peut-être avec la complicité de leurs clientes esclaves, ont intégré dans leurs plaidoyers l‟amour naturel des mères pour leurs enfants, comme ultime argument pour dénoncer la cruauté de l‟esclavage.

Conclusion

Les parents esclaves ont cherché des moyens diversifiés pour assurer eux-mêmes la sécurité de leurs enfants, même si le statut de chef de famille leur était nié à cause de la nature même de l‟esclavage. Ils ont utilisé les failles du système pour revendiquer de vivre près de leurs enfants. Ils ont fait de la résistance passive, se sont fait emprisonner pour mieux contester leurs propriétaires, ils ont cherché à influencer leurs prix, utilisés le contexte multiracial pour tenter de faire oublier leur peau noire, abandonné leurs petits pour leur offrir une vie meilleure. Après 1791, ils ont pu bénéficier plus facilement de l‟aide juridique et ont investi les tribunaux plus que jamais pour loger de nouveaux arguments, dont celui du droit des parents à protéger leurs enfants. Pères et mères se sont défendus de manière différente pour demander de l‟autorité sur leurs enfants, mais ils ont tous les deux fait valoir leur capacité à les aimer et à les élever correctement.

On constate, vers la fin du régime colonial, un essoufflement de l‟institution de l‟esclavage, qui se traduit par une plus grande « humanisation » des esclaves dans les documents judiciaires. Ceci est très évident lorsqu‟on s‟intéresse aux situations des familles. Désormais, le tribunal accepte d‟entendre des arguments sentimentaux, comme celui de l‟amour naturel d‟une mère pour sa progéniture ou de la volonté d‟un père de protéger les siens. L‟esclave est autorisé à présenter une certaine quantité de revendications pour solliciter le droit d‟être bien traité et nourri convenablement. Même si les tribunaux se

précipitent rarement pour donner raison aux esclaves et que ceux-ci devaient souvent se défendre pendant des années entières, ceci témoigne toutefois de nouvelles attitudes sociales. Il faut le reconnaître, l‟esclave était de moins en moins une « bête de somme », une « propriété » devant se soumettre aux moindres caprices de ses maîtres, et de plus en plus un être humain avec des besoins affectifs à la fin du régime colonial. Ceci n‟aboutirait pas dans une retentissante campagne de force pour abolir l‟esclavage, mais bien dans un déclin graduel de cette institution tenace au milieu du XIXe siècle.