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Le 31 mai 1789, le Roi d‟Espagne émettait une cédule royale concernant le traitement et l‟éducation des esclaves dans ses royaumes d‟outre-mer.75 Celle-ci accordait le droit aux esclaves pensant être exploités, maltraités ou abusés par leur maître de faire appel à l‟État pour se défendre.76 Ils avaient le droit de recourir aux services de procuradores síndicos pour les représenter devant la loi sans avoir à prouver leur pauvreté. Ces procureurs étaient des fonctionnaires, avec ou sans formation juridique, qui travaillaient pour une municipalité (ayuntamiento), comme les défenseurs de mineurs et les défenseurs des Indiens, pour représenter les pauvres devant la loi.77 Toutefois, entamer des procédures judiciaires n‟était pas gratuit : les poursuivants devaient payer le prix du papier officiel et du scribe.78 Dans la cédule d‟Aranjuez, les procuradores síndicos se voyaient aussi attribuer la tâche d'assurer que les haciendas soient visitées trois fois par année pour vérifier si les droits des esclaves étaient respectés.79 Ces inspections pour trouver les mauvais traitements étaient certainement ce qui dérangeait le plus les propriétaires d‟esclaves.

suivante que le couple Ontaneda est resté emprisonné pendant cinq mois sans que leur propriétaire ne leur donne à manger. ANE esclavos, c. 16, exp. 11, voir aussi exp.6, 1801/01/16.

75 ANE, Reales cédulas, c.16, f.201-204, 31 mayo 1789, Aranjuez, “Real Cédula de su magestad sobre la educación, trato y ocupaciones de los esclavos en todos sus dominios de Indias...” Madrid, Imprenta de la viuda de Ibarra, ano de MDCCLXXXIX.

76 Quelques cédules et ordonnances royales avaient déjà établi en 1523, 1545, 1636 et 1683 que les esclaves ne devaient pas recevoir de mauvais traitements. Pourtant, à la fin du XVIIIe siècle, l‟Espagne doit se faire plus ferme à cause de la compétition avec d‟autres colonies esclavagistes telles que la France et l‟Angleterre. Tardieu, El negro, p. 319.

77 Salmoral, Sangre sobre piel negra, p. 37.

78 Camilla Townsend, “Half my body free, the other half enslaved: The politics of the slaves of Guayaquil at the end of the colonial era”, Colonial Latin American Review, vol. 7, n. 1(1998), p. 114.

Dans la cédule royale de 1789, le Roi d‟Espagne a fixé l‟âge où les enfants pouvaient assurer leur propre subsistance sans l‟aide de leurs parents : 12 ans pour les filles et 14 ans pour les garçons. Même s‟ils décidaient de leur accorder la liberté avant cet âge, les propriétaires d‟esclave avaient l‟obligation de continuer de veiller à l‟alimentation et à l‟habillement des mères et de leurs enfants jusqu‟à 12 ou 14 ans.80 De plus, la cédule ordonnait que le type de travaux exécuté soit adapté à la jeunesse d‟un esclave, ou au contraire, sa vieillesse. Les propriétaires, ou majordomes, ne pouvaient obliger les moins de dix-sept ans ni les soixante ans et plus, à se livrer à des tâches trop lourdes, à travailler aux champs, et encore moins leur donner un emploi qui n‟est pas conforme à leur sexe.81 La cédule royale ne définissait toutefois pas ce qu‟était un travail "conforme" à chacun des deux sexes, ce qui laissait donc place à l‟interprétation de chaque propriétaire.

Il ne faut pas exagérer l‟impact d‟une telle loi qui allait à l‟encontre des intérêts du pouvoir économique et ecclésiastique et qui ne prévoyait pas de manière concrète de veiller à l‟application des lois dans la vie quotidienne.82 Par exemple, il n‟était pas facile pour les esclaves de mettre en évidence le mauvais traitement reçu, et surtout ceux reçus par leurs enfants.83 Toutefois, comme cette nouvelle loi faisait spécifiquement mention d‟un

traitement distinct pour les « individus d‟âge mineur », la porte était ouverte pour les parents qui détenaient une nouvelle occasion de faire libérer leurs enfants.

79 Salmoral, Sangre sobre piel negra, p. 37.

80 ANE, Reales cédula, caja 16, f.201-204, 31 mayo 1789, Aranjuez, “Real Cédula de su magestad sobre la educación, trato y ocupaciones de los esclavos en todos sus dominios de Indias...” Madrid, Imprenta de la viuda de Ibarra, ano de MDCCLXXXIX, f.202r.

81 Idem, f203r.

82 Môrner, “Slavery, Race Relations”, p. 14.

83 Les mauvais traitements étaient permis dans une certaine mesure, mais la cédule limitait le nombre de coups de fouet permis à vingt-cinq. Salmoral, Sangre sobre piel negra, p. 38. Il pouvait donc s‟avérer difficile de départager les blessures causées par des punitions excessives des punitions raisonnables comme ce fut le cas pour les enfants de Constancio Ontaneda dont nous reparlerons plus loin. Voir ANE esclavos, c.20, exp.13, 1810/01/18.

Lorsque l‟esclave réussissait à prouver qu‟il était lésé, celui-ci pouvait demander à être vendu à un autre maître à un prix juste.84 La plupart du temps, les esclaves avaient eux- mêmes trouvé un acheteur intéressé avant de s‟adresser au tribunal pour les défendre devant un refus du propriétaire de les laisser partir à un prix raisonnable. Par exemple, Feliciana Mena accuse le fils de sa propriétaire, un « homme de nature perverse », de la maltraiter elle et ses enfants de façon quotidienne, en particulier son petit garçon qui s‟est fait casser un bras.85 Le problème est vite résolu quand la propriétaire autorise Feliciana à trouver un nouveau maître, après que le prix de la petite famille ait été évalué par le tribunal.

La Cédule royale de 1789 engageait les maîtres d‟esclaves à fournir éducation, support économique et conditions de travail adaptés à l‟âge et à la force de chacun.86 Lorsque la cédule royale de 1789 a commencé à être appliquée au début de la décennie 1790 au détriment des propriétaires blancs,87 de nouvelles dispositions permettaient de dénoncer un propriétaire pour mauvais traitement et des clauses visaient à enrayer les mauvais traitements infligés aux enfants esclaves de moins de douze ans.88 La cédule a été suspendue pour faire suite au tollé de protestations dans toute l‟Amérique hispanique.89 Toutefois, dans l‟Audiencia de Quito, on constate après 1791 un changement

84 Lorsque les esclaves s‟adressaient aux tribunaux pour demander à être vendus à un prix juste, cela était une forme de contestations importantes contre l‟autorité de ces derniers. Toutefois, les maîtres avaient des ressources pour se défendre : ils pouvaient accuser l‟esclave rebelle de vols ou d‟autres crimes, menacer d‟envoyer ces derniers en prison ou dans une boulangerie, et enfin, ils pouvaient exercer des châtiments physiques. Carlos Aguirre, “Working the System : Black Slaves and the Courts in Lima, Peru”, in D. Hine and J. McLeod eds., Crossing Boundaries: Comparative history of black people in diaspora, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 210.

85ANE esclavos, c.13, exp. 4, 1793/05/16, “caballero de perversisimo natural”.

86 ANE reales cédulas, c.16, f.201-204, 31 mayo 1789, Aranjuez, “Real Cédula de su magestad sobre la educación, trato y ocupaciones de los esclavos en todos sus dominios de Indias...” Madrid, en la Imprenta de la viuda de Ibarra, ano de MDCCLXXXIX.

87 Pour les protestations des maîtres à la cédule royale favorisant « l‟insolence de la plèbe », voir Cháves,

Honor y libertad, pp. 53-56. Selon Salmoral, c‟est à Barbacoas qu‟il y a eu le plus important tollé de

protestation de toute l‟Audiencia contre l‟Instruction de 1789. Salmoral, Sangre sobre piel negra, chapitre VI, p. 83 et suivantes et p. 168.

88 ANE reales cédulas, c.16, f.201-204, 31 mayo 1789, op.cit.

89 Salmoral, Sangre sobre piel negra, chapitre III., p.47 et suivantes. La Real cédula n‟a pas été révoquée, mais ses « effets » ont été suspendus. Un code juridique pertinent pour encadrer l‟esclavage n‟a vu le jour

important dans les dossiers qui sont déposés devant le tribunal : ces derniers dénoncent davantage l‟abus, les mauvais traitements et la violence envers les enfants. Ils déplorent parfois la cruauté de l‟institution en déclin qu‟est l‟esclavage.

Au cours de mes recherches, j‟ai trouvé dans le fonds « esclavos » des archives de Quito une trentaine de cas représentatifs de la situation de la servitude des enfants à l‟époque coloniale après 1760. Il s‟agit de documents judiciaires qui nous en apprennent beaucoup plus long sur les actions et les espoirs des esclaves que les transactions commerciales. De tous les documents étudiés, l‟âge des enfants était connu dans plus de la moitié des cas. De ce nombre, plusieurs procédures étaient intentées alors que les petits avaient entre 6 à 10 ans. Ceci s‟explique parce qu‟il s‟agit là d‟un âge où la mortalité infantile est moins grande et où l‟enfant peut s‟avérer utile pour accomplir des tâches domestiques.90 C‟était également l‟âge (environ sept ans) où les jeunes pouvaient commencer à apprendre un métier, même si en tant qu‟esclaves, ils n‟avaient pas légalement droit au statut d‟apprenti.91 En effet, les esclaves journaliers qui apprenaient un métier étaient susceptibles de rapporter plus d‟argent à leur propriétaire en gagnant un salaire plus élevé.92 Enfin, c‟était aussi un âge où les enfants étaient encore considérés

comme "dociles", capables de s‟adapter aux exigences particulières du propriétaire.93

qu‟en 1819 alors que la plupart des colonies étaient sur le point de devenir indépendantes. Salmoral, Sangre

sobre piel negra, p. 49.

90 Aguirre, Agentes de su propia libertad, pp. 149-165.

91 Môrner, “Slavery, Race Relations”, p. 17. Voir aussi, Diptee, « Imperial Ideas », p. 51. 92 Aguirre, Agentes de su propia libertad, p. 135 et suivantes, chapitre 4.

93 La popularité de la vente des jeunes esclaves est manifeste dans le document suivant: ANE fondo especial, c.172, vol. 405, f86. 1803/03/16. Dans son étude sur les enfants esclaves en Jamaïque, Audra Diptee démontre que certains propriétaires demandaient explicitement à acheter des enfants en croyant que ceux-ci avaient de meilleures chances de bien tourner à l‟âge adulte et que leur prix était plus bas. Paradoxalement, la façon utilisée par les planteurs jamaïquains pour évaluer l‟âge des enfants débarqués de bateaux négriers était la hauteur et non les traits physiques. Ceci rappelle aussi qu‟il y avait une différence entre les esclaves achetés à leur arrivée d‟Afrique, sans baptistaire pour prouver leur âge, et ceux nés en sol américain. Voir Diptee, “Imperial Ideas”, pp. 48-51.

Table 2 - Cas étudiés, fond « esclavos », ANE (1761-1830) Femme enceinte 3 Bébé (0-1 an) 3 1-5 ans 4 6-10 ans 7 11-12 ans 1 13-15 ans 3 Âge incertain 10 Total 31

L‟âge jouait donc un róle primordial aux yeux des propriétaires d‟esclaves. Par exemple, Don Matheo Benalcazar, n‟a jamais oublié qu‟il était le propriétaire légitime de Joan, même si ce dernier a grandi dans un autre foyer pendant neuf ans. Don Matheo a laissé partir le mulatillo en compagnie de sa mère alors que celui-ci n‟était encore qu‟un bébé, mais le résidant d‟Otavalo a plus tard cherché reprendre possession de son „bien‟ parce que Joan était en âge de lui être utile. Doña Bernarda, la femme espagnole qui a élevé Joan à ses frais, ne voulait pas le lui rendre parce qu'elle s'était attachée à lui.94 Selon Don Matheo, même si Doña Bernarda a offert de financer l‟éducation du petit garçon pour que la séparation de sa mère ne soit pas trop cruelle, il dit que l‟argument de l‟amour familial ne lui enlevait pas son titre de propriété légal.95

Parfois, les esclaves diminuaient l‟âge de leurs enfants, en cherchant ainsi à faire réduire le prix de vente. Par exemple, l‟esclave María Nieves a préféré se faire incarcérer dans la prison pour femme de Santa Marta plutôt que de laisser sa propriétaire, Doña Juana, la vendre. María a déclaré qu‟elle voulait rester auprès de son fils de 8 ans, Antonio, parce qu‟il était tout petit. Déterminée à garder le petit mulâtre auprès d‟elle, la patronne Doða

Juana, s‟est dite prête à présenter le certificat de naissance de celui-ci à la cour en garantissant qu‟Antonio avait plutót 13 ans et qu‟il était capable de se débrouiller tout seul.96 Les tribunaux tenaient donc compte de l‟âge d‟un enfant lorsqu‟ils statuaient sur la pertinence de séparer des familles, en particulier les très jeunes enfants.

L‟âge avait enfin de l‟importance pour les esclaves qui rêvaient de liberté. Les parents avaient intérêt à acheter la liberté de leurs enfants alors qu‟ils étaient encore jeunes alors que le prix était beaucoup plus bas. Évidemment, ces derniers risquaient de perdre leur investissement à cause de la forte mortalité infantile. Au fur et à mesure des années, les esclavitos devenaient plus précieux pour leurs propriétaires. Comme nous allons le voir plus loin, certains maîtres étaient prêts à intenter de longues et coûteuses poursuites judiciaires lorsque ceux-ci se sentaient lésés dans leurs droits.

L‟absence d‟un code de loi traitant de l‟esclavage en Amérique hispanique avant 1789 complexifie la recherche dans les documents judiciaires à cause de l‟utilisation simultanée de divers codes de loi tels que les coutumes de Castille et la loi romaine. Selon l‟historienne María Eugenia Chávez, la cédule royale de 1789 constitue une des collections les plus complètes de lois pour encadrer la pratique de l‟esclavage en Amérique.97 La Real

cédula de 1789 ne modifie pas la fréquence à laquelle on rencontre des causes impliquant les enfants dans l‟Audiencia de Quito (voir table 2 ci-bas), mais elle change le type de causes présentées devant le tribunal (table 3, ci-bas). En effet, après 1789, c‟est en majorité des esclaves qui déposent les causes devant les tribunaux, alors qu‟avant cette date, c‟était plutôt des propriétaires qui déposaient leur plainte à la cour.

95 La fin de cette cause n‟est pas claire, elle semble avoir été transférée au tribunal ecclésiastique. ANE esclavos, c.6, exp. 5, 1761/11/06.

96 ANE esclavos, c.7, exp. 3, 1769/07/20. María Nieves, emprisonnée pendant plus d‟un mois et demi, réussit finalement à se faire vendre à un nouveau propriétaire en compagnie de son garçon.

Le premier tableau nous indique que le nombre de causes impliquant des enfants traités par l‟Audiencia de Quito est resté stable de 1760 à 1830 :

Table 3 - Cas étudiés classés par décennies

Années Total Coloniale Républicaine

1761-70 4 4 1771-80 3 3 1781-90 4 4 1791-1800 3 3 1801-10 10 10 1811-20 3 3 1821-30 4 4 Total: 31 27 4

Il y a donc moins de causes étudiées entre 1761 et 1791 (11 dossiers) qu‟entre 1791 et 1830 (20 dossiers). Pourtant, il faut aussi prendre en compte que certains fichiers classés séparément dans les archives présentent des témoins ayant le même nom, provenant du même lieu et racontant la même histoire : il ne s‟agit en fait que d‟une seule cause qui se traduit en de multiples procédures judiciaires. C‟est le cas pour trois causes, une en 1784 (2 dossiers similaires), de 1800-1810 (4 causes impliquant des membres de la même famille), et de 1810-1811 (peut-être 4 causes liées). En ne comptant ces causes qu‟une seule fois, on obtient des totaux plus rapprochés, 10 dossiers avant 1791 et 14 dossiers après 1791.

Les raisons pour lesquelles les demandeurs ont porté la cause devant les tribunaux sont multiples.98 Parfois, un propriétaire demandait réparation, parfois un esclave contestait une décision de son propriétaire :

Table 4 - Classement des causes étudiées par raison de la demande Empêcher la vente 2

Revendiquer une propriété 5 Contester la liberté 1 Fugue d'un esclave 1

Demander liberté 6

Demande d'être vendue 6 Mauvais traitements 9

Autre 1

Total: 31

Ce qui frappe, en fait, c‟est le changement du type de demandeur qui s‟opère après la Cédule royale de1791. Pour la période allant de 1760 à 1791, les demandeurs étaient aussi bien des propriétaires que des esclaves (7 propriétaires et 5 esclaves). Pour la période allant de 1791 à 1830, la majorité des demandeurs étaient des esclaves (5 propriétaires et 15 esclaves).99 Vers la fin du XVIIIe siècle, on voit de plus en plus les esclaves être représentés par des procureurs, qui vont jouer un rôle important dans le choix du vocabulaire utilisé pour dénoncer l‟esclavage. Nous en reparlerons plus loin.

98 J‟ai compté les causes doubles et quadruples séparément puisque les raisons pour justifier le recours au tribunal étaient différentes à chaque fois.

99 Ici encore, j‟ai compté les causes doubles et quadruples séparément, puisque les demandeurs étaient parfois les esclaves dénonçant leurs propriétaires et parfois les propriétaires dénonçant les abus de leurs esclaves.

En étudiant les pétitions déposées à la cour par des parents esclaves, j‟ai compilé de manière qualitative les arguments utilisés par des pères et des mères pour faire valoir leurs droits parentaux sur leurs familles. Nous allons maintenant voir que les stratégies utilisées par les esclaves des deux sexes étaient profondément différentes : alors que les pères cherchaient à faire valoir leur autorité, les mères se sont plutôt appuyées sur un discours des sentiments et sur l‟amour qu‟elles nourrissaient à l‟égard de leur progéniture.