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L‟étude de documents d‟émancipation permet d‟observer le discours utilisé par des jeunes de l‟élite pour prouver leur capacité à être traités en adultes. Les documents d‟émancipation sont précieux: plusieurs jeunes hommes (et une seule femme à l‟époque coloniale) y affirment solennellement qu‟ils ont la maturité suffisante pour prendre leur vie en main avant l‟âge légal de la majorité, soit 25 ans. Ils ne veulent plus être considérés comme des mineurs. Ce faisant, ils dressent un portrait de ce que signifie le concept de minorité aux yeux de leurs auteurs. Ces documents légaux se nomment les habilitaciónes de menor edad (réhabilitation de l‟âge mineur). Les jeunes souhaitant être reconnus comme des adultes devaient se présenter à la cour en personne ou par l‟entremise d‟un procureur, payer les frais exigés et présenter au moins trois témoins adultes crédibles attestant leur maturité. Bien souvent, ils devaient produire leur certificat de naissance pour prouver leur âge, ainsi que leur statut à la naissance (légitime ou illégitime).

Dans le fonds menores de edad des Archives nationales de l‟Équateur, cinquante et une demandes d‟émancipation sont répertoriées entre 1761 à 1845, dont la moitié d‟entre elles à l‟époque coloniale. Un fonctionnaire responsable du sort des mineurs, le Padre 36 ANE, Real cédula, c. 17, vol. 2, f.52, 1801/08/03, Madrid, f52v, voir l‟article 21. Le gracias al sacar est un processus par lequel le Roi, ou un de ses représentants, a la possibilité de changer le statut légal (race,

general de menores, résume ainsi la démarche légale: « ...à vingt ans il est possible d‟habiliter le mineur quand on lui reconnaît suffisamment d‟habiletés, pour avoir su anticiper la malice… » lorsqu‟il démontre qu‟il « a les aptitudes nécessaires pour administrer ses biens, qu‟il saura les gérer sans l‟intervention du curateur… »37 Plus tard, à l‟époque républicaine, l‟âge légal pour soumettre une demande d‟émancipation a été abaissé à 18 ans.38

Table 1 - Âge des demandeurs39

Âge des demandeurs Coloniale Républicaine

18 ans 5 19 ans 4 20 ans 7 4 21 ans 5 3 22 ans 7 6 23 ans 4 2 24 ans 1 2 Autre 2 1 Inconnue 2 3 légitimité, dispense d‟âge) d‟une personne. Twinam, Public Lives, Private Secrets, p. 43.

37 ANE menores, c.1, exp. 17 , 1769/09/23. “...alos veinte años se puede avilvar al menor cuando se reconoce suficiente avilidad, por averse anticipado la malicia, como se determina enla ley doscientas, y ciete deel estilo, donde se equipan el casamiento conla malicia postas palabras ca. el casamiento, e la malicia suplen la edad, y asi como el menor que contrate matrimonio se tiene por mayor para administrar libremente sus Bienes en conformidad de la Ley catorce titulo primero libro quinto dela Recopilacion de Castilla que correrranda con la sexta titulo dies y ciete partidas septima; asi tambien el menor que por anticiparsele la malicia tiene la aptitud necesaria para administrar sus bienes, los podra manejar sin intervencion deel curador...”

38 Neuf demandes ont été déposées par des jeunes de 18 et de 19 ans après l‟indépendance. Aucun demandeur de cet âge n‟a présenté de demande avant 1821, ce qui laisse croire que la loi obligeait les demandeurs à avoir plus de 20 ans. Dans la constitution de 1855, l‟âge de la majorité est réduit de 25 ans à 21 ans pour les célibataires. Comme c‟était le cas auparavant, les mineurs s‟émancipent automatiquement à la date de leur mariage. BAEP, Constituciones, Leyes, Decretos y Resoluciones del Congreso de 1855, Quito, Imprenta del Gobierno, 1854, tituo II, art. 9, p. 3.

39 Le nombre de pétitions répertoriées ici est supérieur à celui du nombre total de pétitions puisqu‟occasionnellement deux ou trois frères faisaient la demande sur la même pétition.

Table 2 - Répartition des demandes d'émancipation par décennie Époque coloniale 1761-1770 4 1771-1780 6 1781-1790 6 1791-1800 7 1801-1810 0 1811-1825 1

Total époque coloniale 24

1824-1830 1 1831-1840 19 1841-1850 7 1851-1860 0 Total époque républicaine 27 Total 51

Toutes les demandes d‟émancipation provenaient a priori d‟une seule et même catégorie raciale, celle des Espagnols. Dans les demandes d‟émancipation étudiées, les actes de naissance présentés indiquaient toujours des personnes dont le baptême était enregistré dans le livre des Espagnols (registre qui comprenait des Blancs et des métis). Le passé des demandeurs d‟émancipation et le statut de leur famille étaient très importants.40 Les demandeurs provenaient presque tous des classes privilégiées de la société, comme en témoigne l‟utilisation des termes honorifiques de « Don » et « Doña ».41 En effet, dans 22

40 Parmi les demandeurs, on trouve des orphelins de pères aux professions prestigieuses : un fils de maire (alcalde), un fils de juge (regidor) et deux fils de capitaines de milice.

41 Il faut bien entendu se méfier de l‟utilisation de ces termes qui, au XVIIIe siècle, ne désignaient pas nécessairement l‟appartenance à la noblesse puisque leur attribution n‟était pas contrólée. Christiana Borchart de Moreno, “Violencia cotidiana y relaciones de género en Quito al fines del siglo XVIII”, Anuario Hojas de

des 24 cas présentés à l‟époque coloniale, les demandeurs se présentaient avec le terme honorifique de « Don » ou « Doña ». Dans 19 de ces cas, un de leurs parents ou les deux étaient également désignés sous cette appellation. Les demandeurs incapables de présenter un acte de naissance, comme Antonio Sanbrano, devaient se livrer à une longue enquête sur leurs origines familiales.42 La mention de la race du demandeur et les titres de noblesse ont disparu des documents après l‟Indépendance. Toutefois, un indice laisse croire que les demandeurs étaient toujours issus de secteurs privilégiés de la société : la présence de titre de noblesse des parents sur les actes de baptême dans 12 des 27 cas.

Voyons d‟abord pourquoi ces jeunes adultes cherchaient à s‟émanciper de leur statut de mineur. Selon la loi hispanique, l‟émancipation d‟un mineur se produisait automatiquement au moment du mariage, ce qui pouvait survenir n‟importe quand après la puberté. Pour les célibataires, l‟émancipation survenait à l‟âge de vingt-cinq ans, comme nous l‟avons mentionné plus tót. L‟âge de la majorité permettait à un garçon de se libérer définitivement des contraintes de la patria potestad et de devenir responsable de sa propre destinée, comme en témoigne le tableau suivant.

42 ANE menores, c.1, exp.22, 19/05/1773.

Table 3 - Raisons pour lesquelles des mineurs ont déposé une demande d‟émancipation devant l‟Audiencia de Quito (1761-1845)

Raison invoquée pour demander l‟émancipation Total

Époque coloniale Époque républicaine Toucher un héritage 18 10 8 Assurer sa subsistance 11 7 4 Se représenter à un procès 3 1 2

Aider sa famille en travaillant 6 2 4

Obtenir un emploi 1 1

Se marier43 1 1

N‟a pas de curateur 4 4

Raison inconnue 9 3 5

Total 51 24 27

Les raisons invoquées pour demander le statut de majorité (être reconnu comme adulte) se ressemblent. En effet, « assurer sa propre subsistance », « aider sa famille en travaillant » et « occuper un emploi » sont toutes des raisons qui auraient pu être regroupées ensemble. Elles font référence au même besoin des garçons d‟être reconnus par l‟État comme des chefs de famille, des pourvoyeurs. Mais ce tableau nous indique aussi que l‟émancipation était une formalité très souvent associée à l‟obtention d‟un héritage. Comme nous pouvons le constater à partir de ce tableau, les orphelins étaient nombreux à réclamer la majorité légale pour toucher de l‟argent auquel ils n‟avaient pas droit avant d‟avoir atteint l‟âge requis. Le second tableau démontre que les orphelins étaient également premiers de la cohorte des demandeurs :

Table 4 – Statut familial des demandeurs d‟émancipation (1761-1845) Statut familial Total Époque coloniale Républicaine

Deux parents vivants 1 1

Orphelin de père 14 8 8

Orphelin de mère 2 2

Deux parents défunts 15 9 6

Enfant abandonné 7 3 4

Illégitime 1

Non précisé 9 1 9

Total 51 24 27

On peut donc constater que les raisons pour lesquelles les jeunes ont sollicité l‟émancipation ont peu changé de 1760 à 1845. En outre, le profil socio-économique des demandeurs est similaire pour les deux époques étudiées. Il s‟agissait d‟orphelins souvent bien nantis, en majorité des enfants légitimes, qui réclamaient leur appartenance à la société espagnole. Ceci étant établi, il est possible d‟observer les transformations dans le langage employé par les demandeurs pour justifier leur droit à l‟indépendance économique et sociale.

Les qualités recherchées pour faire office de bon adulte sont l‟utilisation de la raison, les bonnes « coutumes », la prudence et l‟habitude de mener des affaires tout seul.44

Dans certains cas, la bonne conduite religieuse est également utilisée comme prétexte pour justifier le mérite.45 Toutefois, le prestige de la naissance est demeuré le principal facteur d‟influence à l‟époque coloniale. Les postulants invoquaient des questions d‟honneur pour expliquer l‟importance de se défaire de leur statut de mineur. En 1769, Don Ramón

44 Cette cause est très intéressante pour comprendre les valeurs attribuées à un bon adulte parce qu‟elle est refusée : ANE menores, c.1, exp. 14, 1766/12/15.

Maldonado a déclaré qu‟il désirait s‟émanciper afin d‟obtenir un niveau de vie conforme à son statut à la naissance.46 Force est de constater que les concepts d‟honneur et de « majorité » étaient étroitement liés dans la société coloniale où l‟indépendance économique demeurait un critère important pour réclamer l‟honneur.

À Lima, Bianca Premo a découvert un changement important dans les demandes d‟habilitation d‟âge mineur à la fin du XVIIIe siècle : l'accentuation de l'importance de l‟éducation et du savoir pour départager le mineur apte à s‟émanciper de la tutelle d‟un adulte.47 Ainsi, la présence de diplóme d‟une institution reconnue est devenue un facteur de poids lorsque venait le temps de déterminer si une jeune avait assez de maturité pour voler de ses propres ailes. L‟étude des demandes d‟émancipation démontre donc un changement dans la manière dont chaque jeune a choisi d‟exprimer sa capacité à être traité en adulte. Les demandeurs devaient de plus en plus démontrer leur mérite personnel plutôt que de s‟asseoir sur l‟honneur de la famille. Désormais, chacun était jugé selon de nouveaux critères : son utilité à la société et sa valeur en tant qu‟individu. Par exemple, quatre demandeurs ont fait valoir leur profession pour exiger l‟émancipation (l‟un était maire, l‟autre était clerc, les deux autres étaient fonctionnaire et étudiant).

Au cours de la décennie 1780, le processus pour demander l‟émancipation s‟est complexifié. Les demandeurs devaient prouver davantage leur mérite, en brandissant leur statut de fils légitime et la pureté de la race pour obtenir satisfaction. L‟argument de la pureté du sang, libre de tout ancêtre juif, musulman, indien ou mulâtre, a été soulevé pour favoriser les demandes.48 En 1784, Don Joseph Mariano, 21 ans, a ainsi été soumis à un examen très serré de ses origines raciales et de la légitimité du mariage de ses parents avant qu‟on ne lui reconnaisse son statut d‟homme majeur.49 La veuve Jabiera Bermeo a

46 ANE menores, c.1, exp.17, 1769/09/23, f3.

47 Bianca Premo, Children of the Father King, Chapel Hill, University of North Carolina, 2005, p. 199. 48 ANE menores, c. 2, exp. 5, 1784/04/06; ANE menores, c. 2, exp.6, 1785/04/14.

beaucoup plus de difficulté à faire reconnaître la majorité de son fils Manuel, le tribunal se montrant particulièrement sévère à son endroit.50 Au lieu de faire comparaître trois témoins, elle a été obligée d‟en présenter sept. Malgré ses efforts, Jabiera Bermea a vu sa demande refusée malgré sa « réputation » de femme noble. Toutefois, il semble que ces mesures de contrôle extraordinaires se soient estompées dans la décennie suivante.

Les demandes d‟émancipation de l‟époque coloniale témoignaient d‟une volonté étatique de contróler une des portes d‟entrée pour accéder aux privilèges de l‟élite : l‟indépendance (économique et judiciaire), à une époque où les réformes venues d‟Espagne jetaient un flou sur le type de candidats se qualifiant pour accéder à la majorité. Au moment où l‟État accordait plus de pouvoirs aux parents sur la destinée de leurs enfants, les demandes d‟émancipation constituaient une façon de permettre à certaines personnes de recouvrer leur indépendance s‟ils avaient les moyens financiers et les appuis pour ce faire. Obtenir ces documents bureaucratiques demandait souvent un investissement de temps et d‟argent considérable, surtout lorsque les pétitionnaires n‟habitaient pas à Quito et devaient payer un procureur pour les représenter.51 D‟autres formalités pouvaient également être coûteuses, par exemple se procurer un certificat de baptême à Lima, au Pérou, pour être en mesure de justifier son âge à Quito.52

Enclencher une procédure judiciaire pour se faire reconnaître officiellement comme un adulte avant l‟heure n‟était donc pas accessible à tout le monde. Le taux de réussite élevé des demandeurs d‟émancipation laisse croire que seules les personnes assurées d‟obtenir satisfaction plaçaient leurs demandes devant le tribunal. D‟autres abandonnaient peut-être aussi dès le départ.

50 ANE menores, c. 2, exp. 5, 1784/04/06.

51 Par exemple, les frères Bernardo et Antonio Roca de Guayaquil autorisent un procureur à les représenter à Quito. ANE menores, c.2, exp. 14, 1794/03/13.

Table 1 - La demande d'émancipation est-elle acceptée ou refusée? Total Coloniale Républicaine

Demande acceptée 40 16 24

Demande refusée 3 2 1

Verdict inconnu 4 2 2

Avec conditions 4 4

La toute dernière catégorie, l‟acceptation sous conditions, est particulièrement intéressante puisqu‟elle démontre que le tribunal hésitait à accorder les pleins pouvoirs de la majorité à certains individus. Deux catégories de demandeurs tombaient dans la catégorie intermédiaire « mi-mineurs/mi-majeurs » : les femmes et les individus jugés à risque de faire des transactions financières désastreuses. Les tribunaux préféraient alors accorder des émancipations conditionnelles. Par exemple, Antonia de León a déposé une demande, désirant faire reconnaître par le tribunal son âge, supérieur à 25 ans, afin de se débarrasser de toute forme de tutelle masculine. Pour se faire, elle a dû s‟adresser au tribunal pour demander de la protection en prétendant être victime des mauvaises actions de ses frères.53 Le fait que le tribunal lui ait accordé la permission de témoigner en personne sans être représentée par un homme démontre que son statut d‟adulte était partiellement reconnu. Toutefois, le raisonnement du juge n‟était pas entièrement basé sur l‟âge de celle-ci. Sa demande était considérée comme celle d‟une orpheline « libre de la patria potestad depuis la mort de son père » et c‟est pour cette raison qu‟elle était perçue comme une « personne libre ».54 Le jugement final a accordé le statut de « majorité », en prenant soin de limiter l‟action de Antonia à des activités (negocios) « n‟étant pas particulièrement prohibées ».55

Les demandes d‟émancipation des mineurs de Quito démontrent que l‟État colonial

53 ANE menores, c.2, exp. 12, 1793/05/24.

jugeait pertinent d‟encadrer la jeunesse et de maintenir en place des valeurs patriarcales où femmes et enfants, mineurs et pauvres, étaient considérés à leur place sous la tutelle d‟un homme blanc. Permettre à des personnes de devenir des patriarches était un acte politique que l‟État désirait encadrer. Nous verrons maintenant que le statut de « mineures à vie » des femmes ne vivant pas sous l‟autorité de pères et de maris était relatif. En effet, les tribunaux de Quito étaient prêts à accorder certains pouvoirs aux femmes sur leurs destinées et celle de leurs enfants lorsqu‟elles étaient veuves ou célibataires. Toutefois, les mères de famille qui désiraient en arriver à ce résultat devaient présenter leurs pétitions en sollicitant la protection du tribunal, à titre de mineure, et faire acte d‟humilité.