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L’expulsion des Jésuites et le mécontentement grandissant des Créoles

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à une époque où les penseurs des Lumières s‟entassaient dans des salons de Madrid pour discuter de prospérité économique, de l‟avancement de l‟agriculture et de l‟industrie, et parfois même pour critiquer le monopole sclérosé de l‟Église catholique sur l‟éducation, le Roi Charles III a entamé, dans le cadre des réformes bourboniennes, un plan pour réformer l‟Église qui a connu son apogée vers 1770.11 Cette réforme, dont l‟objectif était de limiter le pouvoir de l‟Église, a eu pour effet secondaire d‟affaiblir financièrement les couvents et les monastères, les institutions même qui s‟occupaient d‟éducation.12 Au même moment, plusieurs Créoles de la ville de Quito réclamaient un meilleur système d‟éducation pour leurs enfants : ils étaient nombreux à s‟inquiéter de l‟état pitoyable des écoles et à se lamenter de l‟inaction de la Couronne.13 Nous verrons à quel point la question du manque de ressources en éducation a pu contribuer au mécontentement de ce segment important de la population dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

L‟évêque de Quito Don José Calama est peut-être celui qui a été le plus éloquent sur le sujet.14 En 1791, dans un rapport adressé à Sa Majesté sur l‟état déplorable des écoles et des collèges de son district, l‟homme d‟Église originaire d‟Espagne ne mâche pas ses mots :

11 Kathryn Burns, Colonial Habits, Durham, Duke University, 1999, p. 159. 12 Idem.

13 Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la pensée des Lumières, plus précisément l‟humanisme « illuminé » (ilustrado), a été adoptée par plusieurs intellectuels quiteños dont des membres de la classe des propriétaires terriens et même par un groupe sélect de métis instruits. Toutefois, ces humanistes n‟avaient pas tendance à promouvoir l‟instruction du peuple dans son ensemble. Ils avaient plutót un penchant « antipopuliste » et « aristocratisant ». Voir Pilar Ponce Leiva, “La educaciñn disputada: la enseñanza universitaria en la Audiencia de Quito”, Procesos: revista ecuatoriana de historia, vol. 6 (1994), pp. 12-13. 14 José Pérez de Calama (1740-1792) a occupé des postes importants au sein de l‟Église mexicaine, a écrit des textes religieux et a brièvement occupé le poste d‟évêque de Quito. Eric Beerman, “Eugenio Espejo y la Sociedad Econñmica de Amigos del país, Quito”, dans Jorge Nuðez Sanchez, ed., Eugenio Espejo, Quito, ADHILAC, 1992, p. 21.

Votre évêque peut-il cesser de pleurer amèrement, quand ses jeunes diocésains grandissent dans la Barbarie, alors que leur entendement est très vif, et leurs lumières très brillantes (…). Je peux vous assurer qu‟il est le pays le plus idiot, et le moins instruit (en général), que j‟ai vu en Amérique.15

Le diocèse, Quito, est présenté par le prélat désabusé comme un endroit peuplé d‟ignorants, ayant besoin ni plus ni moins que d‟une résurrection. Le collège de San Luis, autrefois prospère, se trouve dans un grand déclin, « sans Roi, sans lois, sans Lettres, et sans Rome ». Le collège San Fernando est en train de sombrer dans la pauvreté, offrant une éducation « en totale ruine ».16 L‟université Santo Tomás est dans un tel état d‟immoralité que les dames s‟y promènent en tenues immodestes.17 L‟université San Fulgencio, tenue par les Augustins, est accusée d‟accorder des diplómes à quiconque présentant de l‟argent sans que le titulaire ait besoin d‟assister au moindre cours.18 Le clergé, sensé posséder suffisamment de connaissances pour instruire le peuple souffre « d‟ignorance générale crasse ».19 Partout, il manque de ressources, d‟argent…

L‟Évêque Calama veut faire de la réforme de l‟enseignement et du savoir un des principaux chevaux de bataille de son court règne en tant qu‟évêque de Quito, espérant

15 AGI Quito 588, “Cartas del obispo”, no15, 1791/05/19, f114v y f122r. “Podrá este Vtro obispo dejar de llorar armargamente, que sus Jovenes Diocesanos se crien en la Barbarie, que sus entendimtos son mui vivos, y de luzes mui brillantes (...) puedo asegurar que es el pais mas idiota, y menos instruido (en lo general), que he visto en la America.” AGI Quito, 588, “Cartas del obispo”, no15, 1791/05/19, f114v y f122r. Le prélat a été chargé par le président de la Audiencia, Luis Muðoz de Guzmán, d‟élaborer un nouveau plan d‟études. Sor Agueda Rodriguez, Historia de las universidades hispanoamericanas, t. I, Bogotá, Imprenta Patriótica del Instituto Caro y Cuervo, 1973, p. 562.

16 AGI Quito 588, “Cartas del obispo”, no15, 1791/05/19, f108-109.

17 AGI Quito 588, “Cartas del obispo”, no22, 1791/11/18. Plusieurs documents d‟archives concernant les statuts de l‟université Santo Tomás votés en 1787 ainsi que d‟autres documents concernant l‟éducation à Quito se trouvent sur le site Internet de la bibliothèque Luis Ángel Arango :

http://www.lablaa.org/blaavirtual/historia/lucena/uniquito/uniquito2.htm (site consulté le 27 août 2008). En 1787 (suite à la real cédula du 4 avril 1786), les universités de San Gregorio et de Santo Tomás ont été fusionnées pour prendre la forme d‟une véritable université royale, plutót que d‟une institution contrólée par une communauté religieuse. Pilar Ponce Leiva écrit même que Santo Tomás, placé sous le contrôle de prêtres séculiers, est devenue la première université publique du pays. Ponce Leiva, “La educaciñn disputada”, p. 6. 18 AGI, Quito 330, n.42, “Universidad de San Fulgencio de Quito : abuso en conferir grados” (1788). Sor Agueda précise toutefois qu‟une real cédula du 25 août 1786 a réglé la question des graduations douteuse en interdisant aux Augustins d‟octroyer des diplómes. Voir Sor Agueda, Historia de las universidades, p. 560.

présider la réforme de l‟éducation. En effet, il arrive dans la capitale andine après une carrière au Mexique (Nouvelle-Espagne) et il ne peut que constater la disparité importante entre les deux colonies espagnoles.20 S‟alliant à un groupe d‟intellectuels, il revendique un redressement des écoles et de la moralité sur tout le territoire.21 Il deviendra, un an plus tard, directeur de la Sociedad Patriotica de Amigos del Pais de Quito22, société visant à promouvoir l‟avancement des sciences et du progrès.23 Il espère utiliser cette société pour mettre sur pied des écoles techniques, comme il en existe en Nouvelle-Espagne.24 Ce sera lui qui prononcera le discours inaugural de la première bibliothèque publique de Quito en 1791.25 Les idées innovatrices de l‟évêque Calama trouvent des détracteurs au sein du cabildo de Quito et parmi le clergé séculier. Il perd son poste un an plus tard, en pleine controverse, ce qui met fin à sa campagne de réforme.26

19 AGI, Quito 588, “Cartas del obispo”, no15, 1791/05/19, f.109r.

20 Débarqué au Mexique en provenance d‟Espagne en 1765, c‟est dans la ville de Puebla qu‟il a passé sa carrière avant de recevoir l‟honneur d‟être considéré pour la fonction d‟évêque. Ernesto de la Torre Villar, « La vida », en José Pérez Calama, Escritos y testimonios, Nueva Biblioteca Mexicana 127, México, Universidad Autónoma de México, 1997, p. 7-10. Voir aussi David Brading, Church and State in Bourbon

Mexico, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 194.

21 Pérez de Calama procède à une inspection pastorale générale en 1791 et produit le “Plan de Estudios de la Real Universidad” dans l‟espoir de donner de la vigueur à l‟enseignement supérieur. Martin Minchom, The

People of Quito, Boulder, Westview, 1994, p. 236.

22 “The Economic Societies, a reflection of Physiocrat influence and in principle among the more practical offshoots of Enlightenment thought, were centers for exchange of social and political ideas ranging from the improvement of commerce and agriculture to politics and industry.” Minchom, The People of Quito, p. 236. 23 Le périodique de cette Société est reconnu pour avoir contribué à répandre des idées indépendantistes. Eugenio Espejo, Primicias de la Cultura de Quito (numero I, 5 enero 1792), p. 14, in Eugenio Espejo.

Escritos del doctor Francisco Javier Eugenio Santa Cruz y Espejo... Quito, Imprenta Municipal, 1912-1923

(Microfilm). Note de Fermín Cevallos établissant le lien entre les membres de la Société patriotique et les mouvements indépendantistes : “Entre las cincuenta y ocho personas de que se compone la lista de sus miembros, se encuentran muchos nombres de las mismas que poco después prepararon y ejecutaron la revolución.” Voir Pedro Fermín Cevallos, Selecciones de “Resumen de la Historia de Ecuador” sur le site

Internet de Cervantes Virtual :

http://www.cervantesvirtual.com/servlet/SirveObras/35726397114794495222202/p0000003.htm#I_10_ 24 Torre Villar, Calama, p. 16.

25 Eugenio Espejo en sera le premier directeur. Minchom, The People of Quito, p. 237.

26 En 1792, le cabildo ecclesiastique a réagi vivement aux ardeurs réformatrices de Pérez Calama en réclamant un successeur plus conservateur. La Société économique des amis du pays a ainsi perdu un protecteur et un membre dynamique. Elle a été officiellement dissoute par ordre royal le 11 novembre 1793. Comme le fait remarquer Martin Minchom, les Créoles ont ainsi perdu une voix officielle pour formuler leurs

Le problème soulevé par Calama et le constat de l‟ignorance crasse de la colonie ne sont pas uniques dans le discours créole. Ainsi, vers la même époque, plusieurs membres de l‟élite de Quito se montrent insatisfaits de la qualité des écoles disponibles sur leur territoire.27 Par exemple, dans une lettre envoyée par l‟Audiencia de Quito au Conseil des Indes pour demander une rente pour faire fonctionner le collège San Luis de Quito et donner des bourses aux pauvres, on peut lire : « …rien n‟est plus utile à l‟État que la bonne éducation des jeunes; même les pauvres ne peuvent se permettre de négliger cette obligation si importante, sans mettre en péril leur honneur, […et d‟y laisser] une tache difficile à nettoyer ».28 Cette lettre ne fait pas référence à des pauvres de toutes les classes sociales confondues, car seuls les créoles de naissance légitime étaient admis au collège de San Luis de Quito. Cette lettre demande que les pauvres « dignes » puissent avoir accès aux études supérieures, en particulier la prêtrise.29 En d‟autres termes, cette lettre demande que les privilèges de l‟élite soient maintenus, car ce sont eux qui doivent « déterrer les Indes des ténèbres de l‟ignorance ».30

Les citoyens de Quito ne sont pas non plus les seuls à se plaindre du vide éducatif.31

À Guayaquil, la nécessité d‟écoles est si forte que les résidents se disent forcés d‟envoyer leurs enfants étudier à Quito, ou pire encore, à Lima, mettant ainsi l‟honneur de leur progéniture en péril, parce que celle-ci doit s‟exiler loin de la supervision familiale.32 En 1790, il n‟y avait qu‟une seule école publique dans la ville, alors que les Dominicains critiques envers le gouvernement, ce qui a laissé place à un mécontentement souterrain plus difficile à apaiser.

The People of Quito, p. 237.

27 Voir l‟introduction de Ernesto de la Torre, “La vida”.

28 AGI Quito 245, n.78, 1787, “Testimonio del expediente seguido para demonstrar la necesidad de rentas...” Sans pagination.

29 AGI Quito 245, n.78, 1787, “Carta al procurador general Calisto Viscayno”, sans pagination.

30 AGI Quito 245, n.78, 1787, “Testimonio del expediente seguido para demonstrar la necesidad de rentas…” Sans pagination.

31 Dans son étude sur le Pérou, Diego Lévano Medina mentionne également que dans la vice-royauté du Pérou, les sollicitudes pour la fondation d‟écoles publiques ou municipales étaient nombreuses, pas seulement à Lima, mais partout sur le territoire à cette époque. Lévano Medina, “Colegio, Recogimiento…” p. 614. 32 AGI, Quito 304, no35, 1776, f1v. Cette citation du procureur Trejo destinée à la couronne espagole est également citée dans Dario Guevara, Vicente Rocafuerte y la instrucción pública, Quito, Casa de la Cultura ecuatoriana, 1965, p. 48.

avaient une école pieuse et que quelques particuliers donnaient des cours contre rémunération.33 À Loja, il y avait également un manque criant de professeurs qualifiés à la même époque.34 L‟inquiétude était grandissante : l‟instruction dans un établissement d‟enseignement reconnu est un critère pour accéder à des postes de prestige au sein de l‟Église, aussi bien que dans l‟administration coloniale, postes que les Créoles voyaient de plus en plus leur échapper aux mains de Péninsulaires.

En cette fin du XVIIIe siècle, plusieurs s‟accordent à dire que rien ne va plus dans le monde de l‟éducation depuis l‟expulsion des Jésuites de toutes les colonies hispaniques. En 1767, le Roi Charles III a voulu rappeler à l‟Église d‟obéir à la couronne au doigt et à l‟oeil en marquant un coup d‟éclat; l‟ordre des Jésuites, reconnu pour son indépendance, sa coutume de contester les décisions royales, sa très grande prospérité et sa dévotion au pape, a été envoyé en exil en Italie.35 Cette décision était très impopulaire à cause de la disparition soudaine de plus de mille Créoles, fleurons de l‟élite intellectuelle, mais aussi de propriétaires terriens, d‟éducateurs, de missionnaires et, bien entendu, de capitaux.36 Le mécontentement des Créoles au sujet de l‟absence d‟écoles causée par le départ soudain de la communauté religieuse qui assurait l‟éducation de l‟élite s‟inscrit dans une série de doléances envers la Couronne espagnole et sa mauvaise gestion de la crise jésuite.

On peut remonter loin, jusqu‟à la seconde moitié du XVIe siècle, pour trouver les origines d‟un conflit d‟intérêt entre l‟Église et l‟État au sujet de l‟éducation populaire dans

33 Guevara cite Modesto Chávez Franco et ses Crónicas de Guayaquil Antiguo, tomo I, sans pagination dans Guevara, Vicente Rocafuerte, p. 49.

34 Carlos Paladines, Historia de la educación y del pensamiento pedagógico ecuatorianos, Loja, Universidad Técnica Particular de Loja, 2005, p. 63.

35 David Brading, “Bourbon Spain and its American Empire”, in L. Bethell, ed. Colonial Latin America, Cambridge, Cambridge University, 1987, p. 124. La Pragmática sancion du 2 avril 1767 ainsi que la Real

cédula du 14 août 1768 sont les deux documents royaux qui scellent le destin des Jésuites.

36 Pour les causes et conséquences de l‟expulsion des Jésuites, voir « Jesuit Expulsion », le premier chapire de David Brading, Church and State in Bourbon Mexico. Il s‟agit sans contredit d‟un jeu de pouvoir. À la page sept, Brading précise : “…in certain area of the empire, the church was the state, its ministers acting as judges and as representatives of the monarchy.” Cette situation était insupportable pour des Bourbons se nourrissant de l‟idée de l‟absolutisme.

les colonies.37 La Couronne espagnole, qui cherchait à réduire l‟influence de Rome sur son territoire, préférait déjà à cette époque voir les paroisses indiennes sous l‟autorité d‟un prêtre séculier plutót qu‟un membre des ordres réguliers.38 Toutefois, avant la dernière moitié du XVIIIe, l‟ingérence de l‟État dans le domaine de l‟éducation restait plus discrète. Bien sûr, les cédules royales exigeant un meilleur traitement pour les Indiens et leur assimilation linguistique avaient été adressées aux vices-rois et présidents d‟audience dès les débuts de la colonisation en Amérique, mais l‟éducation demeurait la chasse gardée de l‟Église.39 Certes, les communautés religieuses devaient obtenir une permission royale avant de mettre à terme de nouveaux projets ou encore de créer de nouvelles écoles, et quelques conflits étaient réglés par l‟entremise de la justice royale, mais les communautés avaient le contróle de leurs finances et du type d‟enseignement prodigué. La situation a changé au fur et à mesure que les Bourbons se sont mis à considérer l‟Église comme un réel obstacle au pouvoir royal dans les colonies à cause de leur indépendance, leur emprise sur la population, leur richesse et leur insubordination.40 À partir de 1767, date de l‟expulsion

des Jésuites d‟Amérique, l‟État a décidé de doubler l‟Église et de prendre en charge la responsabilité de l‟éducation.

De la fondation du collège de San Luis de Quito en 1592 jusqu‟à la veille de leur expulsion promulguée par la couronne espagnole en 1767, les Jésuites ont été les principaux éducateurs de la période coloniale.41 Ils administraient des collèges dans les villes coloniales importantes, financés à même les profits des haciendas qu‟ils

37 “las circustancias cambiaron en Europa y América en el terreno político y en el religioso...”, Pilar Gonzalbo Aizpuru, Historia de la educación en la época colonial : El Mundo indígena, Mexico, Colegio de México, 1990, p. 11.

38 Gonzalbo Aizpuru, El mundo indígena, pp. 238 et 241.

39 Voir par exemple AGI Lima 566, L.4, f.258, Real Cédula (26-10-1541); AGI Quito 8, R.23, n.72 (12-05- 1589); AGI Quito 77, n.56 (15-03-1638); AGI Quito 77, n.48 (02-04-1636).

40 Brading, Church and State in Bourbon Mexico, p. 7.

41 Paladines, Historia de la educación, p. 39. En 1622, les Jésuites ont fondé l‟université San Gregorio Magno. Ils ont eu la compétition des Dominicains à partir de la fondation d‟un deuxième collège à Quito en 1692, celui de San Fernando.

exploitaient.42 Malgré une compétition, voire un conflit d‟intérêt matériel et intellectuel, avec l‟ordre des Dominicains pour contróler l‟éducation secondaire et universitaire, les Jésuites étaient indéniablement les maîtres du savoir à Quito.43 Les fils de l‟élite créole passaient généralement entre leurs mains. Ils tenaient dans la capitale l‟une des plus imposantes bibliothèques d‟Amérique.44 Ils avaient enfin le contróle de l‟imprimerie.45

Les écoles jésuites, vivant en grande partie de dons privés, privilégiaient les étudiants nobles destinés à une carrière politique, juridique ou ecclésiastique. Les membres de l‟ordre enseignaient aussi les « premiers rudiments » aux enfants destinés au travail manuel.46 Leur objectif était de convertir la population au catholicisme. Il existait même un système de missions circulaires visant à atteindre les communautés éloignées des grands centres. L‟historien jésuite Jouanen donne l‟exemple de deux pères débarqués d‟Espagne en 1751 qui se promenaient partout sur le territoire avec pour seul outil pédagogique une image de la Sainte Vierge capable d‟émouvoir les cœurs à première vue et un crucifix. Les étudiants des collèges jésuites étaient également envoyés périodiquement dans les prisons, les hôpitaux et les paroisses amérindiennes pour prêcher la bonne parole aux gens du peuple.47

Les curés doctrinaires enseignaient-ils autre chose aux enfants amérindiens que l‟histoire religieuse et les « divins mystères » dans la langue de l‟Inca?48 Et si c‟était le

42 Il y avait des collèges « secondaires » à Buga, Popayán, Pasto, Ibarra, Latacunga, Riobamba, Cuenca, Loja et Guayaquil. À Ambato, il existait une résidence pour les voyageurs en transit. Alejandro Carrión Aguirre,

Los Jesuitas en el Ecuador, Quito, Casa de la cultura ecuatoriana, 1987, p. 102. Pour assurer la survie

financière de l‟ordre, il y avait 43 haciendas en opération.

43 Les Jésuites voulaient tenter d‟empêcher les Dominicains d‟ouvrir un établissement universitaire rival, mais en 1688, l‟ordre dominicain a ouvert à la fois le collège royal de San Fernando et l‟université de Santo Tomas. Ponce Leiva, “La educaciñn disputada”, p. 5. Voir aussi JM Vargas, Polémica universitaria en Quito colonial. Quito, Pontificia Universidad Católica del Ecuador; Banco Central del Ecuador, 1983.

44 La bibliothèque comptait 15000 livres et était située dans l‟édifice de la Compagnie de Jésus à Quito. Ponce Leiva, “La educaciñn disputada”, p. 17.

45 Alejandro Carrión Aguirre, Los Jesuitas en el Ecuador, Quito, Casa de la cultura ecuatoriana, 1987, p. 15. 46 María Jesús Ceinos Manzano, El origen de los colegios jesuitas de la provincia quitense y su incidencia en

la educacion, Madrid, Estudios de historia social y económica de América, 1994, p. 234, “...primeros

rudimientos...”

47 José Jouanen, Historia de la Compañia de Jesús, Quito, Ed. Ecuatoriana, 1941, p. 310.

cas, cet enseignement permettait-il un certain degré, même modeste, d‟ascension sociale chez les bons élèves? L‟historienne mexicaine Pilar Gonzalbo Aizpuru croit que les Pères Jésuites ont effectivement contribué à l‟avancement d‟élèves de toutes les classes sociales, des Indiens caciques à des esclaves et même des femmes.49 Toutefois, un tel travail de recherche reste encore à faire pour le territoire de l‟Équateur. Dans la plupart des missions circulaires, l‟enseignement était donné aux enfants pendant trois dimanches de suite à chaque passage des missionnaires, ce qui ne laissait pas beaucoup de temps pour approfondir les connaissances.50 De plus, le nombre de pères qui se consacraient à l‟enseignement était restreint : avant 1767, le nombre de pères jésuites et de frères coadjuteurs des collèges de Guayaquil, Cuenca, Pasto, Popayán, Ibarra et Riobamba réunis variait de 8 à 16 pour superviser plus d‟une centaine d‟étudiants.51 Les Jésuites de Quito consacraient également beaucoup de temps et d‟énergie à leurs missions en Amazonie.52 Il est possible que ces facteurs aient rendu les Jésuites moins présents auprès du peuple qu‟ailleurs, mais ces points restent à approfondir pour tirer des conclusions plus substantielles.

Une chose est certaine : les dirigeants de partout sur le territoire étaient convaincus que les Jésuites remplissaient bien leur róle d‟éducateurs populaires. Dans la colonie, les