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Les femmes espagnoles seules, que ce soit parce qu‟elles étaient célibataires, abandonnées par leurs maris ou veuves, tombaient à l‟extérieur du système patriarcal. María Hurtado, 30 ans, était sans mari et sans père légitime. Sa mère, Doña Liberata Hurtado, croyait que la patria potestad, l‟autorité de prendre des décisions à la place de son enfant, lui revenait de droit. Elle a donc demandé au tribunal, la Real Audiencia, d‟ordonner à sa fille de lui obéir en vertu d‟une loi récente, la Real Pragmática de matrimonios56 qui accordait plus de pouvoirs aux parents sur la vie de leurs enfants et confirmait, à son avis, « la révérencielle soumission des enfants à leur mère ».57 Doña Liberata Hurtado voulait tirer profit d‟une tendance de l‟État colonial tardif : renforcer le pouvoir des familles, en 55 Idem, “que no tenga particular prohiviscion...”

56 La Real Pragmática accordait aux parents un droit de veto sur les mariages de leurs enfants. Elle ne donnait pas aux parents un pouvoir absolu sur leurs enfants comme semble le croire Liberata Hurtado, mais elle ouvrait la porte aux parents qui argumentaient que leurs enfants, jeunes et vulnérables, étaient incapables de prendre des décisions réfléchies à cause de leur impulsivité. Seed, To Love, Honour and Obey, p. 130. 57 “la subordinacion reverencial delos hijos ala madre...” ANE expósitos, c.3, exp.8, 1793/11/14, f9r. Dans la tradition castillane, la patria potestad appartenait aux deux parents, mais les pères avaient priorité en cas de conflit dans le couple. Seed, To Love, Honour and Obey, p. 235. Voir aussi p. 132 sur le renforcement de l‟autorité du père au profit des mères dans les décisions maritales.

particulier celle du père et, dans son absence, de la mère, sur les mineurs de moins de vingt- cinq ans afin d‟exercer un meilleur contróle sur la moralité publique.58 Un objectif sous- jacent de ces politiques était d‟assurer l‟étanchéité d‟une classe sociale de race blanche et d‟ascendance espagnole, de restreindre l‟accession des métis et des mulâtres à des postes de prestige.59 La loi est pleine de contradictions et d‟exceptions, ce qui va permettre à la jeune femme célibataire, María Hurtado, de se défendre.

En faisant valoir son statut de majeur et son âge, María Hurtado a protesté vivement : « Cette violence que me fait ma mère pour que je la suive, elle ne peut l‟exercer sinon par la force de la patria potestad: mais votre seigneur considérera que les mères ne la possèdent pas d‟aucune façon sur leurs enfants, et surtout quand ceux-ci ont plus de vingt- cinq ans comme moi. »60. Même si elle avait trente ans, c‟est en se présentant comme une

mineure confrontée à un mauvais parent et exigeant la protection du tribunal qu‟elle a eu le plus de succès. En effet, María Hurtado a allégué que sa mère avait fui le foyer alors qu‟elle était bébé, entachant à tout jamais l‟honneur de la famille en épousant un homme de rang inférieur. En outre, elle trouvait étrange que sa mère s‟intéresse à elle alors qu'elle venait d'hériter de sa grand-mère. Elle a donc demandé à la justice de prendre soin de son honneur

58 À titre d‟exemple, voir Bernard Lavallé, “Estrategia o coartada ? El Mestizaje según los disensos de matrimonio de Quito”, dans B. Lavallé, ed. Transgressions et stratégies du métissage en Amérique coloniale. Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1999, p. 116. Entre 1778 et 1787, une série de lois est venue restreindre le choix d‟un mineur de moins de vingt-cinq ans à choisir une épouse, donnant à son père et à sa mère un droit de contestation légal s‟ils étaient vivant. Pourtant, la loi établissait une distinction importante si les grands-parents étaient tuteurs (mariage libre dès vingt-trois ans) ou si une autre personne était tutrice (mariage libre dès vingt-deux ans). En 1803, un décret royal est venu renforcer la distinction entre mineurs et majeurs: “Parents were granted the right to prevent marriages of their sons under the age of 25 and their daughters under twenty-three without having to state their reasons, whether social, racial or economic inequality, resentment, grudge, or greed. In recompense, persons over those ages were allowed to marry whomever they chose.” Seed, To Love and Obey, pp. 223-224.

59 Un des principaux moyens utilisés par l‟État pour bloquer les mariages interraciaux a été la Pragmatique sur les mariages, analysée par Patricia Seed dans To Love, Honour and Obey, chapitre 13, pp.205 et suivantes. 60 “Esta violencia que me hace mi Madre para que la siga, no puede exercitarla, sino en fuerza dela potestad patria: pero ya conciderara V.S. que las madres en ninguna manera la tienen sobre sus Hijos, y mas quando estos son mayores de veinte y sinco anos, como yo lo soy.” ANE expósitos, c.3, exp.8, 1793/11/14, f5r.

en ne l'obligeant pas à désobéir aux ordres et à prendre la fuite.61 Mais surtout, elle a assuré que les mères de famille ne possédaient pas légalement la patria potestad, ou l‟autorité parentale.62

La jeune femme a invoqué, peut-être sans le savoir, des arguments auxquels étaient sensibles les tribunaux en cette fin du XVIIIe siècle. D‟abord, il y avait présence d‟un héritage important et elle demandait la protection du tribunal pour éviter de se faire voler sa fortune. Malgré le róle paternaliste que s‟octroyait le système de justice colonial, il était rare que l‟État intervienne dans des disputes familiales sans qu‟il y ait en jeu la présence d‟héritage ou d‟argent.63 De plus, María sous-entendait qu‟à Quito, elle serait en contact avec des gens de classe sociale inférieure, peut-être des gens d‟autres catégories raciales, et qu‟elle subirait la mauvaise influence de sa mère, mariée un homme de rang inférieur. Elle demandait donc d‟être protégée d‟une double corruption : de l‟appauvrissement et du contact avec la plèbe multiraciale de la grande ville. Les appels à l‟État pour demander de la protection avaient certainement plus de poids lorsqu‟ils étaient faits par des créoles vulnérables demandant à l‟État de les empêcher de perdre leur position sociale avantageuse.64

María Hurtado avait en partie raison. La législation espagnole sur l‟autorité des mères de famille était complexe. De manière générale, les mères de famille n‟avaient pas l‟autorité sur leurs enfants, la patria potestad, en tant que tel, mais étaient plutôt reconnues comme des tutrices (tâches liées à l‟éducation des enfants) et des curatrices (administration

61 Doña María dit qu'elle s'est sauvée de chez sa mère et qu'elle est allée se réfugier dans la maison de Dona Francisca Garces, une veuve, « viuda de notorio honor ». ANE expósitos, c.3, exp.8, 1793/11/14, f7r.

62 ANE expósitos, c.3, exp.8, 1793/11/14, f5r.

63 Premo, Children of the Father King, p. 23 “Although relationship between hijo de familia and patriarch was said to derive from divine law, money matters seemed to lie at heart of most Spanish civil statutes regulating the relationship between forbears and their progeny.”

64 Milton, The Many Meanings of Poverty, p. 7. “Aid to the social poor, however, was done with a different spirit in mind: in a colonial setting poor relief was not so much about containing the poor or alleviating misery as it was about maintaining privilege.”

des biens).65 Lors d‟une séparation, les mères avaient le droit de garder leurs enfants près d‟elles au moins jusqu‟à l‟âge de trois ans. En cas de divorce, lorsque l‟échec du mariage ne leur était pas attribué, les mères pouvaient généralement conserver la garde de ceux-ci.66

Toutefois, cette situation tendait à changer dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et particulièrement à l‟aube du XIXe siècle. Dans son étude sur les disputes pour l‟autorité sur les enfants à Lima de 1650 à 1820, Bianca Premo a noté une transformation significative dans les dernières années de l‟ère coloniale en faveur des mères de famille à cause de la reconnaissance du droit naturel des mères sur leurs enfants.67 Sonya Lipsett- Rivera a obtenu des résultats similaires pour le Mexique à partir de l‟étude de pétitions de mauvais traitements et de divorce entre époux. Elle constate l‟apparition de discussions sur la maternité pour départager les bonnes des mauvaises mères qu‟elle attribue, entre autres, à l'accent placé par le gouvernement bourbon sur l‟éducation féminine pour assurer le bien- être des familles.68 Dans la cause qui nous occupe, Doña Liberata, tirait son épingle du jeu en tentant d‟amadouer le tribunal en tenant un discours des sentiments, qui apparaît de plus en plus vers la fin du XVIIIe siècle.69 Elle faisait appel à l‟amour que sa fille lui devait parce que la « nature l‟y oblige ».70 Elle se positionnait donc comme plusieurs autres femmes de son époque qui faisaient valoir que l‟amour lui octroyait des droits

65 Premo, Children of the Father King, pp. 24-26 66 Idem.

67 Bianca Premo, “El modo de mi educaciñn” in Mujeres, Familias y Sociedades, S. O‟Phelan Godoy y M. Zegarra, eds. Lima, Instituto Riva Agüero, pp. 594-595.

68 Sonya Lipsett-Rivera, “Marriage and Family Relations in Mexico during the Transition from Colony to Nation”, in Victor Uribe-Uran, ed. State and Society in Spanish America, Wilmington, Scholarly Resources, 2001, p. 138.

69 Premo, Children of the Father King, p. 188. La question des droits parentaux inscrits dans la „nature‟ trouvera son apogée dans le Code civil napoléonien de 1804 et causera un désengagement partiel de l‟État dans les causes d‟abus parentaux pendant la majeure partie du XIXe siècle. Le code napoléonien a laissé sa trace, entre autres, dans le droit civil espagnol. Voir Silvia Schafer, “Law, Labour and the Spectacle of the Body”, in A. McGillivray, ed. Governing Childhood, Aldershot, Dartmouth, 1997, pp. 28-30 et note de bas de page 11.

particuliers.71 Elle brandissait aussi, à l‟instar de plusieurs Mexicaines, l‟idée qu‟elle était la seule personne capable d‟offrir à sa fille une éducation, dans les deux sens du terme, c‟est- à-dire scolaire, mais aussi domestique.72

Bianca Premo a identifié un changement dans l‟attitude des tribunaux de Lima lorsque venait le temps de trancher des causes où l‟autorité des adultes sur les enfants était remise en question à la fin du XVIIIe siècle.73 Premo a démontré comment l‟argumentation des pétitions présentées devant l‟Audiencia de Lima a tourné de plus en plus autour de la notion de « droit » naturel et même, d‟amour.74 Une preuve d‟amour importante était celle d‟offrir une bonne éducation aux enfants. Cette importance nouvelle placée sur l‟éducation et l‟inculcation des bonnes manières pèse dans la balance lors du choix du meilleur tuteur pour l‟enfant.75 Chez les gens de l‟élite, l‟argument économique était utilisé pour laisser entrevoir la possibilité d‟envoyer un garçon dans les meilleures écoles. Outre l‟argent, il existait aussi l‟argument d‟être le meilleur guide pour un enfant et celui de démontrer qu‟on était en mesure de contrôler ses excès.76 Il s‟agit d‟un des arguments exposés par María Hurtado lorsqu‟elle avance que sa mère n‟a pas les moyens de la faire vivre et qu‟elle témoigne de son angoisse de sombrer dans la pauvreté.77 Elle a donc demandé la protection du tribunal, comme une mineure.

71 Premo, Children of the Father King, p. 188.Comme le souligne Patricia Seed, des concepts abstraits comme „amour‟ ou „honneur‟ peuvent changer de signification au fil du temps. Seed, To Love, Honour and Obey, p. 10. Dans son étude sur les choix de partenaires pour le mariage au Mexique à l‟époque coloniale, elle dénote une méfiance grandissante du sentiment amoureux au XVIIIe siècle. L‟amour, un sentiment volatile, était de plus en plus perçu comme un mauvais guide pour choisir un partenaire de vie et balayé au profit de la raison. Seed, chap. 7. Pourtant, en renforçant le pouvoir des familles sur les mariages, l‟État n‟accordait pas la même signification à la notion d‟amour « raisonnable », l‟amour naturel des mères pour leurs enfants.

72 Lipsett-Rivera, “Gender and Family Relations”, p. 139.

73 Bianca Premo, Children of the Father King, chap. 6, p. 179 et suivantes. 74 Premo, Children of the Father King, p. 181.

75 Premo, Children of the Father King, p. 182.

76 Bianca Premo démontre aussi que ces mêmes arguments (amour, bonne éducation, contrôle) sont repris par des gens ne faisant pas partie de l‟élite lorsqu‟ils présentent des pétitions devant la cour. Voir Children of the

Father King, p. 182 et suivantes. Les esclaves reprennent aussi le langage de l‟amour parental pour présenter

À l‟intérieur de la philosophie des Bourbons visant à assurer l‟ordre et la prospérité, toutefois, le concept d‟éducation était essentiel : « The link between female education and motherhood socially sanctioned women‟s primary responsibility for the schooling and proper upbringing of their children. »78 L‟exemple de Doña Josepha Baraona démontre que les mères de famille devaient parfois se battre pour obtenir cette autorité. Dès 1766, elle a dû défendre ses droits en cour pendant de nombreuses années pour garder la tutelle de ses trois garçons, qu‟elle a perdue en se remariant.79 Doña Josepha, loin de se résigner à perdre ses droits parentaux, a cherché férocement à convaincre le tribunal que son beau-fils, le curateur de ses enfants, était inapte à la tâche. Il a fallu attendre que le plus âgé des fils atteigne l‟âge de 25 ans pour que tout le monde soit satisfait des arrangements.80

Les mots employés par les Hurtado témoignent déjà de l‟importance naissante du concept des droits parentaux naturels sur les instances étatiques dès la dernière décennie du XVIIIe siècle. Liberata Hurtado demande à la fois qu‟on lui rende ce qui lui appartenait de droit, mais aussi que l‟État lui accorde la protection qu‟elle méritait à titre de femme de l‟élite honorable. María Hurtado, a tenté de discréditer sa mère sur tous les fronts : sur le plan de l‟honneur et de la conduite sexuelle, mais surtout, elle a démontré que cette dernière était incapable d‟assumer son róle de détentrice de l‟autorité parentale. Le manque de constance dans les différents jugements de la cour démontre que la cause de María Hurtado tombait dans les zones grises des réformes bourboniennes. Entre le désir de renforcer l‟autorité parentale sur les enfants et celui de protéger les mineurs créoles de la corruption, les réformes étaient contradictoires à plusieurs égards.

77 ANE expósitos, c.3, exp.8, 1793/11/14, f5v.

78 Lipsett-Rivera, “Gender and Family Relations”, p. 140.

79 ANE menores, c.1, exp.14, 1766/12/15 et ANE Menores, c.1, exp.18, 30/02/1770.

80 ANE menores, c. 1, exp. 18, 1770/02/30 (voir aussi la demande d‟habilitacion de menor edad du fils plus vieux, ANE menores, c.1, exp.14).

À trente ans, María Hurtado n‟était plus une enfant. Pourtant, elle a dû accepter le fait que dans la société coloniale, son état de femme célibataire de l‟élite la reléguait au statut de mineure. Elle a dû adopter le discours d‟une enfant pour réussir à se libérer de l‟autorité de son parent. Elle a démontré au tribunal que sa mère ne l‟aimait pas, que cette dernière n‟avait pas joué de róle significatif dans son éducation. Elle s‟est présentée comme une petite fille vulnérable, risquant de perdre sa fortune et d‟être corrompue par le contact avec des gens de basse extraction. Malgré tout, le plaidoyer de María Hurtado a été déposé à une époque où les tribunaux accordaient de plus en plus aux femmes l‟autorité sur leurs enfants, glorifiant le rôle de la mère de famille. Elle a donc eu bien du mal à faire valoir sa cause. Doña Liberata Hurtado, de son côté, a également demandé la protection de la cour pour faire respecter son autorité parentale à titre de femme vulnérable. À une époque où l‟État essayait de donner plus de pouvoir aux familles sur leurs enfants, elle a demandé au tribunal de faire respecter ses droits „naturels‟. Elle a eu longtemps gain de cause. María Hurtado a dû s‟armer de patience avant d‟obtenir le droit de retourner vivre à Ambato. Après avoir perdu deux fois son procès, elle a obtenu raison devant l‟Audiencia de Quito. Le verdict du tribunal l‟a informé qu'à cause de l'âge majeur de la fille, de la répugnance envers sa mère, de son statut illégitime et de la présence d'un héritage, María Hurtado pouvait être remise à ses oncles et à ses tantes.81

La passivité des femmes, leur « imbécillité » et leur incapacité à accomplir des tâches mêmes banales, étaient largement véhiculées dans le discours et fréquemment utilisée comme argument juridique dans les tribunaux de l‟Audiencia de Quito.82 Pourtant, à la lecture des archives civiles et criminelles de la fin du XVIIIe siècle, on remarque que les femmes restaient rarement passives lorsque venait l‟heure de déterminer qui aurait la garde de leurs enfants. Elles n‟hésitaient pas à utiliser la voie légale pour revendiquer leurs

81 ANE expósitos, c.3, exp.8, 1793/11/14.

82 Christiane Borchart de Moreno, “La imbecilidad del sexo”, en J. Nuñez ed., Historia de la Mujer y de la

droits, et, comme María Hurtado, pour revendiquer leur indépendance. Elles étaient toutefois considérées comme des mineures au même titre que les hommes.

Conclusion

À l‟époque coloniale, être « majeur » pour un garçon de l‟élite signifiait beaucoup plus que de bénéficier de certains privilèges. Être majeur accordait l‟indépendance, mais aussi le prestige et l‟honneur. Devenir adulte permettait d‟appartenir à un groupe restreint qui détenait les rênes du pouvoir dans une société hiérarchisée. Au moment même où l‟Amérique latine prenait le virage qui la mènerait à l‟indépendance, on constate une grande ambivalence à l'égard du rôle que devraient avoir les femmes dans la cellule familiale. En tant qu‟êtres vulnérables, elles devaient implorer la protection du tribunal plutôt que démontrer leur volonté d‟être indépendantes. Les mères de famille de l‟élite étaient de plus en plus présentées dans le discours public comme les porte-étendards de la moralité. Les tribunaux avaient un pouvoir discrétionnaire d‟accepter ou non ces arguments lorsqu‟ils étaient avancés, déterminant de façon arbitraire qui était digne de recevoir de la charité et la protection de l‟État.

« Entrer au diable » ou s’en remettre au Roi

1 L’État, les Indiens et les enfants

En septembre 1771, un métis d‟environ 14 ans, Gregorio Salguero, se rend à Conocoto près de Quito pour livrer une lettre. En cours de route, le garçon croise l‟Indien Francisco Pasa, un homme de plus de 25 ans, qui a bu trop d‟alcool de maïs (chicha) et qui lui bloque le passage. Francisco Pasa demande : « Où vas-tu? » C‟est alors que Gregorio Salguero aurait insulté gravement son interlocuteur en répondant : « Pourquoi veux-tu le savoir, mitayo? (Indien assigné à un travail forcé.) »2 Francisco, fou de rage, tue le jeune homme en l‟étranglant.3

Si celui-ci avait été membre de l‟élite espagnole, Pasa aurait pu clamer que c‟est l‟affront à son honneur qui l‟a poussé à « entrer au diable », c‟est-à-dire se mettre en colère, et à tuer celui qui l‟a insulté.4 Pourtant, les tribunaux coloniaux n‟étaient pas prêts à reconnaître le droit des gens ordinaires à revendiquer leur honneur.5 On attendait d‟un Indien comme Pasa se présente comme un être vulnérable et demande la protection de la cour, plutôt que comme un homme adulte humilié par un adolescent. Une fois conseillé par un procureur (protector de naturales) chargé de l‟aider à se défendre, Francisco Pasa a choisi de modifier sa confession et d‟adopter le second discours, plus convenable aux yeux

1 Le titre de ce chapitre est inspiré d‟une citation de l‟Indien Francisco Pasa, accusé de meurtre, et qui sera expliquée plus loin. ANE criminales, c.65, exp.5, 1771/09/18, f10r. “…entrar al diablo…”

2 ANE criminales, c.65, exp.5, 1771/09/18, f16r. Mitayo est un terme qui désigne un homme indien soumis à