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À partir de 1766, les souverains Charles III et Charles IV ont mené une politique de sécularisation de l‟enseignement afin de diminuer le pouvoir de l‟Église, ce qui a surtout affecté le milieu universitaire, et dans une moindre mesure celle des cycles inférieurs.69 On constate à cette époque une volonté royale de voir l‟éducation élémentaire s‟étendre à une plus grande tranche de la population dans les cédules et décret, ce qui ne s‟est pas traduit par des actions concrètes sur le terrain.70 Même si elles ont été pratiquement ignorées par les cabildos régionaux, les exigences de Madrid étaient de nature à générer du mécontentement chez les élites.

67 Marie-Danielle Demélas y Yves Saint-Geours, Jerusalén y Babilonia, Quito, Corporación editora nacional, 1988, p. 82.

68 Buenaventura Criado Delgado, La educación en la España contemporánea, Madrid, Editorial SM, 1994, p.70.

69 Criado Delgado, La educación, p. 75. 70 Criado Delgado, La educación, p. 139.

Suite à l‟expulsion des Jésuites, l‟État est intervenu pour la première fois dans l‟éducation publique en prenant la gérance des anciens collèges jésuites (Quito, Guayaquil, Latacunga, Riobamba, Loja, Ambato et Cuenca).71 Les établissements dédiés à l‟éducation de la jeunesse créole tels que San Luis crient famine à répétition parce qu‟ils ont perdu leur principal mode de subsistance.72 Selon un rapport datant de 1767, il ne reste plus qu‟une seule école de premières lettres dans la ville de Quito, celle du couvent de Santo Domingo.73 Le Roi réclame donc que des petites écoles soient disponibles en plus grand nombre pour ses sujets de Quito, sans toutefois préciser de méthodes de financement. Le cabildo rejette aussitót les royales accusations et argumente qu‟il y a déjà suffisamment de petites écoles. Selon l‟administration municipale, il n‟y a aucun besoin parmi la population, car « tous les Pères ayant des revenus moyens paient des Maîtres, qui enseignent à leurs enfants et aux membres de leurs familles dans leurs maisons ».74 Selon le maire (alcalde diputado) du quartier central de Quito, Don Manuel de Lastra :

...l‟individu qui ne sait ni lire ni écrire est rare, car tous sont admis dans les écoles pieuses facilement, et pour le très petit coût ou l‟absence de coût qui est demandé dans celles-ci, on doit dire qu‟à Quito ceux qui ignorent les rudiments de la lecture ou de l‟écriture sont ceux qui, par négligence, n‟ont pas voulu s‟y appliquer.75

Lorsque Don Manuel Lastra affirme sans ambages que « tous » les enfants qui le désirent réussissent à recevoir une éducation à coût raisonnable à Quito, il n‟utilise peut- être pas le terme à la sauce des Lumières comme le roi Charles III. Il entend peut-être plutôt

71 Par exemple, AGI Quito 244, n.28 (1786) 72 AGI Quito 245, n.78, (1787).

73 AGI Quito 288, n.10 (6 dic. 1767). C‟est sans doute dans cette école qu‟a étudié Eugenio Espejo qui a reçu une éducation primaire chez les “Padres de la Orden de Predicadores de Santo Domingo”. Samuel Guerra.

Espejo : Conciencia crítica de su época, Quito, Universidad Católica, 1978, p. 30.

74 ANE fondo especial, c. 24, vol. 67, 1768, exp. 2898, f. 170r.

75 ANE fondo especial, c. 24, vol. 67, 1768, exp. 2898, f. 160r. “...es mui raro el individuo que no save leer y escrivir, por la facilidad con qe todos son admitidos alas escuelas piadosas, y por el mui poco, o ningun costo que se inpende enlas demas, deviendose decir que en Quito solamte podra ignorar los rudimentos de leer y escrivir, el qe por descuido no sea querido aplicar.”

que tous ceux « dignes » de recevoir une éducation, donc ceux appelés à occuper des postes exigeant une formation supérieure. Il offre une explication différente de celle du manque d‟écoles pour expliquer le retard éducatif de la plèbe. À son avis, ce n‟est pas par manque d‟écoles que les pauvres restent ignorants. Il jette le blâme sur l‟énorme mortalité infantile qui touche les enfants (telles que la variole et la diphtérie). De plus, dans de nombreuses familles, les parents sont si pauvres qu‟ils n‟ont pas assez d‟argent pour habiller leurs enfants.76 L‟augmentation des ressources éducatives ne changerait rien à ces deux problèmes incontournables. Comme nous l‟avons déjà mentionné dans le chapitre précédent, il était habituel, dans la seconde moitié du XVIIIe, de blâmer les pauvres pour leur mauvaise situation financière et leurs conditions de vie défavorables.77 Don Lastra n‟était donc pas seul à croire que l‟instruction publique ne devrait pas être donnée à des gens incapables de se sortir seuls de leur misère.

Selon Don Manuel de Lastra, alcalde, les enfants nobles apprenaient pour la plupart à lire et à écrire dans leurs propres maisons, au moyen de précepteurs : « puisque les parents craignent une contagion des coutumes si leurs enfants fréquentent et ont des conversations avec d‟autres enfants des écoles publiques. »78 La façon de contourner de

problème est de choisir l‟école prestigieuse de Don Domingo Batramondi, n‟accueillant que dix enfants nobles, où on n‟enseigne pas « seulement la lecture, l‟écriture et la doctrine chrétienne, mais aussi la vie en société (urbanidad) et la courtisanerie (cortesania). »79

L‟expression « gens du peuple » dans le Quito colonial faisait largement référence à des gens d‟ascendance indigène qui ne maîtrisaient pas tous l‟espagnol et étaient donc incapables d‟apprendre à lire et à écrire dans cette langue. Le recensement des écoles de 1769 ne fait pas mention de cours prodigués en langue quichua. Or, le travail de prêtre dans

76 ANE fondo especial, c.24, vol. 67, 1768, exp. 2898, f170r. 77 Arrom, Containing the Poor, p. 23.

78 ANE fondo especial, c.24, vol. 67, 1768, exp. 2898, f159v, “por qe sospechando sus Padres algun contajio en los costumbres con la comversacion y compañia de otros muchachos qe insistintam.te concurren alas escuelas publicas.”

les paroisses à forte population indienne demandait toujours une bonne connaissance de la langue quichua, même au dix-huitième siècle.80 On peut donc supposer que les écoles de premières lettres de Quito, même lorsqu‟elles étaient gratuites, n‟étaient pas accessibles aux Indiens à moins que ces derniers ne possèdent une connaissance préalable du castillan ou que le recensement a tout simplement ignoré les cours destinés aux Amérindiens.

Sans surprises, la vaste majorité des écoles se retrouvent dans le centre de Quito, la paroisse del Sagrario. Les habitants de ce quartier sont surtout de descendance espagnole, mais il existe également une présence populaire, dont des serviteurs ou employés domestiques travaillant pour les premiers.81 Les ressources sont concentrées dans ce quartier. D‟abord, il existe l‟école de charité tenue par les frères de Santo Domingo, dont faisait déjà mention la cédule royale de 1768.82 Cette école est fréquentée par plus de 80 garçons, mais celle-ci connaît de perpétuels problèmes financiers : « l‟enseignement est offert gratuitement, mais à cause des ennuis de l‟époque, les religieux ne pouvaient leur fournir le papier, les plumes ni l‟encre, et les enfants devaient acheter tout ceci. »83 En d‟autres termes, la gratuité scolaire n‟est que théorique. Il existait une deuxième petite école gratuite, celle de l’Hospital de la caridad, qui survivait grâce à des dons de particuliers. Ainsi, le papier, le papier calque et l‟encre étaient distribués sans coûts supplémentaires aux élèves grâce à de généreux bienfaiteurs. Les autres écoles semblent être des écoles privées ou payantes.

79 ANE fondo especial, c.24, vol. 67, 1768, exp. 2898, f162v.

80 Michom, The People of Quito, p. 24. 81 Minchom, The People of Quito, p. 31.

82 Selon un rapport datant du XVIIe siècle, la petite école des Dominicains donnait déjà des cours à « tous genres » de garçon, et ce, gratuitement. À l‟époque, il y avait 400 étudiants de premières lettres, en plus des étudiants de grammaire, de rhétorique et de théologie. Il est possible que les chiffres aient été gonflés pour mieux rivaliser avec les Jésuites. AGI Quito 196 (1681-1697).

83 ANE, fondo especial, c.24, vol. 67, 1768, exp. 2898, f159r. “la enseñanza seles ministrara graciosamente pero que porlos atravos del tiempo, no podia darles la Religion el papel plumas ni tintas y que todo esto le costeava cada niðo respectivamente.”

Table 13 – Le recensement des écoles commandé par le Cabildo de Quito en 1768

Quartier Nombre d‟écoles Nombre d‟élèves

Centro 9 386 San Sebastian 1 14 San Blas 1 12 San Roque 0 0 Santa Barbara 1 1 San Marcos 0 0

Si l‟on en croit le recensement des écoles, plus de 400 enfants de Quito fréquentaient la petite école en 1769, sans compter les étudiants des collèges de San Luis et de San Fernando, qui recevaient des cours plus poussés en latin et en grammaire. Si on exclut le cas de Santa Barbara, où un seul enfant reçoit des leçons privées, il existait donc onze établissements. Aucun n‟était réservé aux filles et on ne fait pas mention d‟une seule étudiante dans le document. Pourtant, des filles et des femmes étaient cloîtrées dans des monastères ou des maisons d‟internement séculières (recogimientos), dans le but d‟y acquérir une éducation.84 Il semble que les fonctionnaires du cabildo de Quito n‟aient pas pris ces établissements en considération, sans doute parce que ceux-ci étaient aussi des établissements de réforme, visant autant à isoler les femmes de la société et à assurer leur retenue sexuelle qu‟à les instruire.

Qu‟est-ce qui est fait pour résoudre le problème? Bien peu, si l‟on en croit les protestations qui continuent d‟être formulées après le recensement. En effet, une question importante n‟est pas résolue : qui devrait payer pour les petites écoles, l‟Église ou l‟État?

84 Les femmes entraient volontairement ou involontairement dans des établissements visant à les cloîtrer (couvents, hospices) pour une variété de raisons, l‟une d‟elles étant la poursuite d‟une éducation. Nous

Les Jésuites viennent d‟être expulsés et les ordres religieux restants ne possèdent pas autant de ressources à consacrer à l‟enseignement. Les édifices qui autrefois servaient aux Jésuites pour donner leurs classes sont vendus ou prennent d‟autres vocations moins religieuses.85 Bref, même si le Roi se préoccupe d‟éducation, l‟État n‟est certes pas disposé à ramasser la facture.