• Aucun résultat trouvé

À la fin du XVIIIe siècle, le commerce esclavagiste transatlantique était à son apogée.7 Les enfants africains transportés contre leur gré en Amérique sont devenus encore

6 Premo, Children of the Father King, p. 216. La cédule royale, imprimée à Aranjuez en 1789 et envoyée à Quito en douze exemplaires a été présentée au public comme une compilation de lois déjà existantes pour protéger les esclaves contre l‟abus de leurs maîtres pour des raisons de piété religieuse et des raisons d‟État. Toutefois, l‟Espagne désirait également rivaliser avec d‟autres nations esclavagistes comme la France et l‟Angleterre, dans un contexte de déréglementation du commerce. Manuel Lucena Salmoral, Sangre Sobre

Piel Negra, Quito, Abya-Yala, 1994, pp. 31-34.

7 “The general New World demand for slaves greatly increased during the late eighteenth century, and the Atlantic slave trade reached its highest level between 1750 and 1810.” Magnus Môrner, “Slavery, Race Relations and Bourbon Reorganization in Eighteenth-Century Spanish America”, in J. Schoefield Saeger, ed.

plus nombreux que les petits européens à migrer outre-mer au cours de la même période.8 Cette situation n‟était toutefois pas généralisée. Dans l‟Audiencia de Quito par exemple, l‟esclavage était en baisse à la fin du XVIIIe siècle.9 Ceci s‟explique par le prix élevé de l‟achat, notamment à cause des problèmes de transport.10 Il était de plus en plus rare de voir des propriétaires acheter un esclave d‟Afrique plutót que de compter sur la reproduction des Noirs nés sur le sol américain et même l‟achat d‟esclaves nés en Amérique était en baisse.11 Ce déclin a favorisé les esclaves en leur donnant un pouvoir de négociation. Il était de plus en plus facile pour les esclaves d‟acheter leur liberté, même si pour ce faire, ils devaient souvent user de ruse et de stratégie.12 Enfin, comme nous le verrons plus loin, les esclaves investissaient les tribunaux plus que jamais pour y déposer plaintes et revendications. Par exemple, des groupes entiers d‟esclaves contestataires se sont soulevés dans des haciendas de la zone andine pour protester devant les tribunaux coloniaux contre leurs mauvais traitements ou leurs transferts au cours de cette période.13

Les esclaves étaient des possessions qui étaient achetées et vendues au bon vouloir de leurs maîtres. Ironiquement, ils étaient aussi des êtres humains qui pouvaient avoir recours aux tribunaux et solliciter la protection de l‟Église pour les défendre.14 Dans le

Essays on the Eighteenth-Century Race Relations in the Americas. Bethlehem, Lawrence Henry Gipson

Institute, 1987 p. 11.

8 Audra Diptee, “Imperial Ideas, Colonial Realities”, in J. Marten, ed., Children in Colonial America,

Children in Colonial America, New York, New York University Press, p. 48.

9 Hamerly constate une baisse marquée de l‟esclavage à Guayaquil, la plus grosse zone esclavagiste de l‟Audiencia de Quito, à la fin du XVIIIe siècle, mais constate surtout le déclin constant du nombre d‟esclaves après 1800. Il explique également cette situation par la migration des Indiens qui servent à combler les besoins les plus pressants. Michael Hamerly, A Social and Economic History of the City and District of

Guayaquil During the Late Colonial and Independence Periods, Ph.D. thesis (history), University of Florida,

1970, pp. 90-91.

10 Salmoral, Sangre sobre piel negra, p. 56. 11 Hamerly, A Social and Economic History, p. 92.

12 María Eugenia Cháves, Honor y Libertad: Discursos y Recursos en la Estrategia de Libertad de una Muger

Esclava (Guayaquil a fines del periodo colonial). Tesís Ph.D. (historia), Universidad de Gotemborgo, 2001,

p.53.

13 Cháves, Honor y Libertad, p. 53 ; Bernard Lavallé, “Lñgica esclavista y resistencia negra en los Andes ecuatorianos a finales del siglo XVIII”, Revista de Indias, vol. 53, n. 199 (1993), pp. 699-722.

14 Sur les mesures patriarcales de l‟État et de l‟Église pour protéger les esclaves, voir David Chandler, “Slave over Master in Colonial Colombia and Ecuador”, The Americas, vol. 38, n. 2 (1982), pp. 316-317.

système patriarcal, les esclaves étaient placés sous l‟autorité d‟un patriarche pour les encadrer, les discipliner, les nourrir et les habiller. En cas de mauvais traitements, ils pouvaient avoir recours à la justice et contester le pouvoir de leurs maîtres. Pour entamer des procédures judiciaires, les esclaves devaient être représentés par un homme blanc (le défenseur des mineurs ou procureur des pauvres disponible dans chaque municipalité avant 1789, nommé procurador síndico après cette date), au même titre que les enfants, les Indiens et les femmes.15 Les esclaves étaient donc d‟un point de vue légal, considérés comme des mineurs.

Plusieurs esclaves étaient aussi parents et chefs de famille. Le modèle patriarcal, conférant des pouvoirs spéciaux à l‟autorité parentale, s‟appliquait aussi dans une certaine mesure aux familles d‟esclaves.16 En s‟adressant aux tribunaux, les parents esclaves avaient la possibilité de contourner la volonté de leurs maîtres, pour faire valoir leur droit à prendre des décisions concernant leurs enfants. Comme l‟a démontré Bianca Premo, ceci était encore plus vrai à la fin de l‟ère coloniale alors que les nouvelles idées sur les enfants inspirées des Lumières circulaient, favorisant les droits naturels, l‟éducation et la discipline.17

Malgré la déshumanisation de l‟esclavage, plusieurs historiens ont démontré à quel point les parents esclaves ont déployé des efforts pour adoucir la vie de leur progéniture.18 Beaucoup ont cherché à le faire en luttant pour obtenir la liberté de ces derniers. Les recherches menées par Christine Hünefeldt au Pérou démontrent à quel point les esclaves

15 Cette règle était toutefois contournée dans plusieurs cas. Cháves, Honor y libertad, p. 85. Voir aussi Chandler, “Slave Over Master”, p. 316. Voir aussi les réflexions de Carlos Aguirre à ce sujet : “The Defensor de Menores […] played a key role in disseminating ideas, notions and information instrumental in enabling the slaves to make their actions of resistance more effective…”, Aguirre, “Working the System: Black Slaves and the Courts in Lima, Peru”, in D. Hines and J. McLeod, eds., Crossing Boundaries: Comparative history

of black people in diaspora, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 216.

16 Premo, Children of the Father King, p. 211. 17 Premo, Children of the Father King, p. 212.

18 Par exemple Wilma King, Stolen Childhood, Slave Youth in Nineteenth-Century America, Bloomington, Indiana University Press, 1997.

ont utilisé une variété de moyens pour faire baisser leur prix afin de gagner leur liberté ou celle de leurs enfants : la vieillesse, la maladie, l‟incapacité à accomplir certaines fonctions.19 Plusieurs adoptaient aussi une stratégie familiale, libérant en priorité les personnes qui avaient les meilleures chances de gagner l‟affranchissement des autres membres de la famille. À partir de 1563, la loi stipulait que les parents avaient la première opportunité d‟acheter les enfants lorsque leurs maîtres désiraient les vendre, ce que plusieurs ont fait à cause du prix minime de ces derniers, souvent inférieur à 50 pesos.20 Ainsi, une mère pouvait faire relâcher son enfant avec l‟espoir que ce dernier, lorsqu‟il serait plus vieux, puisse payer à son tour le juste prix pour acheter sa liberté en retour.21 C‟était un pari risqué à cause des risques de maladie ou de mortalité, mais les esclaves ont emprunté plusieurs chemins pour trouver la route de la liberté.

Les esclaves pouvaient aussi utiliser des moyens légaux pour se défendre ou défendre leurs enfants des mauvais traitements. La loi hispanique des Siete Partidas empêchait un propriétaire de tuer ou de blesser sérieusement son esclave ou les membres de sa famille.22 Les esclaves avaient également le droit de réclamer d‟être vendus à un autre

propriétaire lorsqu‟ils jugeaient que le leur était abusif. Selon la loi des Siete Partidas, un maître ne pouvait refuser de vendre un esclave si un acheteur souhaitait payer le juste prix.23 Évidemment, il était facile de contourner cette loi en fixant un tarif déraisonnable pour décourager les acheteurs potentiels.24 Les tribunaux pouvaient trancher un litige en demandant une évaluation du prix d‟un esclave par un examinateur, mais il existait peu de

19 Christine Hünefeldt, Paying the Price of Freedom, Berkeley, University of California Press, 1994, p.78. 20 Chandler, “Slave over Master”, p. 321.

21 Le choix était difficile à faire pour un parent : à quel âge fallait-il faire libérer un enfant? Plus l‟enfant était jeune, plus son prix était bas. Toutefois, il s‟agissait d‟une transaction risquée, puisque la mortalité infantile était élevée. De plus, faire libérer un jeune enfant voulait également dire avoir à payer pour sa subsistance à un âge où il ne pouvait gagner de salaire. Hünefeldt, Paying the Price, p. 13.

22 Premo, Children of the Father King, p. 214.

23

Bernard Lavallé, “ Aquella ignominiosa herida que se hizo a la humanidad': El cuestionamiento de la esclavitud en Quito a finales de la época colonial”, Procesos: revista ecuatoriana de historia, vol. 6 (1994), p.36.

moyens pour forcer les propriétaires récalcitrants à se plier à ce jugement, même lorsqu‟il avait été rendu en faveur de l‟esclave.25

La marge de manœuvre dont disposait chaque esclave variait en fonction du type d‟esclavage auquel il était soumis, de son réseau social, de sa relation avec son propriétaire et de sa capacité à gagner de l‟argent. On pourrait regrouper les esclaves dans trois catégories distinctes en fonction du type d‟emploi qu‟ils occupaient : les travailleurs domestiques, les travailleurs journaliers et les travailleurs des zones rurales (ceux qui oeuvraient dans l‟agriculture, en particulier dans la production du sucre, et dans les mines). Les esclaves étaient concentrés dans trois principales régions du Royaume de Quito : Popayán, la sierra nord centre (entre autres la ville de Quito, mais également celles d‟Otavalo et d‟Ibarra connues comme la vallée de Chota) et Guayaquil. Ils devaient également faire face à des réalités différentes en contexte urbain ou en contexte rural.

Les travailleurs domestiques jouaient un double rôle dans la société coloniale : ils accomplissaient bien sûr des tâches variées dans les maisonnées, mais ils contribuaient aussi à rehausser le statut social de leurs propriétaires.26 Le travail domestique était

l‟emploi logique pour de jeunes esclaves incapables de labeurs physiques intenses, particulièrement les petites filles, ou des femmes plus âgées, capables de servir de nourrice pour les bébés des maîtres.27 Les enfants qui grandissaient comme travailleurs domestiques 24 Par exemple, le prix de Asencia Mendes, fixé à 800 pesos par sa propriétaire, est jugé disproportionné par son mari Mariano Espinoza qui cherche un nouveau propriétaire pour elle. ANE esclavos, caja 23, exp. 1, 1825/02/25.

25 Par exemple, Martina, une jeune fille de 14 ans est évaluée à 400 pesos par son propriétaire parce qu‟elle sait coudre et cuisiner alors que l‟acheteur réclame un prix de 350 pesos. La cour nomme Don Pedro Calisto et Don José Ortega pour déterminer le juste prix. Ces derniers affirment que 400 pesos est raisonnable, car “...la Esclava es de buen color, se halla en su mejor edad, y ha sido muy bien educada por su señora...” ANE esclavos, c.16, exp. 14, 1801/06/02, f53v.

26 Môrner, “Slavery, Race Relations”, p. 10.

27 Dans son étude comparative sur l‟âge des esclaves et de leur prix moyen sur le marché de Lima, Carlos Aguirre a découvert que l‟âge privilégié pour acheter une esclave de sexe féminin était son pic de reproduction (entre 16 et 30 ans), alors que pour les hommes, cet âge était plus tardif, la force physique et l‟expérience entraient en ligne de compte dans le prix. Carlos Aguirre, Agentes de su propia libertad, Lima, Fondo Editorial Universidad Católica, 1993, pp. 93-103.

tissaient parfois des liens affectifs étroits avec la famille de leur propriétaire, ce qui leur donnait parfois des chances de recevoir leur liberté en guise de gratitude de leurs anciens compagnons de jeu.28 Ce n‟était pas toujours le cas. La proximité des esclaves et des maîtres dans un même foyer rendait aussi les premiers plus vulnérables aux sévices physiques et sexuels par les seconds.29 En somme, l‟expérience des esclaves domestiques variait selon le foyer où ils étaient placés et avait l‟avantage de permettre des rapprochements affectifs entre les esclaves et leurs propriétaires, mais en contrepartie cette proximité laissait également place aux conflits domestiques.

L‟esclavage journalier était un type d‟esclavage très répandu à la fin du XVIIIe siècle, particulièrement en milieu urbain. Ces esclaves vivaient souvent séparément de leurs maîtres, ce qui leur donnait une grande liberté d‟action et qui les rendait souvent difficiles à distinguer des travailleurs à faibles revenus. Ils pratiquaient un métier ou travaillaient dans une boutique comme les non-esclaves, à la différence qu‟ils devaient remettre une partie de leur salaire à quelqu‟un d‟autre.30 Les journaliers avaient les mêmes responsabilités que les hommes libres, ils devaient souvent se loger, se nourrir et même se trouver un emploi, les propriétaires se souciant uniquement de recevoir leur rente mensuelle. Ces esclaves pouvaient utiliser la liberté de mouvement plus grande que celle des autres types d‟esclaves (travailleurs domestiques et travailleurs ruraux) pour essayer d‟obtenir leur liberté.31

28 Comme le souligne Katia Mattoso pour le Brésil, ces jeunes qui se rendaient compte parfois qu‟à 7 ou 8 ans de leur statut inférieur, étaient confrontés à une double autorité, une double loyauté, et grandissaient déchirés entre leurs maîtres et leurs propres parents et communautés. Katia de Queirós Mattoso, Être esclave au Brésil, Paris, Hachette, 1979, pp. 146-147.

29 Les relations sexuelles entre maîtres et esclaves étaient généralement tenues secrètes, sauf lorsque quelqu‟un les dénonçait publiquement. Don Ignacio de Melo s‟est retrouvé accusé d‟inceste pour d‟avoir eu des relations sexuelles avec la fille d‟une esclave avec qui il vivait comme mari et femme depuis plusieurs années. Était-ce sa propre fille? Ce n‟est pas clairement énoncé dans la poursuite, mais la gravité de la sentence donnée à la fois au maître (dix ans d‟exil, puis réduction à quatre ans), et à la jeune fille esclave (six ans de réclusion dans un monastère) laisse croire que c‟était peut-être le cas. ANE criminales, c. 20, exp. 3, 1717/11/12.

30 Salmoral fait remarquer que les femmes esclaves journalières avaient un risque élevé de tomber dans la prostitution si elles ne trouvaient pas d‟emploi, ce qui préoccupait la couronne. Salmoral, Sangre sobre piel

Les esclaves vivant en zone rurale étaient probablement ceux qui devaient travailler le plus dur et qui avaient les conditions de vie les moins avantageuses. Ils n‟avaient pas la liberté d‟action des journaliers, ni la relation affective que pouvaient nouer les travailleurs domestiques avec leurs patrons.32 Les travailleurs agricoles oeuvraient souvent dans de vastes plantations. Dans la vallée de Chota près d‟Ibarra, la production sucrière, longtemps dominée par les pères jésuites, employait une importante main-d‟œuvre noire.33 À Guayaquil, la rapide expansion des plantations de cacao à la fin du XVIIIe a causé une pénurie d‟esclaves agricoles sur la cóte pacifique, ce qui a pu améliorer légèrement les conditions de travail.34 La vie était peut-être encore plus difficile dans les zones minières. Les esclaves qui étaient vendus à Barbacoas pour y faire de l‟exploitation minière voyaient la transaction comme une punition, car ils étaient condamnés à une vie de misère.35 Enfin, les esclaves en milieu rural avaient peut-être les pires conditions d‟hygiène et de nourriture, moins de contact avec les réseaux de non-esclaves et encore moins de liberté d‟économiser de l‟argent pour rêver d‟acquérir un jour la liberté.36

Somme toute, l‟esclavage sur le territoire de l‟Audiencia de Quito était un phénomène marginal qui s‟explique aisément par la présence d‟une abondante main- d‟œuvre autochtone, ce qui distingue la Real Audiencia de sa voisine, la Colombie. Au XVIIIe siècle, l‟esclavage était en majorité « créole », ce qui signifie qu‟il reposait peu sur l‟achat d‟esclaves africains, mais bien sur la reproduction des esclaves, même dans la zone portuaire de Guayaquil.37 Cette particularité de la région de Quito rend l‟étude de la 31 Aguirre, Agentes de su propia libertad, pp. 135-149; Hünefeldt, Paying the Price, p. 64.

32 Plus une plantation était petite, plus les esclaves avaient de chance de négocier avec leurs patrons ou leurs superviseurs. Voir Hünefeldt, Paying the Price, pp. 49-50.

33 Lavallée, “Lñgica esclavista y resistencia negra”. 34 Môrner, “Slavery, Race Relations”, p. 11.

35 Jean-Pierre Minaudier, « Une région minière de la colonie à l'indépendance: Barbacoas 1750-1830 »,

Bulletin de l'Institut Français d'Etudes Andines, vol. 17, n. 2 (1988), p. 87.

36 Voir Hünefeldt, Paying the Price, pp. 49-50. Hünefeldt a trouvé dans son étude sur les esclaves vivant en milieu rural un taux de natalité très bas, ce qui peut être expliqué par différents facteurs : mortalité infantile et mauvaises conditions de vie, vente des enfants en bas âge, avortement volontaire ou provoqué par les mauvais traitements, etc.

reproduction des femmes et la négociation pour la propriété des enfants un sujet de première importance pour l‟histoire de l‟Équateur. Nous ferons maintenant une incursion dans la vie de ces familles esclaves qui ont dû souvent négocier, intenter une poursuite judiciaire ou chercher les failles du système colonial afin d‟exercer le maigre pouvoir dont ils disposaient.