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Dans son article sur la résistance des esclaves dans le nord de l‟Équateur à la fin du XVIIIe siècle, Bernard Lavallé établit un lien entre les soulèvements indiens qui ont bouleversé la région d‟Otavalo et les campagnes voisines au cours de la décennie 1780 et le discours des Noirs qui ont adressé des plaintes aux tribunaux de l‟Audiencia de Quito pour améliorer leur sort à la même époque. À son avis, les esclaves vivant dans cette région n‟ont pas pu ignorer les revendications des Indiens, dont celle de parents qui ne voulaient pas voir leurs enfants enlevés à leurs familles et soumis à l‟esclavage.100 Il a trouvé dans des documents une rhétorique de résistance: l‟influence du discours des insurgés y est perceptible. Par exemple, lorsque des esclaves de l‟hacienda de Cuajara protestent contre la décision de leur maître de les envoyer à Quito, ces derniers s‟opposent, car en tant que pères de famille, ce serait douloureux d‟être séparés de leurs enfants.101 Ils tiennent ainsi un discours similaire à celui tenu par les pères de famille indiens étudiés dans le chapitre deux de cette thèse.

Il n‟y a donc pas que les mères esclaves qui se sont dites préoccupées par la séparation forcée avec leurs enfants devant les tribunaux coloniaux : les pères de famille demandent que leur autorité patriarcale soit officiellement reconnue, même si légalement,

100 Lavallé, “Lñgica esclavista y resistencia negra”, p. 705. 101 Lavallé, “Lñgica esclavista y resistencia negra”, p. 705.

ils ne possédaient pas la patria potestad, l‟autorité sur leurs enfants. Celle-ci appartenait aux propriétaires qui avaient le devoir d‟agir en bons pères pour tous les esclaves, quel que soit leur âge. L‟esclavage ne reconnaissait donc pas le pouvoir de l‟homme esclave sur sa femme et sur ses enfants au même titre que les hommes libres.102 Dans une société où les naissances légitimes donnaient un prestige social important, les pères esclaves n‟avaient pas le luxe de reconnaître leur paternité et légitimer leur enfant.103 Le « ventre » de la femme esclave était le seul critère d‟importance pour déterminer le statut d‟un enfant, ce qui favorisait l‟autorité des femmes davantage que celle des hommes. Les exemples que nous avons vus précédemment démontrent que c‟est en majorité des femmes qui adressaient des plaidoyers aux tribunaux pour faire valoir leurs droits parentaux au XVIIIe siècle. Cette situation tend à changer au XIXe siècle alors que certains hommes revendiquent aussi leur statut de père de famille.104

Constancio Ontaneda dont nous avons déjà parlé plus haut croyait fermement à ses responsabilités en tant que père de famille et il a continué à se battre pendant plus de dix ans pour voir ses fils libérés. Son exemple démontre que les tribunaux de l‟Audiencia de Quito étaient ambivalents devant l‟utilisation de l‟autorité patriarcale venant d‟hommes esclaves. Constancio Ontaneda était prêt à offrir 1000 pesos pour acheter la liberté de toute sa famille. Pourtant, même si son maître Don Felis a accepté de l‟affranchir en même temps que sa femme Perpetua, ce dernier avait l‟intention de garder les enfants à son service.

102 Chaves, Honor y libertad, p. 72 et suivantes. Les historiens des États-Unis se sont longuement penchés sur les conséquences d‟une telle mise à l‟écart des hommes dans les cellules familiales. D‟une part, l‟absence de solidarité familiale rendait les individus moins capables d‟obtenir leur liberté. D‟autre part, les individus qui étaient attachés à leur famille devenaient vulnérables au chantage de leurs maîtres. Ces derniers pouvaient aussi encourager l‟autorité des hommes sur leur femme pour favoriser l‟assujettissement.

103 Chaves, Honor y libertad, p. 72

104 Je n‟ai trouvé que trois exemples de pères de famille qui sont intervenus au XIXe siècle et leur caractéristique commune est qu‟ils ont tous fait valoir leur róle de pourvoyeur. Par exemple, Juan Manuel Oliveros réussit à acheter sa liberté et se présente comme un excellent organisateur pour s‟occuper de ses enfants. Il craint que sa femme et ses enfants ne soient vendus à Loja par leur propriétaire. ANE esclavos, c.16, exp. 17 1801/09/23.

Constancio Ontaneda s‟est présenté comme un « homme de bien » lorsqu‟il a adressé sa pétition au tribunal.105 L‟utilisation du terme « homme » sous-entend qu‟il se considérait comme un être humain à part entière et le terme « bien » est la revendication d‟une conduite honorable, sans reproches. Ontaneda sous-entendait ainsi que, malgré les médisances de son maître, il était l‟homme le mieux capable d‟assurer la stabilité de sa famille, en tant que père, époux, et travailleur.

Ontaneda, en tant que chef de famille, utilise l‟argument des mauvais traitements pour se libérer des griffes de Don Felis. Il tente de prouver que sa famille ne reçoit pas suffisamment de nourriture pour survivre sous l‟autorité de son maître. La cause est rejetée une première fois. Quelques mois plus tard, Constancio revient avec la reconnaissance de son statut de pauvre et une aide juridique gratuite.106 Malgré sa tentative de faire libérer ses fils, sa demande est encore rejetée. Il essaie une nouvelle fois en juin 1805.107 En 1810, malgré une intervention du tribunal demandant qu‟un juste prix soit fixé pour la liberté des garçons Ontaneda, la cause pour mauvais traitement ne connaît pas plus de succès.108 L‟issue finale de cette décennie de procès n‟est pas connue. Toutefois, l‟histoire de la famille Ontaneda tend à démontrer que plusieurs esclaves gardaient un attachement à leur progéniture et se disaient pères de famille malgré la déstructuration des rôles sexuels auxquels ils faisaient face.

L‟histoire de Francisco Carrillo est bien connue en Équateur où ce mulâtre y est souvent présenté comme un précurseur important du droit des esclaves à recevoir un traitement humain.109 Francisco Carillo est un père engagé et, avec l‟appui de sa femme,

105 ANE esclavos, caja 16, exp. 6, 1800/08/18, f6r. 106 ANE esclavos, c.16, exp. 11, 1801/01/16. 107 ANE esclavos, c.18, exp. 9, 1805/06/10. 108 ANE esclavos, c. 20, exp.13, 1810/01/18.

109 La mère de Francisco Carrillo, Martina Carrillo, avait déjà fait une dénonciation pour mauvais traitements fin 1788. Le fils est devenu un héros de l‟affranchissement des noirs à cause de sa lutte de 13 ans pour obtenir sa liberté et celle de sa famille. Voir le site web éducatif équatorien Edufuturo et les informations du Centro Cultural Afroecuatoriano : http://www.edufuturo.com/educacion.php?c=427, site consulté le 5 septembre 2010.

dénonce les mauvais traitements que subissent ses quatre enfants mineurs aux mains de Doña Ignacia Reyes. Il veut que ces derniers soient placés au service d‟une autre propriétaire. Ses quatre enfants, âgés de 4 à 15 ans, souffrent de faim, de nudité et de tyrannie « avec aussi des châtiments et des travaux laborieux qui ne conviennent pas à leur âge tendre ».110 Il faut noter au passage l‟utilisation du concept exposé dans l‟Instruction sur le traitement des esclaves de 1789 qui, comme nous l‟avons déjà établi, exigeait des travaux adaptés à l‟âge de chaque enfant.

À cause des allégations de mauvais traitements déposés devant le tribunal, les fonctionnaires ont dû trouver des preuves sur le corps des enfants. Le maire d‟Otavalo a pris la responsabilité d‟examiner le petit Martín Carillo, il a trouvé quelques cicatrices, dont des blessures guéries sur les jambes et sur les fesses.111 Le 22 mai 1810, le médecin qui a examiné Martín et sa sœur a lui aussi constaté qu‟il y avait une quantité importante de coups de fouet sur différentes parties du corps, mais selon lui, toutes les blessures étaient bien refermées. Le tribunal a autorisé la vente des esclaves à un coût raisonnable. Toutefois, malgré l‟avis médical, le tribunal n‟arrivait pas à faire accepter la décision à la propriétaire des enfants Carrillo. Doða Ignacia Reyes n‟était pas femme à se laisser faire. Le procès s‟est déroulé assez longtemps pour devenir intrigant. Le 15 mars 1819, un nouveau médecin dit avoir trouvé une cicatrice sur le cou de Martín, ce qui deviendra graduellement une petite tumeur. Toutes les fois où le tribunal a fixé un prix pour la liberté des enfants, celui-ci est rejeté par la propriétaire. Malgré plusieurs jugements en faveur de Francisco Carrillo, basé sur la présence de cicatrice sur le corps de ses enfants, la cour s‟est montrée incapable de forcer Doña Ignacia à se plier aux jugements.

Les histoires de Constancio Ontaneda et de Francisco Carillo permettent de constater que certains pères esclaves avaient un attachement à leurs enfants, mais elles

110 ANE esclavos, c. 20, exp. 12, 1810/01/08, f14v, “tambien con castigos y trabajos laboriosos desiguales a su tierna edad”.

démontrent surtout à quel point il était difficile pour les esclaves de prétexter des mauvais traitements et revendiquer la patria potestad pour obtenir gain de cause. Malgré des jugements de plus en plus favorables rendus par des institutions étatiques à l‟égard de pères esclaves soucieux de protéger leurs enfants, encore fallait-il que le tribunal dispose des moyens coercitifs pour forcer les propriétaires réfractaires à remettre les esclaves disputés aux autorités pour qu‟ils soient examinés.112

La revendication des pères de famille qui demandent d‟avoir l‟autorité sur leurs enfants ne se centre pas sur l‟amour parental. Les pères de famille utilisent des arguments pragmatiques tels que les mauvais traitements infligés par des maîtres pour démontrer que, s‟ils avaient la patria potestad de leurs enfants, ils pourraient mieux assurer la stabilité de leur foyer. Ces hommes ne se plaignent pas de leur misérable condition d‟esclaves, mais cherchent plutôt à se montrer forts et en contrôle. Les exemples que nous venons de voir démontrent que le combat pour faire reconnaître le pouvoir des pères sur leurs enfants par les tribunaux était ardu. Nous verrons maintenant que la situation était différente pour les mères à l‟approche de l‟indépendance. Les mères tenaient un tout autre discours, elles utilisaient l‟instinct maternel et les sentiments comme argument principal pour dénoncer l‟esclavage et ses méfaits sur les familles.