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2 1 Une typologie de la réfutation chez Diderot ?

La typologie établie par Jacques Moeschler dans sa thèse, qui propose de voir la réfutation non pas comme « un acte illocutoire homogène, mais différencié128 », est applicable

uniquement pour des réfutations précédées d’assertions préalables bien présentes ou au moins retraçables. Il établit ainsi une échelle des types de réfutation, en fonction de la menace qu’elles représentent pour la face positive de l’énonciataire (Moeschler 1982 : 102), soit, de la moins polémique à la plus polémique :

la rectification < la réfutation propositionnelle < la réfutation présuppositionnelle129

Autrement dit, plus on se situe loin sur l’échelle des types de réfutation, plus le degré de

128 Jacques Moeschler, 1982 : 87.

129 Voir Jacques Moeschler (1982 : 87-88) : « Nous proposons de différencier trois types de réfutations : les

polémicité augmente, et plus l’adversaire est farouche. Envisageons chaque type.

La rectification consiste en la réfutation du constituant de l’énoncé de l’adversaire130.

Elle concerne en général des contextes de discussion amicaux et des erreurs involontaires : celui qui rectifie son adversaire le fait car ce dernier manquait d’informations, de connaissances, ou encore de recul, pour dire vrai, il est de son devoir d’intervenir, et l’adversaire, normalement, ne peut que lui en être reconnaissant. Rectifier n’implique pas forcément une situation de désaccord, même si cela implique la notion d’erreur. La rectification est en ce sens moins polémique que les autres types de réfutation à proprement parler.

Celui qui rectifie apporte son savoir et son expérience pour compléter celui et celle de son interlocuteur, rendant son discours meilleur. Dans la Réfutation d'Helvétius (808-9), Diderot rectifie le discours de son adversaire en lui expliquant qu’il lui suffirait de moduler ses propos pour les rendre vrais :

Malgré les défauts que je reprends dans votre ouvrage, ne croyez pas que je le méprise. Il y a cent belles, très belles pages ; il fourmille d’observations fines et vraies, et tout ce qui me blesse, je le rectifierais en un trait de plume. Au lieu d’affirmer que l’éducation et l’éducation seule fait les hommes ce qu’ils sont, dites seulement que peu s’en faut que vous ne le croyiez. Dites que souvent nous travaux, nos sacrifices, nos peines, nos plaisirs, nos vices, nos vertus, nos passions, nos goûts, l’amour de la gloire, le désir de la considération publique ont un but relatif aux voluptés sensuelles, et personne ne vous contredira. Dites

que […].

La rectification suffit à l’amélioration, et Diderot donne l’exemple de ce que serait le discours d’Helvétius rectifié, nouveau discours placé à l’abri de la réfutation. La rectification apparaît donc comme un service rendu, et est le signe d’un conflit soluble. On constate qu’en général, le philosophe se propose seulement de rectifier le discours de ses amis-ennemis.

Bien sûr, la rectification peut être plus profonde que ce qu’elle paraît dans un premier temps ; elle conduit le plus souvent à un changement d’orientation argumentative. Elle constitue un réajustement inévitable du discours. Prenons l’exemple de cet extrait du Neveu

de Rameau (645) :

MOI. ― Et pourquoi employer toutes ces petites viles ruses-là ? LUI. ― Viles ? et pourquoi, s’il vous plaît ? Elles sont d’usage dans mon état ; je ne m’avilis point en faisant comme tout le monde. Ce n’est pas moi qui les ai inventées, et je serais bizarre et maladroit de ne pas m’y conformer.

Contester l’emploi de l’adjectif « viles » par MOI, c’est, pour LUI, défendre une vision du

130 Voici l’exemple proposé par Jacques Moeschler : « Jean n’est pas marié mais célibataire ». La réfutation porte

monde que le philosophe bourgeois n’envisage même pas, c’est défendre la thèse déterministe selon laquelle on agit selon notre état. De ce fait, c’est commettre une erreur que d’appliquer des jugements moraux à des actions qui sont naturelles. En somme, les ruses employées par le Neveu pour rester dans la haute société ne sont pas viles, car absolument conformes à son état. Si on peut supposer que Diderot soutient déjà quant à lui la thèse de l’athée vertueux131, il

semble bien que la thèse de LUI l’emporte sur celle de MOI, dont la vision est limitée par son confort de philosophe132. MOI n’est pas un bon observateur de la nature : LUI se tient pourtant

devant lui, preuve vivante que des gens de son espèce existent et ne peuvent rien contre leur nature. Malignement, c’est donc LUI qui est amené à rectifier le discours trop dogmatique de son adversaire.

La rectification est ainsi parfois douée d’une force qu’on ne lui soupçonnait pas. C’est le cas dans l’énoncé suivant, extrait des Pensées philosophiques (VIII, 20): « Il y a des gens dont il ne faut pas dire qu'ils craignent Dieu, mais bien qu'ils en ont peur ». Ici, c’est le constituant « craignent » qui est remplacé par « ont peur », le connecteur « mais » faisant que la voix de celui qui réfute l’emporte sur celle qui est réfutée. Cela suppose une échelle entre

craindre et avoir peur, le second prenant indéniablement une connotation extrêmement

péjorative, si bien que les deux parasynonymes deviennent finalement antonymes. Cette précision lexicale change bien sûr l’orientation argumentative de l’énoncé : avoir peur désigne un sentiment plus fort que craindre, ce qui fait dépasser la limite du tolérable. Si on peut tolérer la crainte, et si la crainte peut engendrer des actions positives telles qu’honorer Dieu, on ne peut tolérer la peur, sentiment négatif, qui ne peut que susciter l’hystérie et l’irrationalité.

La réfutation propositionnelle consiste en la réfutation de l’énoncé dans son ensemble, et non plus de l’un de ses constituants ; tandis que la réfutation présuppositionnelle consiste en la réfutation du présupposé de l’énoncé. Oswald Ducrot (1972 : 92) rappelle qu’« attaquer les présupposés de l’adversaire, c’est, bien plus encore que lorsqu’on nie ce qu’il pose, attaquer l’adversaire lui-même ». En ce sens, elle constitue réellement une menace pour la face du destinataire ; elle est le plus souvent indicatrice d’un fossé idéologique séparant les deux adversaires et partant, d’une mésentente fondamentale. Soit l’extrait de l’Entretien entre

d'Alembert et Diderot (621) suivant :

131 Voir notamment l’Entretien avec la Maréchale de***. Rappelons que la figure de l’athée vertueux avait déjà

été imaginée par Pierre Bayle dans les Pensées sur l’athéisme.

132 Diderot accuse pourtant la mauvaise foi de celui qui prend l’excuse de la constitution pour ne pas être

DIDEROT. – Vous plaisantez, mais vous rêverez sur votre oreiller à cet entretien, et s’il n’y prend pas de la consistance, tant pis pour vous, car vous serez forcé d’embrasser des hypothèses bien autrement ridicules. D’ALEMBERT. – Vous vous trompez ; sceptique je me serai couché, sceptique je me lèverai. DIDEROT. – Sceptique ! Est-ce qu’on est sceptique ? D’ALEMBERT. – En voici bien d’une autre ! N’allez-vous pas me soutenir que je ne suis pas sceptique ? Et qui le sait mieux que moi ?

Dans un premier temps, c’est d'Alembert qui réfute l’assertion de Diderot selon laquelle il adhérera à des hypothèses auxquelles, pour le moment, il ne veut pas adhérer : vous vous

trompez. La réfutation est propositionnelle. Son opposition est justifiée par le fait qu’il est

sceptique : le propre du sceptique est de ne pas se laisser séduire par des hypothèses, quand bien même leur portée serait fascinante. Dans un deuxième temps, Diderot intervient sur la justification apportée par le géomètre, et la remet profondément en question. La réfutation s’attaque à la présupposition contenue dans la proposition de d'Alembert selon laquelle il est sceptique : dire qu’il est sceptique, c’est présupposer qu’on peut l’être ; or, selon Diderot, il semble bien qu’on ne puisse pas être sceptique133. Dans ce rapport de force, qui demeure

badin, d'Alembert faiblit et Diderot l’emporte : c’est lui le maître de la remise en question, qui sera capable de faire abandonner, comme par magie, toutes ses défenses au géomètre puisque ce dernier, de toute évidence, ne rêvera pas sceptique. Tout se passe comme si la réfutation présuppositionnelle de Diderot réussissait perlocutoirement : sa prophétie selon laquelle d'Alembert embrassera des hypothèses bien autrement ridicules se réalisera avec le rêve de d'Alembert (ou le Rêve de d'Alembert), l’opposition du géomètre aura été vaine, car tous ses présupposés, tous ses préjugés finiront par tomber.

Il semble bien que la réfutation présuppositionnelle, dans l’œuvre, soit plutôt l’apanage des figures philosophiques, dont la mission de combattre les préjugés n’est plus à démontrer. C’est ainsi que « le philosophe » de la Promenade du sceptique (109-110) combat « l’aveugle » (celui qui, par définition, est plein de préjugés, car, ne voyant pas, il ne peut pas

juger par lui-même) :

19. – Volontiers, répartit l'aveugle ; mais je veux recourir de temps en temps à l'autorité de notre code. Le connaissez-vous ? C'est un ouvrage divin. Il n'avance rien qui ne soit appuyé sur des faits supérieurs aux forces de la nature, et par conséquent sur des preuves incomparablement plus convaincantes que celles que pourrait fournir la raison. 20. – Eh ! laissez là votre code, dit le philosophe. Battons-nous à armes égales. Je me présente sans armure et de bonne grâce, et vous vous couvrez d'un harnois plus propre à embarrasser et à écraser son homme qu'à le défendre. J'aurais honte de prendre sur vous cet avantage. Y pensez- vous ? et où avez-vous pris que votre code est divin ?

133 Il explique par la suite, et d'Alembert l’admet, que l’homme raisonnant, malgré ses hésitations, ne reste jamais

« avec une égale et rigoureuse mesure de raison pour et contre » (621) et finit par conclure : « Tenez, mon ami, si vous y pensez bien, vous trouverez qu’en tout, notre véritable sentiment n’est pas celui dans lequel nous n’avons jamais vacillé, mais celui auquel nous sommes le plus habituellement revenus » (622).

L’aveugle s’appuie sur le principe selon lequel le code est un ouvrage divin pour justifier le fait que l’on puisse et doive s’appuyer sur lui. Le marronnier refuse dans un premier temps ce recours en expliquant que le combat doit se mener à armes égales, puis attaque le présupposé consistant à dire que cet ouvrage est divin : il faut d’abord prouver sa divinité avant de l’affirmer.

Dans les Observations sur Hemsterhuis (695), Diderot s’arrête non pas sur la proposition de l’idéaliste, mais sur la présupposition qu’elle contient :

Voilà ce qui m’a fait résoudre de publier ce petit écrit… dans lequel on verra… que la seule raison, en se servant d’expériences simples et dégagées des altérations que souvent l’imagination et les préjugés leur apportent, ne saurait jamais nous mener aux systèmes de matérialisme et de libertinage. On dirait que le libertinage est une conséquence nécessaire

du matérialisme, ce qui ne me paraît conforme ni à la raison, ni à l’expérience.

Matérialisme et libertinage, associés chez Hemsterhuis, se voient évidemment dissociés par Diderot : l’athée vertueux n’est-il pas l’un des arguments les plus précieux en vue de soutenir la thèse de l’inexistence de Dieu ?

La réfutation présuppositionnelle, s’attaquant au thème et non au propos, constitue une digression essentielle : il est indispensable d’interrompre le cours du débat lorsque d'Alembert affirme que son scepticisme l’empêchera d’envisager des hypothèses porteuses, lorsque Julie considère qu’il n’est nul besoin de « verbiager » pour savoir qu’elle est elle, lorsqu’un aveugle avance que le code est divin sans le prouver, lorsque Hemsterhuis associe dans sa pensée matérialisme et libertinage. Si l’on pouvait dès lors s’attendre à ce qu’elle s’exerce notamment à l’encontre des dévots, on constate que son usage est généralisé. Par exemple, dans la trilogie, dans laquelle les adversaires sont pourtant amis et volontaires en vue de trouver un accord. L’œuvre philosophique ne se doit-elle pas de détruire le préjugé, partout répandu, de déconstruire l’évidence ? Un substrat doxal réside en Julie et en d'Alembert, qui refusent de se débarrasser de grands principes profondément ancrés en eux, et il s’agit de les en débarrasser.