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T ENUE DU CONFLIT

1. Sophismes ou paralogismes ?

On peut considérer qu’il existe un degré de culpabilité des adversaires. S’ils sont réfutés, c’est que celui qui les réfute pense que leur discours est faux, erroné ou incomplet. Mais ont-ils été les émetteurs d’un tel discours par mégarde ou volontairement ? Sont-ils responsables ou non des erreurs qu’ils ont commises ? Sont-ils les auteurs de sophismes ou de paralogismes ? Christian Plantin (1996 : 30 et 31) rappelle la différence entre ces deux déformations du raisonnement :

On définit d’abord le paralogisme (en anglais fallacy) comme une argumentation

fallacieuse, c'est-à-dire une argumentation qui ne respecte pas une des règles assurant la validité du syllogisme. […] Nous retiendrons […] la définition suivante : un paralogisme est une argumentation (une inférence) non valide, dont la forme rappelle celle d’une argumentation valide. [L’auteur souligne].

Puis :

Nous avons signalé que la critique platonicienne a chargé le mot « sophiste » d’un contenu irrémédiablement négatif. Ce que nous appelons actuellement sophisme repose sur une imputation d’intention inavouable, qui peut ou non être portée à bon droit. Toute la

distinction entre sophisme et paralogisme repose en effet sur la question de l’attribution des intentions. Le paralogisme est du côté de l’erreur ; le sophisme est un paralogisme servant les intérêts ou les passions de son auteur. [L’auteur souligne].

Il importe de mesurer la gravité des reproches, afin de déterminer le degré de polémicité qui oppose un adversaire à un autre. Celui qui commet un paralogisme ne voulait pas en commettre et aura à cœur de le corriger après réfutation. Celui qui commet un sophisme ne pourra que regretter d’avoir été surpris, et ne voudra pas forcément reconnaître ses torts.

Diderot, dans sa Lettre apologétique de l’abbé Raynal à M. Grimm (768-769), s’interroge sur les réelles motivations de son ancien ami : lorsqu’il attaque Raynal, le fait-il sincèrement et commet-il alors une erreur ? ou le fait-il pour plaire aux grands et commet-il alors un acte hypocrite ?

Si vous êtes vrai, que je vous plains ! Je vous plaindrais bien davantage, si vous ne l´étiez pas. Je vous aime mieux mauvais logicien qu’hypocrite. Hypocrite ou mauvais logicien, je vous défie de publier ce dilemme dont vous me parûtes si fier,

lui dit Diderot.

Le mot « sophisme » revient relativement souvent sous la plume de Diderot, et opère d’ailleurs comme un véritable marqueur de réfutation152. Le sophisme est un raisonnement

faux, trompeur. En atteste la définition donnée par l’Encyclopédie :

SOPHISME, s. m. (Logique) le sophisme est le singe du syllogisme. Pour être séduisant et captieux, il faut nécessairement qu'il en affecte la figure et la mine. On peut dire de lui en général, que ce qu'il a de vicieux consiste dans une contravention à quelqu'une des règles générales ou particulières de quelqu'une des quatre figures, d'où résultent toutes les sortes des syllogismes.

Les linguistes et philosophes ayant réfléchi à la théorie des actes de langage, et plus spécifiquement à l’acte d’assertion, sont en général d’accord pour reconnaître que la fausseté de ce dernier est soit inconnue du locuteur (on parle alors d’erreur), soit connue de lui (on parle alors de mensonge). Prenons un exemple tiré de la Promenade du sceptique (IX, 83) : « On nous assure que notre prince a toutes les lumières possibles ; cependant rien de plus obscur que notre code, qu'on dit être de lui ». L’affirmation selon laquelle le prince a toutes

les lumières possibles est-elle erronée ou mensongère ? Plusieurs niveaux de parole

apparaissent dans cet énoncé. Un premier niveau, dont le locuteur 0 est responsable153. Ce

152 Les textes de Diderot qui figurent dans FRANTEXT comptent 19 occurrences du mot « sophisme » et de ses

dérivés, et 3 occurrences du mot « paralogisme » et de ses dérivés.

153 Afin de simplifier la terminologie et d’éviter certaines confusions, posons dès maintenant que le locuteur 0

locuteur 0 est bien entendu celui qui prend en charge tout l’énoncé, mais il s’en désolidarise à plusieurs reprises quand il rapporte le discours d’un locuteur 1, que l’on pourrait cette fois-ci identifier comme étant les dévots, que les habitants de l’allée des épines représentent. Ces derniers se profilent, on l’a vu, derrière le « on » de la doxa. Deux actes de paroles sont rapportés dans l’énoncé :

- l’un au DI : « On nous assure que notre prince a toutes les lumières possibles ». - l’autre également au DI : « notre code, qu'on dit être de lui154 ».

L’ambiguïté concerne le discours cité dans le second DR : les dévots ne disent pas que le code est obscur, mais simplement qu’il émane du prince. C’est donc bien le locuteur 0 qui est pleinement responsable de l’assertion selon laquelle le code est obscur (on suppose en effet que les dévots ne le jugent pas tel), qui vient contredire l’assertion dévote selon laquelle le prince a toutes les lumières possibles. Les dévots sont donc coupables de ne pas voir ou (et ?) de ne pas reconnaître le caractère ténébreux de la Bible, mais les assertions qu’ils font ne sont guère contradictoires. En ce sens, il faudrait plutôt parler d’erreur, due à l’aveuglement des dévots – qui, d’ailleurs, dans la symbolique de la Promenade du sceptique, ont les yeux recouverts d’un bandeau.

Mais c’est bien entendu de mensonge que les dévots sont le plus souvent accusés. Nous le réaborderons plus tard, mais la récurrence de l’utilisation du verbe « prétendre », pour introduire le discours dévot, est à noter. Quelques exemples, parmi de très nombreuses occurrences :

Ils prétendent avoir lu dans les lois du prince qu'il ne leur est pas permis d'avoir des femmes en propre ; mais ils n'ont eu garde d'y lire qu'il leur est défendu de toucher à celles des autres, aussi caressent-ils volontiers celles des voyageurs. (Promenade du sceptique, L’Allée des épines, XXII, 85).

Ces miracles prétendus. (Pensées philosophiques, LIV, 37).

Vous présentez à un incrédule un volume d'écrits dont vous prétendez lui démontrer la divinité. Mais avant que d'entrer dans l'examen de vos preuves, il ne manquera pas de vous questionner sur cette collection. A-t-elle toujours été la même ? vous demandera-t-il. Pourquoi est-elle à présent moins ample qu'elle ne l'était il y a quelques siècles ? (Pensées

philosophiques, LX, 39). (Pensées philosophiques, LX, 39).

Nous ne savons donc presque rien : cependant combien d'écrits dont les auteurs ont tous

prétendu savoir quelque chose ! (Lettre sur les aveugles, 185).

Vous prétendez que sans mes inconséquences dans mes principes, sans mon incrédulité, sans mes impiétés, sans mes fureurs antichrétiennes, la paix et la tranquillité de votre conscience seraient parfaites. Mais, mon ami, il y autant de bêtises que de mots dans ce bavardage ; comme tu vas voir. (Correspondance, 1146).

« Prétendre » permet à chaque fois l’attribution du dit à une autre source de parole, mais surtout sa mise à distance, puisqu’il introduit le sème de fausseté. Dans la correspondance, dans la sphère privée donc, Diderot ne se prive d’accuser encore plus directement de

mensonge « monsieur l’abbé », son frère. Dans l’exemple qui suit, la formule « Moi je vous

réponds que vous mentez impudemment » revient comme un leitmotiv après chaque parole rapportée de l’abbé, pour finalement aboutir à la conclusion qu’il est « un menteur ». L’attitude locutoire de l’abbé permet de définir sa personne : les mensonges font de lui un menteur, même si on peut aussi considérer que le fait qu’il soit un menteur a pour conséquence qu’il dise des mensonges. Toujours est-il que c’est le constat des mensonges qui permet au philosophe de cerner le caractère de son frère :

Monsieur l’abbé, vous dites que ma sœur rougit du choix que nous avons fait de Caroillon. Moi je vous réponds que vous mentez impudemment. Vous dites qu’on lui reproche ce choix. Moi je vous réponds que vous mentez impudemment. Vous dites qu’elle n’ose s’en applaudir et qu’elle dissimule la part qu’elle y a pris[e] et la satisfaction qu’elle en a ressentie, en présence des honnêtes citoyens. Moi je vous réponds que vous mentez

impudemment, parce que vous êtes un menteur, et que ma sœur n’est point une femme

fausse. (Lettre du 13 novembre 1772, Correspondance, 1145).

Le mensonge implique les contradictions ; et c’est encore une fois ce que le philosophe ne manque pas de reprocher à son frère dans la même lettre : « Mon cher abbé, tu es si bête, mais si bête, que tu ne t’aperçois pas que tu te contredis d’une ligne à l’autre » (1144).

Diderot semble toujours considérer l’extrême gravité des conséquences de ce discours tenus par les dévots, et c’est toujours avec virulence qu’il en dénonce la fausseté. Hormis les dévots, qui forment encore une catégorie à part, les autres adversaires semblent plutôt tenir un discours erroné. C’est donc le cas d’Hemsterhuis, ou encore d’Helvétius dont les raisonnements sont souvent trop rapides et qui ne prennent pas toujours bien le temps de définir les termes ; c’est le cas du Neveu, dont les erreurs de jugement s’excusent par son organisation, ce qui dans le même temps illustre bien la thèse diderotienne selon laquelle l’organisation fait beaucoup et rend les hommes au moins en partie prisonniers de leur corps. Les « vous vous trompez » concernent finalement bien plus d’adversaires que les « vous mentez ».

L’auteur, quant à lui, n’est pas à l’abri de commettre des paralogismes (n’est-ce pas la preuve qu’ils sont tout à fait excusables ?), comme il l’indique dans les Observations sur le

Nakaz (552) :

de m’engager dans une très longue suite de raisonnements qui ne seraient peut-être que des paralogismes.

S’arroger une autorité et un savoir que l’on n’a pas forcément, c’est risquer, par pur orgueil, de commettre des paralogismes. Raisonner trop rapidement, comme le fait Hemsterhuis, c’est risquer également de commettre des paralogismes. Pour résumer, tous les adversaires en sont susceptibles, alors que les sophismes ne sont l’apanage que d’une certaine catégorie d’adversaires, forcément plus farouches et plus difficiles à combattre.

C’est bien pour le mensonge que le philosophe ressent une grande aversion. Dès l’Oiseau blanc, conte bleu, le génie Rousch, personnification du mensonge, fait figure de repoussoir face à la fée Vérité. Dans le roman, les courtisans sont ainsi « presque tous amis du génie Rousch (dans la langue du pays Menteur) » (236) ; Rousch « débit[e] comme des vérités » « des aventures scandaleuses » (243) ; les enfants sont d’abord éduqués par Vérité, puis rejoignent Rousch à l’âge de raison (244) ; enfin, Politesse est une proche parente de Rousch (245). Pourtant, le visionnaire qu’est Bordeu est lui aussi capable de mensonge dans le Rêve. Lorsqu’il dit à Julie qu’il a vu deux moignons devenir bras, celle-ci s’exclame : « Vous mentez », et Bordeu ne peut que le concéder : « Vous avez raison155 ». Son énoncé est

scientifiquement faux, mais poétiquement vrai. Ainsi que le remarque May Spangler (2003 : 137 et 159) :

La forme littéraire influe sur les idées scientifiques, écrit Dieckmann. Il faudrait ajouter que parfois chez Diderot, le littéraire façonne le scientifique, le littéraire supplée aux insuffisances d’une scientifique encore à ses balbutiements, peut-être même le littéraire est- il pour Diderot le support scientifique idéal. […] Une poétique monstrueuse est « vraie » plutôt que véritable. Sa vérité passe par le mensonge, acte de franchise qui se dénonce comme authentiquement frauduleux, et qui irréaliste l’édifice scientifique en construction : l’aveu du mensonge est l’opérateur qui nous refuse l’accès à un monde représenté vraisemblable, et nous place dans une position limite où à tout moment ce que nous acceptons de prendre pour du réel peut se trouver être du fictif.

Le mensonge, dans certains cas, est une voie d’accès à la vérité, et il importe, nous y reviendrons, de faire la différence entre la vérité poétique et la vérité philosophique, la première permettant peut-être l’accès à la seconde.

2. Débattre ?

155 « BORDEU. – Pourquoi non ? J'ai vu deux moignons devenir à la longue deux bras. MADEMOISELLE DE

LESPINASSE. – Vous mentez. BORDEU. – Il est vrai ; mais au défaut de deux bras qui manquaient, j'ai vu deux omoplates s'allonger, se mouvoir en pince, et devenir deux moignons ». (Rêve de d'Alembert, 635).

Les adversaires seront d’autant plus farouches s’il refusent d’entrer dans le débat, ou de soumettre leurs idées au débat. A contrario, les « meilleurs » adversaires, les plus valorisés, sont ceux qui sont d’accord pour être en désaccord, qui se prêtent au jeu de la contradiction et de la contestation. Dans l’Oiseau blanc, conte bleu (241), c’est le prince Génistan, qui échoue à convaincre l’assemblée qu’il devait convaincre, qui fait cette remarque intéressante : « Je me retirai après des efforts inouïs, car s’il n’y a pas de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre…156»

« Pas de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre » : il n’est pas surprenant de constater que ce sont encore une fois les persécuteurs des philosophes qui se mettent en position de refus. Dans l’Histoire des deux Indes (759), Diderot fustige l’indifférence, qui ne peut que faire plonger la société dans un silence moyenâgeux :

Gardez-vous surtout d’ajouter la persécution à l’indifférence. C’est bien assez qu’un écrivain brave le ressentiment du magistrat intolérant, du prêtre fanatique, du grand seigneur ombrageux, de toutes les conditions entêtées de leurs prérogatives, sans être encore exposé aux sévérités du gouvernement. Infliger au philosophe une peine infamante et capitale, c’est le condamner à la pusillanimité ou au silence ; c’est étouffer le génie ou le bannir ; c’est arrêter l’instruction nationale et le progrès des lumières.

Ce sont en général tous les représentants de l’intolérance qui refusent d’écouter, et qui n’entendent même pas. Dans l’Histoire des deux Indes (727), le narrateur imagine qu’il assiste à un autodafé :

« […] Pour apaiser Dieu, vous brûlez des hommes ! Êtes-vous des adorateurs de Moloch ? » Mais ils ne m’entendent pas ; et les malheureuses victimes de leur superstitieuse barbarie ont été précipitées dans les flammes.

La voix du tolérant reste inaudible : son effet perlocutoire est nul, de ce fait, les « malheureuses victimes » sont brûlées.

Refuser que ses propositions soient soumises à la réfutation : telle est la position qu’adopte Jean-Paul Marat dans son De l’homme, que Diderot va portant prendre le temps de réfuter le temps de quelques lignes des Éléments de physiologie (1280-1) :

Un habile homme a commencé son ouvrage par ces mots : « L’homme, comme tout animal, est composé de deux substances distinctes, l’Âme et le Corps : si quelqu’un nie cette proposition, ce n’est pas pour lui que j’écris ». J’ai pensé fermer le livre, car si j’admets une fois ces deux substances distinctes, l’auteur n’a plus rien à m’apprendre. Celle qu’il appelle âme, il ne sait ce que c’est, moins encore [comment elles sont unies, et pas plus] comment elles agissent l’une sur l’autre. Le corps produirait tout ce qu’il produit sans âme ; cela n’est

156 Le locuteur est ici interrompu par Mirzoza : « LA SULTANE. – Il n’y a pas de pires endormies que celles qui

pas infiniment difficile à démontrer. L’action supposée d’une âme l’est davantage.

Effectivement, l’auteur peut être qualifié d’« habile », même si cela n’est pas, on le comprend, un compliment (notons que ce dernier n’est même pas nommé, seulement désigné par la périphrase « un habile homme ») : en refusant que ceux qui ne sont pas d’accord avec lui ouvrent le livre, il ne s’expose pas aux difficultés de la réfutation. Mais la mention est ironique, car son habileté cache une lâcheté que Diderot ne peut cautionner. La stratégie de Marat est certes la meilleure qui soit pour se protéger de la réfutation, mais elle est surtout le signe de la faiblesse de son caractère, et de celui de ceux qui lui ressemblent.

Pourtant, accepter le débat ne signifie pas forcément que l’on s’y intègre correctement. Est-ce vraiment débattre en effet que de se trouver face à un interlocuteur dédaignant, par exemple, d’étayer ses affirmations ? Il semble bien que Marat empêche l’accès à son ouvrage à de potentiels contradicteurs pour s’épargner la tâche ardue, mais pourtant indispensable, de la justification. Nul besoin de se justifier lorsqu’on se trouve face à un auditoire en accord avec les propos que l’on tient…