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l’argumentation, qui suppose toujours une situation de désaccord – sans quoi elle n’aurait pas lieu d’être –, et a fortiori dans celui de la réfutation, il est une figure primordiale et même constitutive, un actant à part entière.

On pourra trouver également le terme « ennemi », même si ce dernier va faire pour nous, davantage que celui d’« adversaire », référence à la réalité extra-linguistique de ces êtres (parler des ennemis de Diderot, c’est surtout parler des personnes ou des camps auxquels l’auteur s’est confronté) ; ou encore le terme « opposant », qui nous situe certainement mieux dans le domaine des études d’argumentation et d’analyse du discours. Il fait en tout cas partie de la terminologie employée, entre autres, par Christian Plantin. L’opposant est celui qui fait naître la situation d’argumentation, du fait de son opposition à la proposition émise par le

proposant48, proposition alors problématisée.

L’opposant, dans le discours argumentatif, n’est pas nécessairement un destinataire, ou

48 Nous disons « fait naître » car c’est bien l’opposant qui fait accoucher la situation argumentative, en germe

dans le discours du Proposant. C’est parce qu’il est contredit que le Proposant doit argumenter. Voir Christian Plantin (1996 : 20-21) : « a. Premier stade : UNE PROPOSITION. À l’état naissant, l’argumentation apparaît dans des situations de dialogue […]. Le locuteur produit un discours minimal exprimant un point de vue, une

Proposition. Il faut prendre ici le mot « proposition » non pas au sens logico-grammatical, mais au sens

courant : une offre. Tout un discours peut porter une seule proposition. Celle-ci, une fois appuyée par des données, deviendra la conclusion (C) de l’argumentation (voir stade 4). Le locuteur qui avance la proposition est naturellement appelé le Proposant (Prop.). Il se peut que la proposition soit tout simplement acceptée par l’interlocuteur […] b. Deuxième stade : UNE OPPOSITION. Cependant, en avançant cet énoncé, le locuteur s’est exposé à l’incompréhension ou à la contestation de son interlocuteur, qui peut s’exprimer de façon plus ou moins virulente. […] L’interlocuteur qui met en doute la proposition avancée par le Proposant et lui oppose un

contre-discours est appelé l’Opposant. […] L’argumentation suppose que l’on se demande si telle proposition

est fondée. Il doit y avoir doute, mise en doute, mise en question d’une proposition, divergence d’opinion, et, finalement, opposition de discours. Il ne peut y avoir argumentation que s’il y a désaccord sur une position,

c'est-à-dire confrontation d’un discours et d’un contre-discours. Si l’Opposant potentiel n’a pas la possibilité

de s’exprimer sur la proposition avancée par le Proposant, il n’y a pas d’argumentation possible. On dit, à juste titre, que le développement d’une argumentation ne peut se faire que sous certaines conditions à la fois culturelles et individuelles, et qu’il suppose sinon une société démocratique, du moins une « situation démocratique ». […] c. Troisième stade : UNE QUESTION S’étant ainsi heurtée à une opposition, la proposition est problématisée, mise en question, et il s’en dégage le thème du débat, la Question […]. D.

Quatrième stade : DES ARGUMENTS Le Proposant peut défendre son point de vue en s’appuyant sur des

faits susceptibles de lui donner raison. Il va donc enchaîner sur la question en présentant un certains nombre de

plutôt, n’est pas forcément le premier destinataire. Mais l’argumentation existe par le désaccord : même si on ne s’adresse pas directement à lui, ce sont les représentations engendrées ou qui pourraient être engendrées par lui que l’on tâche de changer.

L’opposant est celui qui fait prendre la parole, hausser le ton parfois, selon le degré de polémicité : en ce sens, il est un moteur du discours, qu’il façonne, au même titre que le locuteur. Sa voix, toujours présente, même si elle l’est de manière fantomatique, même lorsqu’elle n’est pas reprise littéralement par le biais du discours rapporté, importe autant que celle du locuteur. Chez Diderot, il est clair que la figure de l’opposant constitue une sorte de moteur du discours philosophique. Sa simple présence – prenons tout simplement celle du Neveu, qui dérange – suscite le débat, anime la polémique, fait réagir MOI parfois violemment.

Si l’étude de la réfutation ne peut être confondue avec celle de l’argumentation, il n’en reste pas moins vrai que dans le cadre d’un débat, les rôles d’asserteur et de réfutateur ne cessent de s’échanger en un cycle qui s’achève avec la fin du débat en question, que les deux interlocuteurs tombent d’accord ou non. L’argumentation doit être considérée comme essentiellement polyphonique, et sa forme prototypique par excellence serait le débat. Celui qui argumente le fait toujours en fonction d’autres discours, antérieurs, qu’il approuve ou au contraire qu’il conteste, et même s’il ne les convoque pas explicitement, il y fait toujours allusion, de manière plus ou moins consciente. Christine Nivet (1996 : 12) traitant du « trajet argumentatif », considère ainsi l’argumentation comme un chemin qui irait de l’assertion à la réfutation, ou plutôt un cycle, puisque la réfutation peut susciter une autre réfutation. Elle explique :

La séquence argumentative, comme tout autre type de séquence de l’interaction conversationnelle, est une suite d’actions et de réactions, d’échanges entre locuteurs autour d’un thème plus ou moins précis. […] Un locuteur lance une assertion. L’interlocuteur peut

ratifier ou ignorer l’assertion, exprimer son accord ou son désaccord, solliciter une

expansion (une explication, des preuves), faire une contre-assertion, entreprendre une

réfutation (directe ou oblique). Le premier locuteur peut alors taxer cette réfutation de non- pertinence et procéder à une réassertion, ou au contraire, accepter la réfutation et défendre

son assertion, en entreprendre l’expansion (la reformulation, l’explication ou la preuve par de nouvelles assertions et des raisonnements). […] Qu’elle prenne la forme d’un monologue ou d’un dialogue, l’argumentation est une confrontation d’assertions.

L’acte de réfutation se définit non seulement par rapport à l’assertion qui précède, mais ressemble à l’acte d’assertion en ce qu’il est un acte assertif (ou représentatif), et n’en diffère que par sa position dans la chaîne argumentative (il s’agit d’un acte réactif et non initiatif) et par sa visée pragmatique. Certes, il tient également un propos sur le monde, mais sa visée

première concerne l’assertion préalable : le propos sur le monde se lit en creux49.

Autrement dit, la réfutation est une assertion, même si elle ne peut se définir qu’en fonction d’une autre assertion qui la précède. Pragmatiquement, assertion et réfutation, pour être définies comme telles, doivent proposer des orientations argumentatives différentes : plus l’orientation argumentative est redirigée, plus le degré de polémicité du texte est fort. Il est à noter que chez Diderot, les changements d’orientation argumentative sont innombrables et même constitutifs de sa méthode et sans doute de son style. Les critiques du philosophe sont unanimes sur ce point : il n’y a pas de fil conducteur apparent chez Diderot, le cours du discours est sans arrêt interrompu – par les digressions, les coupures, les changements de locuteurs et de points de vue. Jacques Moeschler (1982) note que l’assertion répond à une condition interactionnelle : pour être un acte complet, son contenu doit être approuvé par un interlocuteur. Il y a réfutation au contraire lorsque l’interlocuteur invalide le contenu de l’assertion : elle apparaît en ce sens comme une véritable rupture, qui propose un nouveau contenu, soutenu alors par la nouvelle assertion que devient la réfutation. « Ce court- circuitage de la dynamique conversationnelle est en fait la propriété essentielle de la réfutation », explique ainsi le linguiste (1982 : 74).

L’adversaire, figure réversible, est aussi bien celui qui attaque que celui qui est attaqué. Cela dépend finalement du point de vue auquel on se place. Le statut de cible, la personne qu’était Diderot l’a bien connu, en tant que philosophe et directeur de l’Encyclopédie. Il en fait souvent état, même au travers des œuvres de fiction comme Jacques le fataliste (765) :

Jacques, vous êtes une espèce de philosophe, convenez-en. Je sais bien que c’est une race d’hommes odieuse aux grands, devant lesquels ils ne fléchissent pas le genou ; aux magistrats, protecteurs par état des préjugés qu’ils poursuivent ; aux prêtres qui les voient rarement au pied de leurs autels ; aux poètes, gens sans principes et qui regardent sottement la philosophie comme la cognée des beaux-arts, sans compter que ceux même d’entre eux qui se sont exercés dans le genre odieux de la satire n’ont été que des flatteurs ; aux peuples, de tout temps les esclaves des tyrans qui les oppriment, des fripons qui les trompent, et des bouffons qui les amusent,

ou lorsqu’il parle en son propre nom, comme dans les Mélanges pour Catherine II (363) : On fit du nom d’encyclopédiste une étiquette odieuse qu’on attacha à tous ceux qu’on voulait montrer au roi comme des sujets dangereux, désigner au clergé comme ses ennemis, déférer au magistrat comme des gens à brûler et traduire à la nation comme de mauvais citoyens. Un encyclopédiste est encore aujourd’hui un homme de sac et de corde, sans qu’on sache quand cela finira ; c’est ainsi qu’on nous peignait dans les cercles de la société et dans les chaires des églises, et l’on continue.

49 Jacques Moeschler (1982 : 57) explique en effet que « la réfutation peut être caractérisée comme un acte

Tout comme les adversaires sont nombreux (les grands, les magistrats, les poètes50, les

peuples, le roi et le clergé, l’instance indéterminée désignée par le on) et forment une espèce de camp qui semble aussi vaste qu’il est représenté de manière indéterminée, Diderot n’est pas seul dans son propre camp : c’est en tant que philosophe, et comme d’autres philosophes, qu’il est mis au ban de la société. Cette situation de conflit semble, dans l’esprit de Diderot, inévitable et se reproduire d’une époque à l’autre : « il faut convenir que les ennemis de nos philosophes ressemblent quelquefois merveilleusement aux détracteurs de Sénèque », écrit-il dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1091). À la manière de Sénèque en son temps, les philosophes sont persécutés51. La défense de Sénèque, comme les commentateurs

de l’Essai l’ont souvent noté, sert finalement à sa propre défense, tout comme l’attaque de ses adversaires justifie l’attaque des siens propres. L’argumentation et la réfutation se construisent ainsi en partie hors du texte : si Diderot parvient à persuader ses lecteurs que Sénèque est innocent et que ses adversaires sont coupables, alors, dans un siècle qui a vu s’opposer philosophes et anti-philosophes, il parviendra à persuader les mêmes lecteurs que le philosophe est l’homme véritablement vertueux, contrairement à ses adversaires.

Raymond Trousson (2005), dans son Diderot, rassemble ainsi différents textes allant de 1748 à 1927 qui rendent compte de la façon dont Diderot est alors reçu, ou plus précisément, cela est presque équivalent, mal reçu52. En tant que directeur de l’Encyclopédie et en tant que

défenseur du matérialisme, c’est peut-être le philosophe le plus détesté de son temps.

Persécuté, comme il le dit, et comme ses amis le disent, objet de la réfutation, il devient pourtant réfutateur et prend pour cible les auteurs de cette persécution, via son œuvre53. Bien

sûr, il est hors de question pour lui d’utiliser les mêmes méthodes que ses ennemis, et la persécution laissera place à une réfutation en bonne et due forme54.

En toile de fond donc, le combat qui oppose le camp philosophique contre le camp qu’il faut bien considérer comme celui étant au pouvoir, combat qui justifie la parole

50 À propos des poètes que l’on pourrait considérer comme des ennemis, voir l’article de Roland Mortier

(1990b : 151), qui situe Diderot « au carrefour de la poésie et de la philosophie » : « à ses yeux, le poète ne saurait se comparer au philosophe, parce que celui-ci est par vocation l’organe de la vérité alors que celui-là n’a été que trop souvent celui de l’illusion et du mensonge ».

51 Pierre Hartmann (2003 : 18) note ainsi que « la figure du philosophe pâtit à l’époque classique d’un double

discrédit, religieux et mondain ».

52 « Si l’importance de Diderot nous paraît aujourd’hui égale à celle de Voltaire ou de Rousseau, il n’en allait pas

de même pour ses contemporains ni pour les générations suivantes : rares sont les critiques qui, vers 1850 encore, acceptent de l’inscrire parmi les grands auteurs du siècle précédent. […] La réputation de Diderot est alors celle de l’organisateur, avec d'Alembert, de l’Encyclopédie, d’un auteur de théâtre contesté et de quelques textes scandaleux à divers titres. Écrivain de second plan, matérialiste et athée de surcroît ».

53 On pourrait parler ici d’« orateur fictionnel », comme le fait Gilles Declercq (2004 : 154) à propos de Racine. 54 Nous reviendrons sur ces considérations dans la dernière partie de ce travail.

philosophique, celle de Diderot, qui n’est qu’une voix de philosophe parmi d’autres. Si Diderot a beau ne pas céder aux travers du camp adverse, la mise en scène de ce conflit demeure manichéenne, comme elle l’est en face, à la différence près que les rôles sont inversés : pour le dire simplement, les philosophes sont les bons, leurs adversaires sont les mauvais. Cependant, ce manichéisme n’est-il pas d’emblée à relativiser ? L’ennemi, chez Diderot, est-il toujours représenté de manière entièrement négative ? N’a-t-il que des défauts ou est-il susceptible d’apporter quelque chose au philosophe ? En un mot, est-il si « ennemi » que cela ? A contrario, le réfutateur est-il quant à lui susceptible d’avoir des défauts ? La représentation des actants est loin d’être univoque chez Diderot et participe au brouillage du sens.

La typologie des adversaires du philosophe pourrait s’établir selon des connaissances « extérieures » que nous avons sur Diderot (ce sera l’objet de notre premier chapitre). On sait évidemment que les dévots sont de plus fervents ennemis que les géomètres accusés d’abstraction, par exemple. Mais il importera surtout de comprendre comment, justement, il est possible d’établir une hiérarchie de ce type. La typologie des ennemis peut être établie en fonction de la manière dont Diderot les réfute, plus ou moins violemment, plus ou moins profondément (ce sera l’objet de notre deuxième chapitre), ainsi qu’en fonction de considérations sur la tenue du débat et sur l’attitude locutoire prêtée à ces adversaires, qui détermineront le degré de polémicité du dialogue argumentatif (ce sera l’objet de notre troisième chapitre).