• Aucun résultat trouvé

« Si le dernier qui parle est celui qui a raison, censeurs, parlez et ayez raison », lance Diderot dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1251), faisant ainsi la caricature de ces censeurs autoritaires qui font taire parce qu’ils souhaitent avoir le dernier mot. Mais, bien sûr, ils n’auront pas pour autant raison, ils auront seulement la satisfaction de le croire.

173 Gracian (L’Homme de cour, trad. Amelot de la Houssaie, p. 85), cité par Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-

Tyteca (1988 [1958] : 31).

174 Notons que c’est la même expression qui est employée que dans les Mélanges pour Catherine II (« un

encyclopédiste est encore aujourd’hui un homme de sac et de corde »), cités plus haut, p. 35 de ce travail.

175 Cela n’est pas seulement le cas dans l’Entretien avec la Maréchale de ***. Par exemple, dans l’Entretien d’un

père avec ses enfants (490), le philosophe se met en scène comme ayant plus d’empathie que l’abbé. Le père

décide ainsi de faire profiter aux malheureux des victuailles : « J’ouvris la cave et le grenier que j’abandonnai à ces malheureux, les invitant à boire, à manger, et à partager entre eux le vin, le blé et toutes les autres provisions de bouche. L’ABBÉ. – Mais, mon père !... MON PÈRE. – Je le sais, cela ne leur appartenait pas plus que le reste. MOI. – Allons donc, l’abbé, tu nous interromps ».

Jacques Moeschler explique (1981 : 42) que

dès l’initiative d’une séquence conversationnelle, se pose le problème de sa clôture. Du point de vue des protagonistes de l’interaction, ce problème est crucial, car il implique le respect (vs la violation) de règles de comportement qui ont justement pour fonction de permettre une telle clôture.

Et plus loin, il précise (1982 : 159) que

le problème de la résolution se pose effectivement lorsque l’intervention réactive est non satisfaisante du point de vue de son orientation argumentative. En d’autres termes, l’intervention réactive réalise ou une fonction illocutoire réactive de refus (à une offre par exemple) ou une fonction illocutoire réactive de réponse non satisfaisante (à une demande d’information) ou encore une fonction illocutoire réactive de réfutation (à une assertion). Même si ces études concernent bien sûr des séquences grammaticales, cette typologie peut être opérante ici, et on peut considérer que l’adversaire sera plus ou moins farouche selon le mode de résolution du conflit.

Il est possible d’établir une échelle qui reflèterait le degré de mésentente entre les deux partenaires du conflit. Seront considérés comme les plus farouches ennemis ceux avec qui la résolution du conflit est impossible, les moins farouches ceux avec qui elle est au contraire tout à fait possible, en passant par ceux avec qui elle est possible, mais difficile, avec tous les degrés de difficulté que cela peut impliquer. C’est d’ailleurs ici qu’intervient la différence entre un discours simplement réfutatif et un discours polémique, qui détermine la nature de la relation entre les deux partenaires du conflit. « Si un discours polémique contient nécessairement des réfutations, l’inverse n’est pas toujours vrai. La réfutation peut avoir d’autres objets intentionnels que la mise en place d’une polémique », écrit Jacques Moeschler (1982 : 201). Le mode de relation entre deux interlocuteurs sera considéré comme polémique à partir du moment où la résolution du conflit ne se fait pas de manière positive : « Pour qu’une interaction soit polémique, il faut (mais il ne suffit pas) que sa résolution soit négative » (1982 : 201). Il faut par ailleurs ajouter que, pour que l’échange soit considéré comme polémique, cette résolution négative doit être globale (on n’aboutit pas à une résolution positive), et non locale (la ou les relances de l’énonciateur aboutissent à une résolution positive) : ainsi, « une interaction polémique donne lieu à une résolution négative globale » (Moeschler, 1982 : 202), et « la distinction entre résolution négative locale et globale permet déjà d’établir une sorte d’échelle de polémicité (polémicité locale vs globale) » (Moeschler, 1982 : 202).

Jacques Moeschler (1982 : 200) envisage trois modes possibles de résolutions négatives globales : « Nous avons ainsi observé qu’une résolution négative globale pouvait être

déclenchée par l’application i) du principe de saturation cyclique. ii) du principe de résolution autoritaire. iii) du principe de résolution externe176 ».

Le premier mode de résolution fait état des cas où le débat n’est pas résolu mais s’achève de lui-même, par saturation177 ; le second, fait état des cas où l’un des interactants

(qui a ou qui pense avoir suffisamment d’autorité pour le faire) met fin au débat de manière autoritaire, pour un locuteur ; le troisième fait état des cas où le débat prend fin du fait de l’intervention d’un élément extérieur.

Jacques Moeschler (1982 : 202) propose alors une nouvelle échelle de polémicité : En second lieu, il nous semble que les différents principes déclenchant des résolutions négatives globales permettent également de qualifier de façon graduelle l’interaction polémique. Nous poserons ainsi l’hypothèse supplémentaire suivante :

H3 : Les principes de saturation cyclique, de résolution autoritaire et de résolution externe sont des foncteurs progressifs de polémicité.

H3 signifie qu’une interaction dont la résolution nécessite l’application du principe de résolution externe est plus polémique qu’une interaction dont la résolution est fonction de l’application du seul principe de saturation cyclique, de même qu’une interaction dont la résolution est déterminée par le principe de résolution autoritaire est plus polémique qu’une interaction où seul le prinicipe de saturation cyclique sanctionne la résolution.

La résolution autoritaire, chez Diderot, n’est pas vraiment une résolution, ou au moins, elle n’est pas une résolution satisfaisante. Il est plutôt question de mettre un terme à un débat auquel on ne veut plus ou pas participer pour diverses raisons. Préalable nécessaire : ceux qui pratiquent ce type de résolution doivent avoir – ou doivent croire qu’ils ont – l’autorité suffisante pour le faire. Chez Diderot, c’est encore le camp au pouvoir, celui qui est influencé par les dévots, qui est spécialiste de ce genre de résolution. Il l’est fondamentalement parce qu’à l’origine, il refuse le dialogue et l’opposition. Dans l’article « Interminable » signé de Diderot, on lit :

Sans une autorité infaillible, les disputes de la religion sont interminables. Le mépris serait un moyen bien aussi sûr que l’autorité. Les théologiens ne disputent guère quand on ne les écoute pas.

On se souvient que dans le Discours préliminaire de la Promenade du sceptique, Ariste

176 « Il faut noter cependant que les trois principes de résolution proposés ci-dessus ne sont pas nécessairement

interdépendants, dans la mesure où ils relèvent de niveaux d’analyse différents : le principe de saturation cyclique est de nature structurelle, révélant une propriété générale des interactions polémiques ; le principe de résolution autoritaire est lié aux propriétés sémantiques des énoncés, et à l’interprétation qu’ils donnent des énoncés préalables ; enfin, le principe de résolution externe est un fait purement conversationnel, lié à la présence d’un tiers au rôle de modérateur. Néanmoins, chacun de ses principes peut être considéré comme un foncteur de polémicité », précise J. Moeschler (1982 : 195).

177 « Certains échanges se résolvent sur le désaccord des interlocuteurs. Pour rendre compte de ces situations,

nous poserons un principe de saturation cyclique (PSC). Ce principe peut être formulé de la façon suivante : PSC : Un constituant échange peut intégrer des constituants intervention dont les interventions n et n-1 ont une orientation argumentative opposée si et seulement si les orientations argumentatives respectives des interventions

n et n-1 donnée par le dernier cycle interactionnel correspondent à leurs orientations argumentatives attribuées

et Cléobule débattent de la publication éventuelle de leurs échanges, et, plus généralement, de la postérité. La question se pose de savoir s’il est possible pour le philosophe d’« éclairer les hommes » (74). Cléobule explique:

La religion et le gouvernement sont des sujets sacrés auxquels il n'est pas permis de toucher. Ceux qui tiennent le timon de l'Église et de l'État seraient fort embarrassés s'ils avaient à nous rendre une bonne raison du silence qu'ils nous imposent ; mais le plus sûr est d'obéir et de se taire, à moins qu'on n'ait trouvé dans les airs quelque point fixe hors de la portée de leurs traits, d'où l'on puisse leur annoncer la vérité. (Promenade du sceptique, Discours préliminaire, 74).

Pour Cléobule, religion et politique sont des sujets tabous car ils sont producteurs de discours de l’évidence de la part de ceux qui dirigent la société française de l’époque : il est donc trop dangereux et peut-être impossible de contredire de tels discours. Pour Ariste au contraire, religion et gouvernement doivent être mis en question, et aucun préjugé ne doit servir à entretenir le peuple, quel qu’il soit. Pour ce dernier, il n’est pas question d’obéir à cette loi du silence imposée par le pouvoir, et il est même du devoir des philosophes de prendre la parole. Ceux qui s’aventureraient, malgré les dangers, à contredire le discours dominant, se trouveraient confrontés à une autorité réduisant le débat à néant.

Dans les Pensées philosophiques (XV, 22), est mis en scène le dialogue dans lequel s’oppose un athée178 et un autre locuteur qui n’est pas identifié, mais qu’on devine dévot :

« Je vous dis qu'il n'y a point de Dieu ; que la création est une chimère ; que l'éternité du monde n'est pas plus incommode que l'éternité d'un esprit ; que, parce que je ne conçois pas comment le mouvement a pu engendrer cet univers, qu'il a si bien la vertu de conserver, il est ridicule de lever cette difficulté par l'existence supposée d'un être que je ne conçois pas davantage ; que, si les merveilles qui brillent dans l'ordre physique décèlent quelque intelligence, les désordres qui règnent dans l'ordre moral anéantissent toute providence. Je vous dis que, si tout est l'ouvrage d'un Dieu, tout doit être le mieux qu'il est possible : car, si tout n'est pas le mieux qu'il est possible, c'est en Dieu impuissance ou mauvaise volonté. C'est donc pour le mieux que je ne suis pas plus éclairé sur son existence : cela posé, qu'ai- je à faire de vos lumières ? […] Voilà, dit l'athée, ce que je vous objecte ; qu'avez-vous à répondre ? – Que je suis un scélérat ; et que, si je n'avais rien à craindre de Dieu, je n'en

combattrais pas l'existence ». Laissons cette phrase aux déclamateurs : elle peut choquer la

vérité ; l'urbanité la défend, et elle marque peu de charité. Parce qu'un homme a tort de ne pas croire en Dieu, avons-nous raison de l'injurier ? On n'a recours aux invectives que quand on manque de preuves. Entre deux controversistes, il y a cent à parier contre un, que celui qui aura tort se fâchera. « Tu prends ton tonnerre au lieu de répondre, dit Ménippe à Jupiter ; tu as donc tort ? »

Celui dont la voix n’est pas clairement identifiée, qui est un « déclamateur » parmi d’autres, sans prendre le temps de justifier son opposition aux arguments largement développés par l’athée, coupe court au débat, l’interdit, impose autoritairement le silence à l’athée qui était quant à lui ouvert à la discussion, et dont la figure était de ce fait valorisée par le narrateur. Le conflit n’a plus lieu d’être, mais bien sûr, il n’a pas été résolu de manière satisfaisante.

Qui est donc véritablement mis en péril par la pratique de la résolution autoritaire ? S’agit-il vraiment de celui qui la subit, qui se trouve ainsi menacé ? Ou s’agit-il plutôt de celui qui la pratique, qui construit alors un ethos négatif ? D’une certaine manière, celui qui la fait subir est dévalorisé, réfuté. Tout d’abord parce qu’en imposant la fin du débat, alors que celui- ci n’avait pas de raisons d’être clos, il laisse penser que, peut-être cela vaut mieux pour lui : peut-être manque-t-il d’arguments ? de preuves ? peut-être s’aperçoit-il que ses arguments ne sont pas aussi forts que celui de son adversaire ? peut-être a-t-il conscience, en somme, que son argumentation ne fait pas le poids face à celle qu’on lui oppose ? Toujours est-il que Diderot laisse planer le doute sur ces prétendus argumentateurs qui refusent d’argumenter jusqu’au bout.

La résolution autoritaire est le plus souvent synonyme de dialogue de sourds. En revanche, résolutions par saturation cyclique et résolutions externes, si elles restent des résolutions négatives, ne signifient pas forcément une mésentente fondamentale entre les entreparleurs. Il serait faux de croire, à propos de l’œuvre de Diderot, qu’un conflit non résolu signifie forcément la gravité du conflit179. Car on sait bien que chez le philosophe, il s’agit

davantage de prendre la parole, de discuter, de débattre, encore plus que de trouver des solutions. Bien sûr, le philosophe ne demanderait pas mieux que de découvrir la ou une vérité, mais il reste lucide sur cette possibilité : la vérité s’est cachée au fond d’un puits, il n’est pas aisé d’aller l’y chercher, mais il vaut mieux persévérer sans y parvenir, en envisageant de multiples options. Il n’est donc pas rare que les conflits, au sens large, cessent à cause d’un élément externe : le docteur Bordeu, par exemple, termine sa conversation avec Julie parce qu’il a d’autres rendez-vous, mais le dialogue semble alors se poursuivre à l’infini (et se prolongera effectivement en d’autres œuvres) au lieu de se fermer définitivement.