• Aucun résultat trouvé

Types de théophanies

I METAPHYSIQUE : DE L’AMOUR

4. L’univers des théophanies

4.2 Types de théophanies

Cela amena l‟école de la wahdat al-wujûd à réinterpréter le sens de la Rétribution. Pour Ibn „Arabî, la Miséricorde divine est universelle et tous connaîtront la Félicité. Dans sa rigoureuse fidélité au Coran, il ne nie pas la réalité de la répartition des hommes entre le paradis et l‟enfer. Mais l‟enfer n‟est pas un lieu de douleur, puisqu‟il est de la même nature que ceux qui s‟y trouveront : pour les êtres de nature ignée, le séjour infernal est le retour à l‟ignéité originelle103.

4.2 Types de théophanies

„Erâqi distingue différentes théophanies. D‟abord, Dieu présent dans le Monde caché

(„âlam-e gheyb) confère une aptitude à l‟œil de Son serviteur encore à l‟état d‟archétype dans la

Connaissance divine, afin qu‟il perçoive la théophanie “occultée”, “mystérieuse” (tajalli-ye

gheybi) qui est la première sortie divine hors du Mystère : c‟est la révélation de Dieu à Dieu en

101

Pour la théologie, consulter par exemple L. GARDET, G.-C. ANAWATI. Introduction à la théologie musulmane. Paris-Vrin, 1948, pp. 37-38, 49, 57 et R. CASPAR. Traité de théologie musulmane. T. 1 : Histoire de la pensée religieuse musulmane. Rome : PISAI, 1987, pp. 129-132, 153-154,178-181, 197-198, 204.

102

IBN „ARABI, La Sagesse des Prophètes 101-102.

103

Ibn „Arabî se livre à l‟un de ces jeux étymologiques dont il est coutumier : « le mot “châtiment” („adhâb) a été nommé ainsi parce qu‟il est agréable (ya‟dhubu, même racine) dans certains états et pour certains êtres ». Cité par M. CHODKIEWICZ. Un Océan sans rivage. Ibn „Arabî, le Livre et la Loi. Paris : Seuil, 1992, p. 66.

dehors de toute forme. Cette théophanie fait passer l‟amant du Monde caché au monde manifesté

(„âlam-e shahâdat), monde apparent, diversifié en figures (sovâr). Là une nouvelle aptitude lui

permet de percevoir la manifestation testimoniale (shahâdi ou shahâdati) et existencielle

(vojudi), et de remonter vers son Principe104.

Les termes de manifestation testimoniale (shuhûdi) et existencielle (wujûdi) sont directement empruntés au vocabulaire d‟Ibn „Arabî. Pour le Shayx al-Akbar, la théophanie existencielle consiste en la manifestation de Dieu dans les choses auxquelles l‟être (wujûd) est conféré du fait même de la manifestation divine en elles. Le domaine de cette théophanie est le monde, ensemble des figures régies par le Nom l‟Apparent (al-Zâhir). La théophanie testimoniale lui est métaphoriquement antérieure et s‟apparente à la Connaissance (ma‟rifa), car elle est un des moyens du dévoilement (kashf). Elle est une, mais se pluralise d‟après l‟aptitude des “lieux de manifestation” que sont les différentes créatures. La première correspond donc à la “descente”

(nuzûl) par l‟existenciation, et la seconde à la “remontée” (su‟ûd) par le cheminement sur la

Voie105. Pour les Akbariens, la manifestation est à la fois un mode d‟être, un mode de connaissance et un mode d‟expérience mystique réalisée à travers les états (ahwâl).

Chez „Erâqi également, la théophanie est à l‟origine de deux mouvements : vers le bas par l‟existenciation, et vers le haut par la remontée vers Dieu des âmes qui Le cherchent. Il se penche particulièrement sur la remontée qu‟est le cheminement mystique. Les âmes sont mues par le désir ardent (showq). L‟amant perçoit à chaque instant son Aimé sous un autre visage et cet enchaînement de Manifestations est à la base de la dynamique de la soif spirituelle : à la vue d‟un reflet de la Beauté, l‟amant éprouve une jouissance qui fait naître en lui le désir d‟en connaître plus. Ce désir aggrandit l‟aptitude (este‟dâd) du cœur à recevoir une révélation plus forte, plus entière. Par la notion d‟aptitude, les soufis comprennent le plus couramment le fait de rester passif dans l‟attente de la grâce divine et de s‟y préparer en se détachant de toute pensée et de tout souci, mais chez „Erâqi, c‟est plutôt l‟aptitude d‟une chose à devenir ce qu‟elle est, ce pour quoi elle a été créée. Selon Ibn „Arabî, l‟Essence se révèle à chacun sous la “forme” de sa prédisposition spécifique. A côté de cette aptitude générale prédéterminée, Dieu confère également des aptitudes qui permettent de recevoir la grâce au fur et à mesure de la progression dans le chemin spirituel. Le caractère particulier d‟un état (hâl) ou d‟une station (maqâm)

104

Lama‟ât, 17, X. 103, M. 503.

105

spirituelle dépend d‟une prédisposition ou d‟une réceptibilité particulière du cœur à ce moment-là.

La lumière d‟une théophanie n‟est perçue que grâce à une lumière prêtée par l‟Aimé. Plus l‟amant reçoit de lumière, plus il devient capable de la percevoir, et plus sa connaissance augmente, plus son désir s‟intensifie : il est propulsé par le plaisir de ce qu‟il a perçu vers ce qu‟il ne connaît pas encore. Tel un assoiffé qui s‟abreuve d‟eau de mer, plus il boit, plus il a soif. La révélation de l‟Aimé est donc progressive : s‟Il comblait l‟amant d„une lumière trop forte, Il l‟anéantirait, de même qu‟une plante trop arrosée meurt. La soif qui caractérise l‟amant est infinie à l‟image de Celui qui est désiré : « J‟ai bu l‟amour coupe après coupe, le vin ne s‟est pas épuisé et je ne suis pas arrivé à satiété » (Bastâmî)106. En définitive, elle n‟est autre que le désir de Dieu envers Soi-même. Donc, la quête ne s‟arrête jamais107. Le poète „Attâr avait, lui aussi, insisté sur la pérennité du désir et son rôle cosmique de réunification de l‟univers. Dans ce passage des

Lama‟ât108

, nous observons un subtil mariage entre le caractère concret et très vivant de la dynamique du désir héritée du soufisme khorassanien, et l‟abstraite théorie des Manifestations d‟Ibn „Arabî.

Un point reste à préciser. En aucune manière, le lieu de retour (roju‟) lors de la remontée n‟est pas celui de sortie (sodur) lors de la descente. Dans l‟état primordial du sommeil du non-être, l‟amant, indifférencié par rapport à l‟Essence, est totalement inconscient et ne peut donc jouir de sa situation. La mélodie du “Sois !” le fait entrer en extase (vajd) et dans cette extase, il trouve une existence (vojud) par la réalisation de sa potentialité de devenir amant. L‟existenciation est paradoxalement à la fois une séparation de l‟Essence et la possibilité de tendre à une unification sans confusion, où subsiste la différenciation sujet-objet, et qui est donc génératrice de béatitude.

106

Lama‟ât, 17, X. 102; M. 500.

107

De ceux qui se sont arrêtés, „Erâqi dit qu‟ils restent dans la station de “qusûr” (limitations, insuffisances) “éternellement, sans désirer de changement” (Coran, 18/108). Il est symptomatique qu‟il ait employé le verset coranique décrivant le condition des élus au Paradis. S‟arrêter à un état, c‟est préférer à Dieu Ses bienfaits, et l‟on sait quel cas les mystiques faisaient du Paradis des littéralistes. Lama‟ât, 17, X. 104, 504.

108