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Description de Sa Beauté

II TYPOLOGIE DES PERSONNAGES

2.2 Description de Sa Beauté

2.2.1 Introduction : la beauté dans la poésie profane

Même dans la poésie amoureuse profane, et même lorsque l‟être aimé est quelqu‟un de bien déterminé, ce n‟est pas une personne précise qui est décrite, mais un archétype : la jeune fille (ou le jeune éphèbe) idéale, le canon de beauté qui inspire l‟amour à tous, la beauté même dans l‟absolu. La poésie mystique emprunte bon nombre de clichés à la poésie profane quand elle vient à décrire l‟Aimé, mais elle les spiritualise en effaçant tout ce qui serait trop sensuel ou trop concret.

Les miniatures persanes de l‟époque classique (Jalâyerides, Timourides, XIVe

-XVe siècle) et la poésie amoureuse profane permettent de reconstituer un modèle de beauté : une taille fine et souple comme le cheveu, élancée comme un cyprès, des cheveux noirs comme la nuit, parfumés,

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N. PURJAVÂDI. “Origines historiques du développement de l‟Imago Dei dans la poésie mystique persane”,

brillants, très longs, abondants et bouclés, un visage rond comme une pleine lune au teint éblouissant de blancheur, orné de grains de beauté, un front large, de grands yeux noirs et langoureux en amande, aux longs cils et aux sourcils arqués, des joues roses comme le pourpre de l‟aurore, une petite bouche étroite et rouge rubis, pas plus grande qu‟une pistache et au goût sucré, et enfin des dents semblables à des perles régulières ou à des étoiles, un petit nez droit et mince, une fossette au menton.

La description de l‟Aimée s‟accompagne d‟une pléthore de comparaisons (surtout avec des éléments de la nature printanière) que recensent les traités spécialisés comme le Familier des

Amants de Sharaf al-din Râmi306.

Dans un article très éclairant sur l‟origine des images littéraires iraniennes, Melikian Chirvani remarque que la beauté décrite dans la poésie persane est de type centre-asiatique plutôt qu‟iranien, et d‟après lui, elle est héritée du bouddhisme iranien dont le territoire au VIIIe siècle coïncide avec la région où est apparue la littérature persane (Turkestan, Kâshghar, Qandahâr, Farxâr)307. L‟aimé est souvent appelé bot et nous traduisons couramment ce mot par “idole”. Or, en moyen perse, c‟est un autre mot qui désigne l‟idole. Le mot bot aurait primitivement signifié la statue de Bouddha, puis son sens se serait élargi et modifié pour désigner toute idole. Dans la littérature persane, on trouve des clichés tels que bot-e mâhruy (le Bouddha au visage de lune),

bot-e qandahâr (le Bouddha de Qandahâr), bot-e ârâste (le Bouddha décoré), negâr (peinture)

qui tous évoquent un climat bouddhiste et apparaissent bien plus souvent que les mots arabes correspondants, lo‟bat (figurine) et sanam (idole). La face ronde comme la pleine lune, la bouche menue, les tresses noires et les boucles, l‟œil en amande et le sourcil arqué, le corps d‟argent sont autant de caractéristiques de l‟art bouddhiste de la région. Ceci est un argument confirmant la prépondérance déterminante de l‟Est iranien dans la formation de l‟esthétique littéraire et des clichés poétiques.

2.2.2 La Face

Chez „Erâqi, le visage est désigné par plusieurs mots : ruy, vajh, cehre, rox, roxsar, „ârez. La blancheur ou la carnation rosée du visage ressortent sur le fond noir des cheveux. Les

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Sharaf al-Din RÂMI. Anis al-‟Oshshâq, éd. „A. Eqbâl. Tehrân : Sherkat-e sahâmi-ye câp, 1325/1946, petit traité du VIIIe/XIVe siècle et C.-H. FOUCHECOUR. La description de la nature dans la poésie lyrique persane du XIe

siècle. Inventaire et analyse des thèmes. Paris : C. Klincksieck, 1969, pp. 167-169.

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A. S. MELIKIAN-CHIRVANI. “L‟évocation littéraire du bouddhisme dans l‟Iran musulman”, Le monde iranien

métaphores les plus fréquentes de la Face sont le jardin ou la roseraie, et le soleil.

La face de l‟Ami est si fréquemment comparée à un jardin que ce thème mérite une brève analyse. Les jardins tiennent une place importante dans l‟imaginaire des poètes persans qu‟il s‟agisse de roseraie (golestân), de jardin (bâq) ou de verger (bostân). Ils renvoient à la représentation islamique du Paradis et sont le lieu de l‟union de l‟âme et de Dieu. Nous ne trouvons cependant pas chez „Erâqi des descriptions de jardins princiers arrosés d‟eau limpide et semblables à de riches étoffes rehaussées de pierres précieuses, comme c‟est le cas dans la poésie profane. Le jardin est seulement une toile de fond où tout reste vague, ou bien, le plus souvent, le deuxième terme d‟une comparaison. Quand il n‟est pas consommé à la Taverne, le vin mystique est dégusté dans un beau jardin où l‟on s‟isole avec l‟être aimé. Parfois, le jardin s‟identifie à l‟Aimé308

ou à son visage à côté duquel les roseraies de ce monde et de l‟Autre Monde sont bien méprisables309. D‟ailleurs toutes les parties du visage de l‟Aimé donnent lieu à des métaphores florales.

L‟amant erre dans la ruelle de l‟Aimé dans l‟espoir d‟apercevoir le jardin du Paradis. Il aime le parfum de la rose, parce qu‟il vient de Lui. Le jardin et la roseraie en sont imprégnés310

. Un sourire de l‟Aimé fait éclore un Paradis pour son adorateur :

Dans le jardin de ton visage, une rose se mit à rire, ils en firent un paradis éternel311.

L‟amant est comparé à un fétu ou à une épine : n‟importe quelle brindille n‟est pas digne du jardin312. Dans le jardin de Sa beauté, il a parfois le bonheur de cueillir une fleur de son visage ou de recueillir la douceur de sa parole313. Mais celui qui cueille une rose a le cœur plein d‟épines314

, et il ne peut contempler la roseraie sans que son œil soit blessé par une épine315. Brûlé au feu du beau visage, il lui semble, tel Abraham au sein de la fournaise de Nimrod, qu‟il est entouré de

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Chez certains auteurs chrétiens également, par exemple pour Saint Jean de la Croix, Dieu lui-même est un jardin pour l‟épouse qui établit sa demeure en Lui.

309 M. 276, v. 3316. 310 M. 273, v. 3316. 311 M. 329, v. 3969. 312 M. 275, v. 3300. 313 M. 276, v. 3312. 314 M. 90, v. 825. 315 M. 128, v. 1275.

toute part d‟une roseraie316

. Le plus souvent, il vit exilé de ce jardin :

Rends Toi-même justice au rossignol de l‟âme assoiffé de désir, jusqu‟à quand se débattra-t-il dans une cage, loin de la roseraie de Ton visage317 ?

Si l‟Aimé est un jardin, par la beauté de son visage il fait également ressembler le monde entier à une roseraie en apparaissant dans chaque pétale de fleur. Fleurs, jardins et déserts, tout est Lui. Il réjouit les cœurs de ses adorateurs et les transforme à leur tour en roseraie, jardin, désert et printemps318.

La deuxième série de métaphores se rapportant au visage est liée à la lumière. Le visage de l‟Aimé est un rayon de soleil ; lorsqu‟il paraît, c‟est comme si cent soleils se mettaient à briller dans la nuit sombre. Les yeux sont éblouis et l‟on est brûlé de douleur. Simultanément, il est une eau rafraîchissante qui désaltère les assoiffés de sa contemplation, un jour lumineux, la lumière de l‟aurore, une lune resplendissante. Ce soleil projette une ombre sur le cœur. Il se projette dans l‟œil de l‟amant, mais il y est recouvert d‟un voile319

. Son visage apparaît dans le monde entier et il rend tous les atomes lumineux aux yeux de l‟amant320

. Le monde lui sert de miroir, il se montre dans les jardins, les tulipes et les pétales des fleurs, dans le visage des êtres beaux, la rose lui emprunte sa carnation et sa beauté transfigure l‟univers le transformant en roseraie321. Il ressemble au printemps, à une verte prairie, au Paradis.

Au contact de sa lumière, les atomes, obscurs de nature, se tranforment en soleils éblouissants322. Ce visage change sans cesse d‟aspect et de couleur323. Le seul désir de l‟amant est d‟apercevoir ce visage qui est invisible ou voilé par la chevelure. Il est la nourriture du cœur et de l‟âme324. Il est impensable de sacrifier sa vie ou d‟anéantir le “soi” sans son secours, car il est la certitude s‟opposant au doute325. Il est la chandelle à laquelle l‟amant se brûle les ailes, la flamme 316 M. 277, v. 3324. 317 M. 162, v. 1756. 318 Ex. : M. 85, v. 761 sq. 319 M. 272, v. 3260. 320 M. 260, v. 3101. 321 M. 235, v. 2891-2. 322 M. 164, v. 1781. 323 M. 236, v. 2806. 324 M. 273, v. 3269. 325 M. 261, v. 3117.

dans laquelle il se consume326. Il vivifie l‟être spirituel et ôte la vie à l‟être charnel. Le cœur est à l‟agonie, lorsqu‟il n‟est point en relation avec lui, et le monde lui semble une prison. Il ne peut être perçu que par l‟Ami lui-même ou à l‟aide de son propre œil, il ne se dévoile pas aux yeux étrangers :

C‟est Son œil même qu‟il faut pour percevoir la beauté de Son visage, car là où réside Sa beauté, il n‟y a pas de place pour les yeux327.

La seule part qui revient à l‟amant de la rose de Son visage, ce sont les épines qui lui déchirent le cœur328. Voir le Visage signifie accéder à la Vision ou à l‟Union. Si l‟illusion (xiyâl) de son visage apparaît, cris et plaintes s‟élèvent des cœurs des justes et un tumulte invraisemblable s‟élève329. Lorsqu‟Il ôte le voile de sa face, le désert et la montagne se mettent à danser, la raison s‟enfuit et les soupirs et les lamentations des fous d‟amour se font entendre330

. Sans lui, on est privé de lumière et de clairvoyance :

Le soleil de Ton visage avait projeté son ombre sur nos têtes; mais sans le jour de Ta face, nous sommes restés dans la nuit obscure.

La sombre demeure de notre cœur ne s‟est pas éclairée à la lueur de la chandelle de Ta face, et nous sommes restés sans lumière331.

Or, nul ne peut le voir et continuer à vivre, car l‟invitation au sacrifice lui est alors lancée332. Il apparaît dans la coupe de Jamshid contenant l‟image du monde.

2.2.3 La chevelure

La chevelure est également désignée par plusieurs mots qui, dans le langage courant, trahissent des nuances de sens : ce qui forme des anneaux de serpent autour du visage est appelé

zolf ; ce qui passe devant les oreilles et boucle sur le cou porte le nom de gisu qui désigne

326 M. 89, v. 817. 327 M. 248, v. 2959. 328 M. 115, v. 1111. 329 M. 151, v. 1596 sq. 330 M. 87, v. 788 sq. 331 M. 189, v. 2143. 332 M. 259, v. 3081.

également la tresse ; ce qui pend sur le dos s‟appelle torre et ce qui caresse la taille de l‟Aimé est

muy ou sar muy (“le bout de la chevelure”). Mais „Erâqi emploie ces différents mots de manière

interchangeable selon les besoins de la prosodie et de la rime. La chevelure est séparée en deux par une raie (farq). Les cheveux sont tout en boucles qui peuvent être comparées à une chaîne ou à la forme enchevêtrée de certaines lettres (vâv, mim). Les cheveux sont emmêlés et en désordre à l‟image des désordres qu‟ils produisent dans le cœur de l‟amoureux, dans le monde ou dans l‟islam, ce qui en fait un piège redoutable : on les compare tantôt au filet dans lequel se prend le cœur de l‟amoureux ou tantôt à un lien tantôt au lasso ou à la canne de polo :

Depuis que mon cœur s‟est pris au bout de ta chevelure, je n‟ai plus affaire qu‟au lasso et au filet333.

Les cheveux ne sont jamais en repos à cause de la multitude de cœurs qui s‟y agitent334

. Les boucles sont des voleuses, des pillardes. C‟est leur parfum, surtout lorsque l‟Aimée défait sa chevelure, qui attire l‟amant dans le traquenard. Il suscite des amoureux à l‟Aimé même dans les cimetières335. Le parfum de musc ou de violette de la chevelure est le message que le zéphir apporte à l‟amant de la part du Bien-Aimé : elle apporte la guérison de l‟âme et parfume la roseraie336. La vue de la chevelure en désordre suscite l‟effervescence autour d‟elle : toutes les conventions, les contraintes et les voiles tombent alors, le vin est versé à flots, le monde enivré et l‟on ne voit plus que Ses adorateurs chahutant devant Sa porte dans l‟ivresse la plus folle, et la bien-aimée elle-même apparaît, ivre, ayant perdu le contrôle de son esprit, déchaînée, riant, chantant ! Un vent de folie souffle dans l‟âme de l‟amant, mais cette folie est au contraire libération des chaînes qui l‟empêche de se rapprocher de son Aimé :

Lorsque le bout de ta chevelure s‟emmêle, on ne peut plus mettre de chaîne aux pieds de l‟âme de l‟amant337 . 333 M. 235, v. 2781. 334 M. 73, v. 606. 335 M. 87, v. 791. 336 M. 280, v. 3356. 337

M. 157, v. 1683. La chevelure de l‟Aimé met l‟amant dans un tel état de folie amoureuse que plus rien ne peut l‟entraver, il rompt ses chaînes, i.e. l‟esclavage qui le soumet au “soi”.

L‟amant ne demande pas mieux que de se laisser prendre au piège, il s‟accroche lui-même irrévérencieusement à la chevelure de l‟Aimé, car c‟est à son ombre qu‟il trouve son repos, que son cœur s‟apaise, qu‟il se libère des accidents et des déterminations de ce monde et c‟est là qu‟il pense trouver l‟union338. C‟est le bout de la chevelure qui dénoue le lien du cœur et le fait naître à l‟amour en lui faisant quitter le monde et le soi, elle est le chemin douloureux qui mène à l‟union, l‟obscurité qui mène à la Lumière :

Lorsque les anneaux de Sa chevelure devinrent le lien du cœur éperdu, celui-ci fut libéré du monde et échappa à son être.

Le cœur s‟entortilla dans la chevelure, je le réclamai à la boucle, ses lèvres répondirent : sois heureux, il s‟est joint à nous339

.

C‟est dans les boucles de l‟Ami que les âmes s‟arrachent à la voie des créatures et acquièrent un grand prestige340. Cependant elle s‟avère parfois traîtresse, et sous chaque boucle se cachent mille ruses :

Les amoureux n‟ont d‟autre poignée de secours que le bout de ta chevelure, la belle aide, puisque leur point d‟appui s‟avère être un serpent341

!

Elle est noire comme la nuit, comme les ténèbres, comme la couleur de la peau de l‟Ethiopien ou de l‟Hindou, comme la plume du corbeau, mais aussi comme la mélancolie342

. Cette obscurité est un voile naturel pour le visage du bien-aimé (borqa‟, neqâb, hejâb); mais elle peut être aussi le symbole de la subversion, de l‟impiété et du blasphème : la boucle coquine est infidèle (kâfer) et s‟impose à l‟amant comme la ceinture de l‟infidèle (zonnâr), le transformant en chrétien ou en adorateur du feu. Dans chaque boucle, il y a la perdition d‟un musulman :

Nous avons été retenus par ta boucle cruciforme, nous nous sommes à nouveau ceints du zonnar de ta

338 M. 246, v. 2928. 339 M. 137, v. 1402. 340 M. 292, v. 3515. 341 M. 277, v. 3326. 342 M. 252, v. 3003.

chevelure343.

La chevelure bouge sans cesse, ce qui signifie qu‟elle couvre et découvre tour à tour le visage : ce sont les dévoilements accordés au pèlerin. Le cœur se prend aux boucles : dans ce monde, les cœurs sont attirés par différentes créatures qui sont pour eux des voiles couvrant le visage de l‟unique Aimé. La boucle est sombre nuit de la multiplicité, noirceur de la mélancolie de la séparation et “être-voile” de l‟amant. La face est soleil de l‟unité et transfiguration de l‟amant. Y a-t-il dans ce dualisme de la chevelure et du visage une réminescence zoroastrienne inconsciente ?

Le grain de beauté (xâl) est un petit Hindou, ou bien un grain de musc ou d‟ambre. Il est fréquemment associé à la chevelure.

2.2.4 L‟œil

Les yeux (cashm, „eyn) sont noirs ou bleu foncé (shahlâ) ou couleur du vin (meygun). La forme en est allongée en amande “à la turque”. Ils sont ensommeillés (xâb âlud), enivrés

(maxmur, mast), languissants (bimâr), malicieux (shux) ou fauteur de trouble (fetne juy). Ce sont

des magiciens (jâdu, sâher) qui ensorcellent l‟amant, des voleurs de grand chemin (râh-zan) qui dérobent les cœurs, ou des meurtriers (xunriz) qui les attaquent de nuit, les blessent et s‟en prennent à leur vie344, qui ravagent et détruisent. Son œillade (ghamze) se poste en embuscade, verse le sang, vainc des armées et fait se lever le trouble et la sédition345.

Je ne sais quel tour de magie ont produit Ses deux yeux ensorceleurs, pour que de tels cris et une telle clameur se soient élevés du milieu des spectateurs346.

Plus banalement, on les appelle narcisse (narges). Ils agacent et enivrent continuellement l‟amant de leurs clins d‟yeux et de leurs œillades coquines347

. Ils jouent la froideur et la coquetterie348. Ce jeu de l‟œil a une importance capitale dans la relation amoureuse : l‟œil de 343 M. 197, v. 2257. 344 M. 86, v. 783. 345 M. 279, v. 3346-7. 346 M. 255, v. 3032. 347 M. 72, v. 602. 348 M. 295, v. 3546.

l‟Aimé provoque la rupture ou l‟union, promet ou menace, retient ou donne, ordonne ou défend, met en garde contre les espions, fait rire ou pleurer, plonge dans le désespoir ou la béatitude, demande et répond, refuse et accorde, enivre ou rend sobre et clairvoyant349. Quant à l‟amant, il exprime tour à tour par le regard l‟anxiété, la douleur, la perplexité, la joie, l‟amour et l‟adoration. De ses clins d‟yeux, l‟Aimé force son adorateur à briser son repentir, ou plutôt à se repentir de s‟être repenti. Toutes les valeurs sont bouleversées et le monde est mis sens dessus dessous. L‟œil lui aussi a parfois un rôle libérateur, il délivre l‟homme de soi et le met au dessus du bien et du mal350.

Mais en définitive, l‟Aimé ne peut être vu que par son propre œil et il convient donc de le lui emprunter pour l‟apercevoir351

.

La relation Aimé(e)-amant est une guerre où l‟amant a perdu d‟avance. Les sourcils et les cils sont des instruments de guerre tout aussi meurtriers que l‟œil. Le sourcil (âbru) est soit un arc menaçant352 qui décoche la flèche de l‟œillade ou des cils, soit, moins belliqueusement, l‟arc du mihrab des amants353. Le trouble, la sédition ou le désespoir naissent d‟un froncement de ces terribles sourcils354. Les cils (mojegân) sont un poignard, une lance, une épée ou une flèche décochée de l‟arc du sourcil.

Mon idole Se confectionne une flèche et un arc de Son œillade et de Son sourcil ; de Son œillade, elle verse le sang du cœur, de Son sourcil, elle donne la mort à l‟âme.

Puisque le monde entier est pris au piège de Sa chevelure, pourquoi donc fait-elle une flèche de Ses cils et un arc de Ses sourcils355 ?

2.2.5 La bouche

La bouche (dahân), toute petite et étroite, est comparée à un champ de canne à sucre. Un sourire, tendre ou malicieux, s‟y imprime. Elle a le goût du vin et des dragées (noql)356. L‟amant

349 M. 137, v. 1405. 350 M. 246, v. 2932-3. 351 M. 309, v. 3662. 352 M. 237, v. 2818. 353 N. 151, v. 1606. 354 M. 272, v. 3257. 355 M. 251, v. 2993-4. 356 M. 257, v. 3060-1.

espère en obtenir un peu de sucre ou de douceur, mais ne récolte que l‟amertume de la coloquinte du chagrin. Cependant, le plus souvent, assailli et blessé par l‟œil, il n‟a pas goûté à la saveur de la bouche de l‟Ami357

. Le mot dahân est par ailleurs le plus souvent attribué à l‟amant dont la bouche s‟emplit de sucre au souvenir de l‟Aimé. On parle, par contre, des lèvres (lab) de l‟Ami. Elles sont surtout chantées pour leur douceur et leur couleur. On les compare donc à des aliments sucrés : sucre, miel, dattes, sucre candi (nabât), dragées, halva, ou bien à des pierres précieuses : grenat, rubis spinelle (la‟l), rubis (yâqut), agate („aqiq). Dans le même ordre d‟idée, elles ont la couleur du vin et du sang. Elles sont la fontaine d‟eau de vie358, la coupe de vin359, le baume et la nourriture de l‟âme, la source paradisiaque du Kowthar360

. La bouche peut être soit souriante

(xandân), soit moqueuse et mordante (nish)361, prodiguant les injures aux amants. Elle est parfois comparée au perroquet du champ de canne à sucre (tuti-ye shekarestân). Elle fait naître le désir et par conséquent le chagrin qui est inséparable du désir362.

L‟amant réclame sans cesse de la bouche un baiser vivifiant :

Mon cœur disait hier soir à l‟apparition chimérique de Tes lèvres : mon âme s‟apprête à passer dans l‟autre monde, donne-moi un baiser, car sa saveur évoque la félicité éternelle363

!

Les lèvres sont des coupes qui versent le vin à volonté à l‟univers (une gorgée suffit d‟ailleurs pour affoler les deux mondes) et procurent l‟ivresse364. Ceux qui se souviennent d‟elles