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Absence et omniprésence

II TYPOLOGIE DES PERSONNAGES

2.5 Absence et omniprésence

La Beauté est guerrière et utilise la force si c‟est nécessaire, mettant le trouble partout, attaquant et pillant comme un voleur de grand chemin, conquérant l‟univers entier, sans que rien ni personne ne puisse lui résister. Celui qui s‟en est épris ne lui échappera plus, et, désormais, plus rien ne sera capable de le distraire de la blessure qu‟elle lui a infligé. Il ne cessera d‟errer sans but en ce monde. Cette beauté absolue et invisible qui n‟est pas contenue dans le monde habite pourtant le cœur du mystique, mais elle y est si profondément enfouie et si bien cachée que peu la découvrent : c‟est là que l‟on peut contempler Dieu comme dans un miroir à condition d‟avoir cessé d‟être soi-même, car Sa beauté ne peut être perçue que par Son œil. C‟est pourquoi la première victime de la Beauté est Dieu Lui-même, puisqu‟Il est éperdument amoureux de Sa propre Beauté qu‟Il a répandue sur Sa création. C‟est Lui-même qui S‟aime Lui-même à travers Ses créatures.

2.5 Absence et omniprésence

L‟amant est dans la perplexité : celui qu‟il aime est indescriptible, inconnaissable et incompréhensible, tout comme l‟amour que l‟on éprouve pour Lui. L‟union lui paraît impossible, tant il est misérable : quoi de commun entre un atome et le soleil ? Pourtant, il ne cesse d‟espérer :

Quelqu‟un peut-il donc exprimer le secret de l‟amour pour Toi ? Non ! Quelqu‟un peut-il Te décrire avec éloquence460 ? Non !

L‟œil de quelque fétu peut-il balayer la poussière de Ton seuil du balai de ses cils ? Non !

459

M. 419, v. 646 („Oshshâq-nâme).

460

A la nuit, je frappai à la porte du cœur, Tu me dis “entre”, j‟étais sur le point d‟obéir quand la jalousie s‟écria : non !

Je suis comme un atome devant le soleil de Ta face. Le soleil se voile-t-il la face devant un atome ? Non !

Une rose du jardin de Ta beauté merveilleuse a-t-elle jamais fleuri pour un fou d‟amour ? Non ! A la fin, éveille donc ma chance. Est-ce que la chance de quelqu‟un a jamais dormi aussi longtemps ? Non !

Ô Toi qui n‟a pas d‟égal en beauté dans le monde entier, fais-moi grâce, sinon, „Erâqi restera seul461

.

L‟Aimé semble à première vue absolument insaisissable, introuvable. Il se joue de l‟amant, se cache et déménage sans cesse pour le semer. Les rumeurs sur le lieu de son séjour vont bon train, mais s‟avèrent toujours fausses :

Tu changes sans cesse de lieu de séjour pour que personne n‟ait l‟adresse de Tes quartiers. A chaque instant, Tu effaces les traces, afin que „Erâqi ne trouve pas de chemin vers Toi462 !

L‟absence de l‟Ami est en réalité purement illusoire, car il n‟est point de lieu, ni d‟être qui ne soit habité par Sa présence. Cette beauté pour laquelle toute créature est pleine de nostalgie et d‟inquiète recherche, l‟amant ne cesse de l‟avoir sous les yeux, mais il est aveugle. Il regarde sans intelligence et sans comprendre ce qu‟il voit. Il ne distingue que les résultats de la manifestation de l‟Ami, l‟existence du monde et son illumination, mais il ne voit pas la Source de l‟être et de la lumière. Le monde est vivifié par l‟amour de l‟Aimé et embelli par Sa beauté, mais Lui-même reste voilé par l‟excès de Sa manifestation, dissimulé derrière un voile de Lumière aveuglante.

Es-Tu cœur ou ravisseur de cœurs ? Es-Tu mon âme ou mon bien-aimé ? Je n‟en sais rien ! Tout ce qui est, c‟est Toi qui l‟est entièrement, je ne distingue pas l‟un de l‟autre !

Je ne vois pas d‟autre aimé que Toi. Dans le monde entier, je ne connais d‟autre charmeur que Toi dans l‟univers.

Je ne perçois dans mon cœur que le tumulte de l‟amour pour Toi, je ne vois au fond de mon âme que la nostalgie de l‟Union à Toi.

(…) Je ne Te trouve pas dans mon cœur et Tu débordes les limites du monde, où Te chercherai-je, moi

461

M. 185, v. 2084 sq.

462

qui suis éperdu ?

Le plus étonnant c‟est que je vois clairement Ta beauté ! Moi, l‟ignorant, je ne sais pas ce que je vois ! Je sais que le jour et la nuit de ce monde sont éclairés par Ton visage, mais je ne sais si Tu es soleil ou lune resplendissante !

Puisque Tu apparais aux yeux de chaque atome comme un soleil, pourquoi Te caches-tu devant le misérable que je suis ? Je n‟en sais rien ! (…)463

Doit-on voir ici une allusion au fossé qui sépare connaissance mystique théorique et expérience réelle, réalisation intérieure de la connaissance, „ilm al-yaqîn et haqq al-yaqîn ?

Si l‟Aimé est présent dans toute la création, il est un lieu où l‟amant peut le trouver plus facilement : son propre cœur. Mais c‟est l‟endroit qu‟il omet précisément de fouiller, car il lui semble impossible qu‟Il puisse S‟établir dans un lieu aussi exigu et aussi souillé. L‟obstacle que l‟amant rencontre sur la voie ne consiste pas seulement en l‟idée fausse qu‟il se fait de l‟Aimé, mais aussi en l‟erreur de jugement dont il se rend coupable à l‟égard de sa propre nature. Par son cœur, il est inclus dans le jeu de l‟Aimé avec Soi-même, jeu dont les “autres”464

semblent à première vue exclus. Il n‟en deviendra cependant conscient que lorsqu‟il aura réussi à faire le vide et le silence dans le cœur, palais de Celui qui est sans limites. En attendant, il lui est plus facile de faire le tour du monde que de pénétrer dans la forteresse bien gardée :

Puisque c‟est Toi qui es amoureux de Ta propre beauté, il est impensable que Tu montres Ton visage à un autre que Toi-même !

Le voile de Ton visage est en même temps Ton visage. Tu es caché aux yeux du monde entier tellement Tu es apparent.

Qui que je regarde, j‟aperçois Ton visage. A travers toutes ces belles idoles, c‟est Toi qui T‟offres à ma vue. (…)

Par jalousie, pour que personne ne Te reconnaisse, sans cesse Tu ornes Ta beauté d‟un autre vêtement. Comment Te trouver, T‟atteindre ? Car à chaque instant Tu demeures ailleurs.

„Erâqi ne cesse de Te chercher dans la lune, alors que tu habites ouvertement au fond de son cœur465

!

Nous trouvons déjà, dans un beau poème de Hallâj, l‟affirmation du Dieu caché dans l‟intime des consciences, et des créatures égarées dans l‟obscurité du monde qui Le révèle et Le

463

M. 249, v. 2972-81.

464

Gheyr, aghyâr, ce qui n‟est pas l‟Aimé lui-même.

465

dissimule simultanément, cherchant à l‟extérieur Celui qui les habite :

(Dieu), l‟Intime des consciences se cache, laissant des traces intelligibles du côté de l‟horizon, sous des replis de lumière,

Mais comment ? Le “comment” ne se devine que du dehors, tandis que le dedans du mystère, c‟est à l‟Essence divine pour Elle-même.

Les créatures s‟égarent dans une nuit ténébreuse en Te cherchant et ne perçoivent que des allusions. C‟est par la conjecture et l‟imagination qu‟elles se dirigent vers Dieu, et, tournées vers l‟atmosphère, elles interpellent les cieux.

Or, le Seigneur est parmi elles, en chaque événement, dans tous leurs états, d‟heure en heure.

Elles ne se retireraient pas de Lui, l‟espace d‟un clin d‟œil, si elles savaient ! Car Lui ne se retire pas d‟elles, non, à aucun moment466

.

L‟amant malheureux, toujours en train de déplorer l‟absence de l‟Ami, recèle à son insu un secret qui a pourtant été révélé à la face du monde. Le monde a trahi l‟Aimé en Le révélant, l‟Aimé lui rend la monnaie de sa pièce en dévoilant le secret de son être qui n‟est autre que l‟Etre Un. Même ce qui paraît autre que Lui est Lui-même :

Dans la poitrine de tout éploré, ne vois que Lui, caché ; dans le regard de tout amoureux, sache que Lui seul apparaît467.

Ton visage a révélé le secret du monde entier, la traîtrise n‟étonne pas de la part du soleil.

Ce qui est plus étonnant, c‟est que le monde ait révélé Ton secret avec cent langues et que Tu sois resté intime avec lui468 !

Tout ce que tu connais en dehors de Lui, sache que c‟est Lui, ne connais rien dans les deux mondes, ou sache que tout est Lui469 !

A cause de sa cécité, l‟amant meurt de soif auprès de la Source. Possesseur du Trésor, il erre dans le monde en mendiant. Il réclame aux autres ce qui est en lui. La cause de sa maladie est l‟illusion de se croire “autre” que l‟Aimé et l‟attachement à cette fausse individualité. Le remède conféré par l‟Ami est la prise de conscience de sa condition de néant amené à l‟être, et le retour à l‟Origine dans le repos de la Prééternité, là où Dieu seul était :

466

Le Divân d‟Al Hallâj, éd., trad., et annoté par L. Massignon. Paris : Paul Geuthner, 1955, p. 49.

467 M. 153, v. 1634. 468 M. 259, v. 3084-5. 469 M. 153, v. 1635.

Nous sommes assoiffés à l‟extrême, et l‟eau limpide de l‟Union a rempli le monde à ras-bord.

Nous baignons dans cette eau, et nous la cherchons ; nous sommes dans l‟union, et nous ignorons tout de l‟union.

Le soleil est en notre demeure, et nous courons de porte en porte, tels des atomes de poussière. Le Trésor est en notre possession, et nous en cherchons une petite parcelle en chaque lieu.

Jusqu‟à quand errerons-nous dans le monde tout effarés ? Jusqu‟à quand serons-nous prisonniers de l‟ombre de l‟illusion ? (…)

Montre le soleil de Ta face, afin que, comme des ombres, nous disparaissions à l‟horizon.

Afin que la postéternité se mélange à la prééternité, que le présent soit à la fois mon passé et mon futur470.

Dans les Lama‟ât, l‟auteur explique que l‟Aimé apparaît dans le monde entier et, quel que soit l‟objet de l‟amour de l‟amant, c‟est Lui seul qui est adoré. L‟amant s‟aime soi-même en tant qu‟il est un lieu de manifestation de l‟être de l‟Aimé. En réalité, l‟amour n‟est pas l‟attribut de l‟amant, mais celui de l‟Aimé : c‟est Dieu qui S‟aime Soi-même en lui. La Jalousie divine produit sans cesse de nouveaux portraits de l‟Aimé qui apparaissent en toute chose : elle provoque ainsi une recherche éperdue et toujours renouvelée de l‟Aimé par les créatures, et elle lui réserve l‟exclusivité de tout amour471. Les questions de l‟omniprésence de l‟Aimé et de la fonction théophanique du monde sont étroitement liées. Tout ce qui existe est miroir de Sa beauté.

Dans les Lama‟ât472, „Erâqi avait analysé les relations amour-aimé-amant en termes de miroirs. Le Visage unique invisible en soi se reflète dans deux miroirs placés face à face qui se renvoient mutuellement leurs images réciproques : si l‟amant est le miroir de l‟Aimé, l‟Aimé est aussi le miroir de l‟amant. Cependant, dans le miroir de l‟Aimé, l‟amant ne peut contempler que sa propre forme. Ce miroir est donc un voile, car son reflet change selon les états de celui qui s‟y reflète, donnant ainsi l‟illusion de la multiplicité. L‟Aimé ne peut être vu Lui-même, car Il est voilé par l‟excès de Sa manifestation : Ses théophanies, tout en Le révélant, Le voilent par leur opacité et leur “être” qui s‟opposent à l‟absolue transparence divine et à son “non-être” qui est en deça de l‟être. Voici comment Ibn „Arabî s‟exprime au sujet du miroir de l‟Aimé :

470

M. 226, v. 2676-83.

471

„ERÂQI. Lama‟ât, X. 56-61, M. 462-466 (chap. 4, 5).

472

L‟Essence ne se révèle que sous la “forme” de la prédisposition de l‟individu qui reçoit cette révélation (…) Dès lors, le sujet recevant la révélation essentielle ne verra que sa propre “forme” dans le miroir de Dieu; il ne verra pas Dieu (il est impossible qu‟il Le voie), tout en sachant qu‟il ne voit sa propre “forme” qu‟en vertu de ce miroir divin. Ceci est tout à fait analogue à ce qui a lieu dans un miroir corporel : en y contemplant des formes, tu ne vois pas le miroir, tout en sachant que tu ne vois ces formes, ou ta propre forme, qu‟en vertu du miroir. Ce phénomène, Dieu l‟a manifesté comme symbole particulièrement approprié à Sa révélation essentielle, pour que celui à qui Il Se révèle sache qu‟il ne Le voit pas ; il n‟existe pas de symbole plus direct et plus conforme à la contemplation et à la révélation dont il s‟agit. Tâche donc toi-même de voir le corps du miroir tout en regardant la forme qui s‟y reflète ; tu ne le verrras jamais en même temps. (…) Dieu est le miroir dans lequel tu te vois toi-même, comme tu es son miroir dans lequel il contemple Ses Noms. Or, ceux-ci ne sont rien d‟autre que Lui-même, de sorte que la réalité s‟inverse et devient ambiguë473.

L‟inaltérabilité du miroir évoque l‟inaccessibilité de Dieu. Son immutabilité, quelles que soient les formes et couleurs qu‟il reflète évoque la permanence divine en opposition avec la nature changeante de l‟homme.

Mais outre le miroir de l‟Aimé, l‟amant, chez „Erâqi, dispose d‟un second miroir qui lui permet de s‟élever à un degré supérieur de connaissance, celui de son cœur. Dans le miroir de son cœur, c‟est l‟Aimé qui Se contemple Soi-même et l‟amant peut y voir les véritables attributs et noms de l‟Aimé. Apercevoir l‟Aimé dans ce miroir implique l‟identité du regardant et du regardé. Cette vision n‟intervient que lorsque l‟homme est devenu le regard même dont Dieu se contemple474. Le cœur est donc le seul lieu où se rencontrent l‟Eternel et l‟existencié, la Divinité et l‟humanité. Il est le seul miroir qui ne soit pas simultanément un voile.

Kâshânî distingue également deux sortes de miroirs et précise leur identité. Le miroir de l‟existencié (mer‟at-e kown) est l‟Etre absolu unique, car les êtres n‟apparaissent qu‟en lui ; c‟est un lieu d‟apparition qui est caché à cause de sa manifestation, de même que la surface d‟un miroir se cache lorsque des figures apparaissent dedans. Il fait face au miroir de l‟Etre (mer‟at-e

vojud) que sont les choses et dans lequel il se reflète475.

Il est naturel à la Divinité d‟être voilée, secrète, mystérieuse et inconnue. Très tôt, on a donné diverses interprétations du hadith des soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbre qui, soit par clémence, soit par rigueur, tamisent l‟éclat de la Divinité. Pour certains auteurs, le voile de ténèbre est la face cachée (botun) de la Majesté et de la Violence (jalâl va qahr) et

473

IBN „ARABI. La Sagesse des Prophètes, trad. et notes T. Burckhardt. Paris : Albin Michel, 1974, pp. 46-48 (Verbe de Seth).

474

Lama‟ât, 7.

475

l‟ensemble des attributs blâmables ; le voile lumineux, c‟est la face révélée (zohur) de la Douceur et de la Beauté (lotf va jamâl) et l‟ensemble des attributs louables. Pour d‟autres, le voile ténébreux provient de l‟imperfection du serviteur, alors que le voile lumineux provient du Seigneur, dont l‟essence est voilée par les attributs et les actes. Pour „Erâqi, les voiles, lumineux et ténébreux, de Dieu sont ses noms et ses propriétés. Leur rôle est d‟atténuer l‟intensité de l‟Eclat divin qui brûlerait toute chose, et ils sont donc une marque de la sollicitude divine. Il est également un autre voile qui est la sauvegarde de l‟existence de l‟amant. Ce voile délimite le monde existencié par rapport à ce qui est éternellement, le non-être par rapport à l‟être, le révélé par rapport au caché. Sans ce voile divin qui recouvre l‟unité de l‟Essence, les réalités existenciées, dont la fonction est de manifester ce qui est caché, voleraient en éclat476.

En définitive, l‟amant ne peut être séparé de l‟Aimé, car Celui-ci est présent partout et en toute chose. Il n‟existe pas de chose qui ne soit son miroir et son lieu de manifestation :

Le monde est le miroir de Ton visage, le reflet de Ta face apparaît en lui.

Comment Te cacherais-tu, puisque le reflet de Ta face apparaît dans la coupe qui montre le monde ? La rose a la couleur de Ton visage, car sinon, d‟où lui viendrait cette beauté ?

Et si ce n‟est pas Ta taille qu‟a vue le cyprès, pourquoi est-il attiré vers les hauteurs ? Par la beauté de Ton visage le monde est un jardin, heureux le cœur qui le contemple !

Dans le jardin, on ne voit que Ton visage ; c‟est lui qui apparaît dans chaque pétale de fleur477.