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Qui est l‟Aimé ?

II TYPOLOGIE DES PERSONNAGES

2.1 Qui est l‟Aimé ?

2. L’Aimé

2.1 Qui est l‟Aimé ?

Mélanger harmonieusement le sacré et le profane, les images terrestres et les images de l‟Autre Monde, jongler consciemment entre plusieurs niveaux, exprimer des valeurs religieuses à travers des réalités humaines et vice-versa, cultiver une savante polysémie, voilà les grandes caractéristiques de la poésie persane lyrique surtout à partir du XIIe siècle. Un poème n‟est jamais

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HÂFEZ. Divân, éd. P. Nâtel Xânlari. Tehrân, 1362/1983, gh. 413.

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M. 400-401. Remarque : Ils partagent la dernière caractéristique avec les saints apotropéens du christianisme orientalou les Imams shi‟ites.

entièrement profane ni entièrement mystique. Chez les premiers soufis, l‟amour est centré sur Dieu non représenté par des images du monde, et la pureté de l‟expression est exceptionnelle. Mais très vite, cet amour pourra concerner un être humain censé refléter la beauté divine. Comme l‟élément féminin est souvent absent des cercles soufis, ce sont les jeunes garçons imberbes qui deviennent l‟idéal de beauté humaine et manifestent pour les mystiques la plénitude de la Beauté invisible, dont ils sont les témoins (shâhed). Evidemment, on prétendra ne pas les aimer pour eux-mêmes et ne voir en eux que l‟art du Créateur, mais cette attitude comporte un danger évident et sera critiquée par beaucoup301. En tous cas, il convient de se rappeler constamment cette subtile polysémie de la poésie : privilégier un des sens, ou un niveau de sens la prive de ce qui lui est essentiel.

Les mots employés pour désigner l‟Aimé chez „Erâqi sont yâr, dust, jân, deldâr, negâr, bot et delbar dans les ghazals, alors qu‟il emploie plutôt ma‟shuq ou mahbub dans les poèmes plus philosophiques et les Eclairs. Qui est donc l‟Aimé du Divân ? Malgré la réputation de ‟Erâqi parmi les Iraniens comme poète essentiellement mystique, on ne peut s‟empêcher de se poser parfois la question. Certains portraits sont un peu trop précis et certaines scènes un peu trop réalistes pour être entièrement mystiques ou entièrement imaginées ! L‟expression de la familiarité dépasse quelquefois les bornes. Le plus probablement, l‟Aimé est tantôt Dieu, tantôt sa manifestation à travers un être de beauté, et parfois un être humain.

Dans les deux dernières éventualités, s‟agit-il d‟un homme ou d‟une femme ? C‟est en vérité difficile à trancher, car la langue persane ne connaît pas les catégories de genre et l‟opalescence de la poésie veut que l‟éphèbe ressemble comme deux gouttes d‟eau à la jeune fille : ainsi chacun est libre d‟interpréter les descriptions comme bon lui semble !

Cependant, l‟idéal soufi a toujours été l‟homme, et son attitude à l‟égard de la femme est loin d‟être claire et uniforme. Malgré le goût du Prophète pour les femmes et l‟existence de nombreuses femmes soufies, la femme fut généralement considérée comme une source de tentation et de perdition, et assimilée à la corruption de ce bas-monde, ou à l‟âme charnelle. La femme parfaite est plus souvent une pieuse recluse ou une mère attentionnée que l‟objet d‟un amour pur302. Ruzbehân, Ibn „Arabî et Ibn al-Fârid sont des exceptions. Dans la littérature persane, le contemplation de Dieu à travers la beauté d‟une femme est illustrée par les histoires

301

Cf. infra, chapitre sur le shâhedbâzi.

302

de Majnun et Leili et du Sheyx San‟an303. Mais dans la poésie persane et turque, l‟aimé est le plus souvent un très jeune homme ou un jeune garçon imberbe. Généralement, seuls quelques rares éléments permettent de le soupçonner : le recours à un vocabulaire militaire, le fin duvet qui ombre ses joues et sa lèvre supérieure, et enfin le rôle d‟échanson, car l‟on sait que cette fonction était remplie par des garçons. A en juger par les goûts de „Erâqi tels que nous les rapportent ses biographes, il devrait s‟agir d‟un jeune garçon.

Un autre exemple d‟adoration de Dieu à travers un être humain est l‟amour pour le maître spirituel qui est en quelque sorte le représentant de Dieu sur terre, Son miroir parfait. „Erâqi a consacré un long poème (tarkib band) élégiaque et de nombreux panégyriques à Bahâ al-din Zakariyâ, où celui-ci est présenté comme le bien-aimé avec des attributs cosmologiques tels qu‟on en attribue généralement au Prophète304

.

La question de savoir si tel poème s‟adresse directement à Dieu ou à un être humain n‟a pas, en fait, beaucoup d‟importance, puisque, pour „Erâqi, tout amour retourne en définitive à Dieu. C‟est à travers la beauté, les faveurs, les refus et les coquetteries de l‟ami(e) humain(e) que l‟amant sera conduit vers son désir le plus profond, son désir transfiguré, celui de l‟union avec le Bien-Aimé divin. On rejoint ici la problématique de la “contemplation des beaux visages”

(shâhedbâzi), qui sera étudiée plus loin, et à laquelle est consacré un ouvrage entier, le „Oshshâq-nâme.

Nous avons vu dans le chapitre consacré à la métaphysique comment et dans quelle mesure l‟Aimé était Dieu, et ce qu‟il était par rapport à l‟Amour. L‟Aimé est ici le Seigneur personnel de celui à qui Il se révèle, le partenaire de la relation personnelle qui s‟établit entre Dieu et un être particulier. Contrairement à l‟Essence inconnaissable, il peut donc être “contemplé” et décrit.

Dans la poésie soufie, le poète décrit son Bien-Aimé exactement comme le faisait le poète chantant des amours profanes pour une femme, et bien que Celui qu‟il aime soit Dieu, il Le représente sous une forme humaine. L‟image du Bien-Aimé divin n‟est généralement pas celle d‟une personnalité historique définie, bien qu‟il puisse occasionnellement s‟agir de Mohammad, „Ali, Xezr ou Jésus. Selon Purjavâdi, ces représentations sont liées à l‟idée de Pacte primordial, où Dieu conclut une alliance avec l‟homme et où Il Se manifesta sous la forme d‟un homme. Si

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Sheyx soufi déjà parvenu à un haut degré spirituel, mais qui n‟accéda à la perfection de la Connaissance mystique que par le biais d‟un amour coupable pour une jeune chrétienne.

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les mystiques musulmans se représentèrent Dieu sous une forme humaine, c‟est parce que cela correspondait à leur expérience épiphanique du Bien-Aimé divin dans le Monde de l‟Imagination

(„âlam-e xiyâl), monde suprasensible dans lequel les images sensibles ne sont que des symboles

évocateurs, des icônes qui renvoient à une autre réalité. Il s‟agit donc en quelque sorte d‟une intuition mystique, d‟une illumination qui leur révéla Dieu sous une forme humaine305. D‟autre part, l‟homme en tant que sommet de la Création était très vite devenu pour les soufis la manifestation la plus parfaite de Dieu.

C‟est pourquoi le portrait de l‟Ami sera flou, stéréotypé, stylisé, impersonnel. Il ne doit rien posséder qui puisse arrêter l‟homme dans des détails extérieurs et superficiels, bien qu‟il s‟agisse paradoxalement d‟un portrait physique. Le visage de l‟Aimé se dépouille de toute singularité et de toute individualité. Les traits trop personnels s‟effacent pour laisser percer peu à peu le Visage du Modèle, incolore, sans forme. Son but est de nous faire arriver à une certaine sobriété, à un certain silence des sens afin que nous puissions plonger au delà des formes jusqu‟à la Face qui ne peut être atteinte, et abandonner nos relations passionnelles à un être précis ou à une représentation qui serait pour nous l‟image du Tout. Que la beauté soit perçue indifféremment en tout et partout, et que toutes les créatures soient des doigts pointés vers l‟Invisible Réalité !