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Les degrés de l‟ascension

I METAPHYSIQUE : DE L’AMOUR

3. Le couple Aimé-amant - La Remontée vers l’Un

3.3 Les degrés de l‟ascension

Pour Ibn „Arabî, le monde est un ensemble de miroirs dans lesquels l‟Essence Se contemple sous de multiples formes, ces miroirs sont les possibilités qu‟a l‟Essence de Se déterminer Elle-même. L‟Essence Se reflète dans les essences individuelles des êtres, mais les essences individuelles se reflètent elles aussi dans l‟Etre divin.

3.3 Les degrés de l‟ascension

Chez „Erâqi comme chez Ahmad Ghazzâli et Ibn „Arabî, la réalisation spirituelle est une remontée le long des degrés d‟être vers le seul Etre. Dans l‟école akbarienne, à la descente

(nuzûl) des degrés d‟existence correspond de façon exactement inverse l‟“ascension” („urûj) du

soufi en quête de Dieu. D‟après A. Ghazzâli, dans la prééternité, l‟Amour Se manifeste soi-même dans le miroir du fait d‟aimer et d‟être aimé et descend dans le monde de la création. L‟esprit dans son ascension parcourt le chemin en sens inverse jusqu‟à l‟unité80. On peut voir dans ce double mouvement une ressemblance avec les idées néoplatoniciennes, puisque pour ce courant, l‟amour est également à la source d‟un double mouvement qui, d‟une part, fait émaner les âmes particulières de l‟âme du monde et produit dans le monde sensible une image temporaire des essences éternelles du monde intelligible, et, d‟autre part, fait rechercher cette âme du monde par toutes les âmes particulières.

77 Savâneh, 12. 78 Savâneh, 13. 79 Savâneh, 21. 80 Savâneh, 4.

Selon les Lama‟ât de „Erâqi81, l‟Aimé a l‟initiative du cheminement et il se fait connaître à l‟amant avec une intensité et une profondeur croissantes, sous des aspects différents. L‟amant fait d‟abord l‟expérience de la Beauté (Jamâl) qui se révèle à lui sous la forme (surat), i.e. sous les voiles des formes extérieures des choses terrestres. C‟est la Beauté qui a amené l‟amant à l‟être et c‟est elle qui le maintient en vie. Il se laisse fasciner et séduire par elle. Cette expérience fait naître en lui la joie et l‟amour, car il voit l‟Aimé présent en toutes choses. Mais son amour est encore bien imparfait et il garde l‟illusion de l‟ipséité (i.e. l‟illusion d‟être un “je”), tant qu‟il demeure dans cette étape. Aussi longtemps que l‟amant prend plaisir aux douceurs éprouvées, il est loin de rejoindre, car il a alors deux regards : l‟un vers l‟Aimé et l‟autre vers son “soi” qui se réjouit.

Ensuite vient la manifestation de la Gloire (Jalâl) qui est celle du sens (ma‟ni), c‟est-à-dire de la réalité essentielle des choses. Cette révélation à l‟amant de son existence à l‟état d‟archétype en Dieu le fait mourir au monde et à soi-même par le fanâ‟, l‟annihilation de celui qui ne fut jamais. Le fanâ‟ le dépouille de tout ce qui le détermine en tant qu‟individu et le distingue de Dieu. Il se prolonge par le baqâ‟, la surexistence de Celui qui ne cessa d‟exister. L‟amant meurt pour renaître en l‟Aimé. Cette étape caractérisée par la stupeur est exempte de plaisir et de toute sensation.

Enfin, les voiles de la forme et du sens, de la Beauté et de la Gloire sont écartés et la Substance (dhât) paraît. La vision de l‟Essence n‟étant possible que par Elle-même82, l‟amant doit être entièrement devenu Elle. Ici est réaffirmée l‟Unicité de l‟Etre.

Les voiles de la forme et du sens, de la Beauté et de la Gloire s‟identifient en fait avec les miroirs de l‟aimé et de l‟amant. Pour accéder à la Substance, l‟amant dépasse les miroirs de l‟aimé et de l‟amant qui lui avaient d‟abord servi de révélateurs. Ce qu‟il perçoit d‟abord dans le miroir de l‟Aimé, c‟est sa propre forme, mais spirituelle et intérieure, il regarde alors encore avec son propre œil. Lorsque, par contre, il verra dans le miroir de l‟Aimé une forme différente de la sienne, il aura vu l‟Aimé avec l‟œil de l‟Aimé. Lorsqu‟il regarde dans le miroir de l‟amant, il Le voit d‟abord sous sa propre forme, et peut être alors amené à prononcer des blasphèmes pieux

(shath) comme « Je suis Dieu » ou « Gloire à moi ! ». Lorsqu‟ensuite, il Le verra hors de sa

propre forme, il comprendra qu‟Il embrasse toutes les formes et non seulement une forme

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Lama‟ât, 8, X. 73 sq, M. 477 sq.

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définie83.

Pour voir l‟Aimé hors des formes, l‟amant doit lui-même se dépouiller du vêtement de la forme (lebâs-e surat) afin de plonger dans l‟Océan de l‟Unité (mohit-e ahadiyyat). Il dépasse aussi les altérations des états (joie ou tristesse, crainte ou espoir) et les limitations liées aux conceptions du temps, de l‟espace, du paradis et de l‟enfer84

. Enfin, il est pacifié et inclus dans l‟Aimé sans qu‟il y ait union (ettehâd) ni fusion de l‟un dans l‟autre (holul), puisqu‟il n‟y a qu‟une substance unique et que l‟union ou la fusion supposeraient l‟existence de deux essences distinctes85. L‟amant ne possède ni être propre, ni, par conséquent, attributs et qualités personnelles ; son essence et ses attributs sont ceux de l‟Aimé. La lumière s‟inclut dans la lumière et toute dualité est dépassée86.

Le mystique se trouve alors dans un état de solitude (xalvat) en l‟Aimé, dans l‟être de son non-être (bud-e nâbud-e xvod). Xalvat est proprement l‟isolement dans un lieu solitaire, mais pour

Ibn „Arabî et son école, ce mot désigne l‟absolue vacuité de l‟homme parfait, l‟état de parfaite réceptivité à l‟Absolu qui peut ainsi l‟envahir en entier. Il ne voyage plus alors que d‟un Nom à l‟autre et des attributs de Colère (qahr) à ceux de Grâce (lotf). Ayant accompli le voyage vers Dieu, désormais il voyage éternellement en Dieu87. L‟être du non-être auquel il revient est l‟état qu‟il connaissait avant son existenciation. Le voyage mystique consiste donc en un processus de “dé-création”, au cours duquel on parcourt les échelons de l‟existenciation à l‟envers, en allant de la pluralité induite par la “création” vers l‟unité prééternelle en l‟Essence.

Dans ce périple, le mystique rencontre des obstacles symbolisés par des voiles. Le voile est avant tout opacité de la créature88 : le fait de se croire un “je”, un “autre” est le voile par excellence, voile qui l‟empêche d‟être vraiment. Dès que celui-ci devient sans “soi”, le voile qui

83

Lama‟ât, 9, X. 76-7, M. 480-482.

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En guise d‟illustration, „Erâqi analyse le sentiment de la peur (xowf) : peur du voile (c‟est-à-dire d‟être voilé ou séparé de l‟Aimé), ou peur du retrait du voile (crainte d‟être brûlé par la Lumière). L‟amant qui a dépouillé la forme cesse de croire qu‟il est autre que l‟Aimé et ne craint pas plus le retrait du voile car : « a peur de la chute du voile celui qui craint d‟être brûlé par la chaleur des scintillations, mais celui qui est lui-même feu, comment craindrait-il d‟être brûlé ? », Lama‟ât, 10, X. 79, M. 483.

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« La fusion et l‟union n‟ont lieu que dans le cas de deux substances (dhât), or, dans toute l‟existence, on ne peut témoigner que d‟une seule Substance », Lama‟ât, 11, X. 81, M. 485.

86

Lama‟ât, 11, X. 81, M. 585.

87

Lama‟ât, 12, X. 84, M. 486.

88

Cf. Hallâj : « Le voile ? C‟est un écran interposé entre le chercheur et son objet, entre le novice et son désir, entre le tireur et son but. Il est à espérer que les voiles ne sont que pour les créatures, non pour le Créateur. Ce n‟est pas Dieu qui porte un voile, ce sont les créatures ». L. MASSIGNON. La passion d‟al Hallâj. Paris, 1922, pp. 699-700.

s‟interpose entre deux objets n‟a plus de raison d‟être. D‟autre part, il est un voile qui est la raison d‟être de l‟amant ; s‟il n‟y en avait aucun, il n‟y aurait pas de caché en Dieu, ni par conséquent de révélé qui en serait la manifestation. Sans ce Voile divin qui recouvre l‟unité de l‟Essence, le monde de la pluralité et des choses existenciées volerait en éclats et disparaîtrait89

. La Vérité est donc à Elle-même Son propre voile90. Sa révélation même dans le monde des créatures contribue à Le dissimuler : le monde entier est un voile (hejâb) derrière lequel Il Se cache.

Arrivé à l‟étape ultime du voyage en Dieu, le mystique reprendra conscience de la pluralité des créatures manifestant l‟Un. La création est un trait entre la lumière et l‟obscurité, entre l‟Etre et le néant, entre Dieu et ce qui n‟est pas Dieu. Ce trait demeure à jamais et il est la garantie de la sauvegarde de l‟individualité de la créature et du maintien d‟une relation entre l‟Eternel et le créé. Il est l‟ultime et nécessaire voile, sans lequel il n‟y aurait ni Caché ni Manifesté, et par conséquent pas de créature. Autrement dit, celui qui s‟est perdu en Dieu ne s‟est pas complètement dissout en Lui et n‟est pas devenu Lui, bien qu‟il tienne son être de Lui sous peine de n‟être pas, puisque Dieu est le seul à Etre91. „Erâqi perçoit donc le towhid comme une Unité par unification sans confusion92.

Chez Ahmad Ghazzâli, lorsque l‟esprit vient à l‟existence à partir de la non-existence, l‟amour l‟attend à la frontière et il s‟installe en lui. Alors commence l‟unification de l‟amour et de l‟esprit, et la vision (shohud). Ce qui accède à la vision, ce n‟est pas l‟esprit seul, mais l‟esprit unifié à l‟amour, donc une nouvelle entité où l‟essence est l‟esprit et l‟attribut l‟amour. Plus on avance sur la voie, plus l‟esprit devient faible et l‟amour fort jusqu‟à ce que l‟amour devienne l‟essence, et l‟esprit l‟attribut93

: c‟est l‟étape de l‟effacement et de la subsistance (mahw et

ithbât). Il est une limite indépassable à la Connaissance de l‟Amour, au-delà de laquelle l‟esprit

s‟abîme et ne voit, ne sent plus rien. Tant que nous nous trouvons sur le rivage, nous accédons à quelque connaissance de l‟Océan. Mais si nous nous y noyons, alors que pourrons-nous en dire ?

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Cf. Bastâmî : « Quand le serviteur atteint-il Dieu Très Haut ? » « Malheureux, qui a pu L‟atteindre ? Si un atome de Lui apparaissait aux créatures, il ne resterait rien du monde ni de ce qu‟il contient. » BISTÂMI. Les dits de

Bistâmi (shatahât), trad. de l‟arabe, présenté et annoté par A. Meddeb. Paris : Fayard, 1989, p. 70.

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Lama‟ât, 13, X. 85 sq, M. 488 sq.

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L‟auteur nie l‟identification : celui qui s‟est perdu en Dieu n‟est pas devenu Dieu pour autant. Le spirituel peut se dépouiller de toutes les qualités humaines et n‟avoir plus d‟existence autre que celle de Dieu, mais il n‟est pas Dieu. La distinction entre Dieu Eternel et l‟existencié demeure toujours.

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Lama‟ât, 14, X. 90 sq, M. 491 sq.

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La connaissance suppose donc une certaine séparation94.