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Ombres et théorie des actes

I METAPHYSIQUE : DE L’AMOUR

4. L’univers des théophanies

4.1 Ombres et théorie des actes

L‟amant, théophanie partielle, est l‟ombre de l‟Aimé. Aimé et amant sont tout aussi inséparables que la personne et l‟ombre qu‟elle projette, et l‟ombre suit et reproduit parfaitement les mouvements de la personne95. Que signifie cette métaphore de l‟ombre ? Nous avons vu que chaque chose existait d‟abord en la Science divine à l‟état d‟archétype. Les archétypes s‟identifient avec les Noms divins. Ces archétypes éternels, aussi appelés “réalités” (haqiqa) ou “sens” (ma‟na), reçoivent l‟être et ils deviennent les déterminations existantes du monde ou formes (sûra). Lorsqu‟une chose est existenciée, elle passe donc de la pure possibilité à la réalisation actuelle. Dans le monde existencié, elle continue à être conditionnée par son archétype. L‟amant est donc régi par un Nom divin qui est son Seigneur personnel et la forme de son désir. Il n‟est pas, par contre, l‟ombre de Dieu en soi (de l‟Amour), puisque l‟Essence ne possède pas d‟ombre.

Ibn „Arabî avait déjà employé l‟image de l‟ombre en définissant la relation entre la créature et son archétype :

Sache que la réalité soi-disant non-divine, à savoir le monde, se rapporte à Dieu comme l‟ombre à la personne. Le monde est donc l‟ombre de Dieu ; c‟est là proprement la manière dont l‟Etre (al-wujûd) s‟attribue au monde ; car l‟ombre existe incontestablement dans l‟ordre sensible, à condition toutefois qu‟il y ait quelque chose sur quoi cette ombre se projette ; en sorte que, si l‟on pouvait enlever tout support de l‟ombre, elle ne serait plus sensiblement existante, mais seulement intelligible ; c‟est-à-dire qu‟elle serait potentiellement contenue dans la personne dont elle dépend. Le lieu de manifestation de cette ombre divine que l‟on appelle le monde est les essences permanentes (a‟yân) des possibilités

(mumkinât) ; c‟est sur elles que l‟ombre se projette. L‟ombre est connue dans la mesure où l‟Etre divin

projette (son ombre) sur ces essences permanentes des possibilités, et c‟est par le Nom divin la Lumière (al-nûr) que la perception de l‟ombre a lieu96.

94 Savâneh , 2 et 3. 95 Lama‟ât, 15, X. 93, M. 493. 96

IBN „ARABI. La Sagesse des Prophètes, trad. et notes par T. Burckhardt. Paris : Albin Michel, 1976, pp. 111-112 (Verbe de Joseph).

Cependant cette image est décryptée de manière légèrement différente par Ibn „Arabî et „Erâqi. Pour le premier, l‟ombre est le monde, Dieu est la personne qui projette l‟ombre et les archétypes sont le support de l‟ombre. Chez le second, à côté de l‟ombre qui est l‟amant (la créature) et de la personne qui projette l‟ombre qui est l‟Aimé (le Seigneur personnel de la créature) apparaît également le Soleil qui est l‟Amour (Dieu). „Erâqi emprunte donc cette image tout en la remaniant :

Sache que le Soleil de l‟Amour brilla à l‟orient du Monde du Mystère. L‟Aimé étendit la tente de son ombre sur l‟aire de la manifestation. Il dit alors à l‟amant : « Ne regarderas-tu pas enfin mon ombre ? “N‟as-tu pas vu comment ton Seigneur a étendu l‟ombre ?” (Cor. 25/45), afin que tu Me voies dans l‟extension de son ombre. »97

L‟ombre est chez „Erâqi le seul moyen de connaître Dieu et de nous connaître nous-mêmes. Cette conception de la relation créature-Seigneur personnel a des conséquences importantes au niveau de la théorie des actes. Elle explique la diversité des manières d‟être et des comportements par la diversité des noms divins qui s‟expriment à travers eux. Le but de ce qui est existencié (xalq) est d‟exprimer le Mystère divin sous toutes ses facettes. Dieu seul est à l‟origine de tout acte et les actes sont en fonction de la nature de celui qui les effectue. Les différentes natures sont les concrétisations des différents attributs divins. Les créatures agissent selon leur nature déterminée par l‟Archétype (le Nom) qu‟elles révèlent et qui est leur Seigneur personnel. Ici, „Erâqi, à la suite d‟Ibn „Arabî, s‟efforce d‟expliquer la présence du mal et de l‟imperfection. Dieu révèle Ses deux aspects de Beauté (Jamâl) et de Gloire (Jalâl) aussi bien à travers Ses attributs de Bonté (lotf) qu‟à travers Ses attributs de Colère (qahr), sans quoi Sa révélation ne serait pas totale. Celui qui fait le mal manifeste un attribut de Colère. Il agit donc conformément à sa nature et à la volonté de son Seigneur ! La somme des imperfections de ce monde relatif est l‟expression de la Perfection divine dans l‟absolu98

.

L‟homme n‟est donc pas libre, puisqu‟il ne saurait agir qu‟en fonction de l‟attribut divin qu‟il révèle et qui le conditionne. Dieu est le seul Agent à l‟origine de tous les actes quels qu‟ils soient. Contrairement à ce qu‟il pourrait nous sembler, nos actes ne peuvent nous être attribués.

97

Lama‟ât, 15, X. 95, M. 494.

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Cette doctrine de l‟unicité de l‟Acte (divin) a été systématisée par Ibn „Arabî sous le nom de

wahdat al-fa‟l. „Erâqi illustre cette idée à l‟aide de la parabole du montreur d‟ombres chinoises

qui anime une foule de personnages de derrière un voile :

Un maître montre de nombreuses figures différentes et des formes diverses de derrière l‟ombre de l‟illusion. Leurs mouvements, leurs repos, les règles qui les gouvernent et leurs comportements, tout lui est soumis, mais il reste caché derrière le voile. Lorsqu‟il écartera le voile, tu comprendras quelle est la réalité de ces figures et de leurs mouvements.

Tout ce que j‟ai perçu par la vision procède du même acte unique mais dissimulé derrière les voiles. Si le voile est enlevé, tu ne verras que Lui et il ne restera plus aucun obstacle qui engendre le doute99.

La théorie des actes est un des tout premiers problèmes discutés par la théologie musulmane. Le Coran affirme simultanément la Toute-Puissance divine et la liberté humaine, ce qui est difficile à concilier dans le cadre d‟une théologie bâtie selon des critères rationnels. Parmi les premières sectes doctrinales, les Qadarites étaient partisans du pouvoir de l‟homme sur ses actes, alors que les Jabarites défendaient la thèse du pouvoir contraignant de Dieu sur l‟homme. Trois groupes d‟opinion différente se sont ensuite affrontés sur la question de la prédestination et du libre arbitre. Les “traditionnalistes” (Ahl al-Sunna) étaient partisans du jabr (fatalisme) et défendaient la doctrine du qazâ‟ et du qadar100, prédétermination du bien et du mal, de la foi et de l‟impiété, dont il découle que l‟on est prédestiné de toute éternité au Paradis ou à l‟Enfer. Les Mu‟tazilites soutenaient au contraire que Dieu étant juste, Il ne peut rétribuer qu‟un être responsable de ses actes et donc auteur de ceux-ci et libre. Les Ash‟arites essayèrent de conserver à l‟homme une liberté qui le rende responsable de ses actes, tout en évitant d‟instituer une autre puissance créatrice à côté de celle de Dieu : ils attribuèrent à la créature non pas la qudra, la création de ses œuvres, mais le kasb, l‟acquisition de celles-ci. Pour Ghazzâlî, l‟homme est réellement agent de son acte, mais par un pouvoir créé en lui par Dieu. Pour Mâturîdî, l‟acte est en fonction “de la nature” de l‟actant et n‟est pas déterminé par un acte divin parallèle comme

99

Lama‟ât, 16, X. 97, M. 497. Le poème est une citation de la Tâ‟iyya de Ibn al-Fârid, cf. IBN AL-FÂRID. Divân. Alep : Dâr al-qalam al-„arabi, 1988, pp. 69-70. La parabole du théâtre d‟ombres remonte d‟ailleurs au IVe ou Ve siècle. Farghâni emploie cette image dans l‟introduction de son commentaire de la grande Tâ‟iyya de Ibn al-Fârid afin, précisément, d‟éclaircir le premier degré de manifestation divine, la manifestation des actes (tajalliyât fa‟liyya), dans lequel le soufi voit les actes de Dieu sans le voir Lui-même. Il reconnaît l‟avoir empruntée à Qunawî.

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Qazâ‟ : décret, jugement décisif de Dieu concernant les choses. Qadar : détermination par la suite selon le temps, liée au monde des phénomènes.

chez Ghazzâlî101.

Les premiers mystiques, auxquels les catégories de la théologie scolastique sont étrangères, accentuent le rôle de la grâce et tiennent une position moyenne, équilibrée et fidèle au Coran en évitant de trop scruter les mystères par la raison. Pour Hasan al-Basrî, rien n‟arrive que par la volonté de Dieu, mais l‟homme a reçu de Dieu la liberté de ses actes (tafwîd). Par contre, pour les spirituels de tendance akbarienne, les actes d‟un homme ne sont que la concrétisation d‟un attribut divin. La conséquence logique d‟une telle interprétation est que l‟on peut aller à l‟encontre de la Loi, mais non pas contre la Volonté divine, quoi que l‟on fasse :

Il n‟existe personne dont le propre Seigneur ne soit pas content, car c‟est par lui que sa Seigneurerie subsiste (…) ; tout est agréé par le Seigneur, car l‟individu ne saurait agir sans que l‟action appartienne au Seigneur qui agit en lui. C‟est pour cela que l‟individu “s‟apaise”, confiant qu‟aucune action ne lui soit attribuée et qu‟il est content de ce qui apparaît en lui des actions de son Seigneur qui, Lui, agrée, car tout auteur est content de son œuvre102

.

Cela amena l‟école de la wahdat al-wujûd à réinterpréter le sens de la Rétribution. Pour Ibn „Arabî, la Miséricorde divine est universelle et tous connaîtront la Félicité. Dans sa rigoureuse fidélité au Coran, il ne nie pas la réalité de la répartition des hommes entre le paradis et l‟enfer. Mais l‟enfer n‟est pas un lieu de douleur, puisqu‟il est de la même nature que ceux qui s‟y trouveront : pour les êtres de nature ignée, le séjour infernal est le retour à l‟ignéité originelle103.