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La condition de l‟homme unifié

I METAPHYSIQUE : DE L’AMOUR

5. La réalisation spirituelle

5.2 La condition de l‟homme unifié

5.2 La condition de l‟homme unifié

Comment se caractérise l‟homme parvenu au towhid parfait ? C‟est celui qui est complètement mort à soi, qui s‟est entièrement dépouillé des attributs psychiques et de toute trace d‟égoïté et qui est mort (fanâ‟) pour revivre d‟une vie véritable cette fois, et non plus métaphorique, en Dieu (baqâ‟). Dès le départ, le mystique n‟est autre que Lui, il n‟a pas à le devenir, mais à actualiser ce qui est sa vérité profonde. L‟annihilation du “soi” s‟accomplit à un triple niveau : celui des actes, des attributs et de l‟Essence selon le schéma de la “remontée” dans l‟école akbarienne.

Penchons-nous d‟abord sur les actes. Nous avons vu ce qu‟il en était au XVIe Eclair. Pourtant, on enjoint à l‟homme de se conformer aux mœurs divines (taxallaqû bi axlâq Allâh), de se modeler sur Dieu (tashabboh bi‟llâh), de revêtir Ses Noms. La multiplicité des actes révèlent une infinité de Noms. Ces Noms sont à Dieu ce qu‟est le faisceau des couleurs de l‟arc-en-ciel à la lumière incolore. L‟homme tend à devenir lui aussi incolore, c‟est-à-dire à refléter l‟ensemble des Noms divins. Il passe alors de la multiplicité à l‟Unité et « l‟ombre s‟efface dans le Soleil »

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Analyse de PURJAVÂDI, Soltân… 75-177.

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(„Attâr)119

.

L‟unification au niveau des actes est donc étroitement liée à l‟unification au niveau des attributs. L‟identification de l‟amant à l‟Etre, sa “divinisation” passe par l‟abandon des attributs humains et par l‟adoption des attributs divins. L‟amant étant non-être en soi, il ne possède, en fait, aucun attribut existenciel. Tous les attributs dont il paraît bénéficier appartiennent à l‟Aimé qui s‟est revêtu de l‟amant. Pourtant, tous les attributs divins sont potentiellement présents en germe dans l‟être qui lui est conféré. Tout homme en manifeste quelques-uns d‟après son Seigneur personnel, mais est appelé à les actualiser tous et à refléter l‟ensemble de ces Qualités divines, devenant ainsi l‟Homme Parfait, la Face de Dieu sur terre. C‟est par cette capacité à refléter Dieu de manière parfaite et totale que l‟homme se distingue en tant que sommet de la “création” :

Dieu Très-Haut voulut manifester Son art et Il créa le monde, Il voulut Se manifester Soi-même et Il créa l‟homme120

.

Le troisième et ultime degré d‟annihilation du “soi” intervient au niveau de l‟Essence. Le mystique y passe du „ayn al-yaqîn, qui est une certitude apportée par la Vision (mushâhada) et le dévoilement (kashf), c‟est-à-dire une intuition directe ou une certitude oculaire, au haqq al-yaqîn, qui est l‟assimilation métaphysique, le fait de réaliser personnellement ce que l‟on est. L‟amant découvre avec certitude que l‟Aimé est en lui et qu‟Il est lui. La Connaissance ne se trouve pas ailleurs qu‟en soi-même :

Cette source où Xezr 121 a découvert l‟Eau de la Vie, elle est dans ta demeure, mais tu l‟obtures. Lorsque l‟amant regarda en soi par la certitude oculaire, il se trouva perdu et retrouva l‟Ami au même moment, lorsqu‟il regarda bien, il vit qu‟il était exactement Lui:

Ô Ami, je Te cherchais partout et à tout moment, je demandais de Tes nouvelles à l‟un et à l‟autre. Par Toi, je me suis vu moi-même, Tu étais moi-même et j‟ai eu honte d‟avoir cherché un signe de

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Cf.Lama‟ât, 16. L‟ombre en soi est stérile, elle n‟est rien et lorsqu‟elle prend conscience de son identité négative, elle retourne facilement à ce qu‟elle est : un néant au sein du Non Manifesté.

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Lama‟ât, 24, X. 122, M. 521. Cette sentence est une citation d‟Ansâri.

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Xezr symbolise le guide spirituel invisible et dépositaire d‟une science divine supérieure à la Loi, la haqiqa. Il guide Moïse dans la sourate XVIII. Il s‟est abreuvé de l‟eau de la source de Vie et ne connaît donc ni vieillesse, ni mort.

Toi122.

L‟amant de „Erâqi découvre aussi le secret de la Seigneurialité (robubiyya) : sa dépendance de la Servitude („obudiyya). Nul n‟est pas maître sans serviteurs, et l‟Aimé n‟existe pas sans l‟amant. Ce qui ne signifie pas que Dieu soit dépendant de Sa création : l‟Essence se suffit à elle-même ; mais en désirant Se révéler, Dieu S‟est, en quelque sorte, mis à la merci de ce qui Le révèle, car Ses différents attributs ne se trouvent révélés que s‟ils deviennent les Seigneurs personnels de réalités existenciées dans le monde contingent. Si la Beauté existe indépendamment de tout, la coquetterie (nâz) n‟a pas de raison d‟être sans le désir (niyâz) d‟un adorateur. Lorsque, donc, la Beauté entre en relation avec le monde, Elle Se met à en dépendre. Or, c‟est l‟Amour, l‟Essence absolument suffisante à Soi, qui a voulu cette relation d‟aimé à amant. La Substance Une est parfaitement libre et suffisante à soi-même, mais Elle a voulu parfaire Sa joie et Son amour en Se manifestant Soi-même à Soi en l‟Aimé et l‟amant, et alors est apparue la dépendance mutuelle :

Nous sommes au paroxysme du bonheur, mais ce n‟est qu‟avec vous que ce bonheur se parachève vraiment123.

Ayant ainsi parfaitement renoncé à soi et à toute chose, l‟amant pourra poser un regard renouvelé sur le monde, car il le verra comme Dieu le voit. Il dépassera la station de l‟Esseulement (xalvat) et de l‟exil („uzlat), où l‟on adore Dieu dans l‟Etre pur, dépourvu de noms et d‟attributs, hors de tout lieu de manifestation, et il deviendra attentif au Visage divin à la fois caché et apparaissant en toute chose. Alors, il n‟aura plus de préférence et ne connaîtra plus la séparation, et il vivra dans une joie parfaite, apercevant partout l‟Aimé, conscient du besoin mutuel entre aimé et amant dans l‟Unité124

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L‟amant s‟efforce ensuite consciemment de demeurer dans ce “néant”, dans ce calme où il est à la fois celui qui voit et celui qui est vu, car il a compris quelle était sa réalité :

122 Lama‟ât, 25, X. 123, M. 521. 123 Lama‟ât, 26, X. 128, M. 526. 124 Lama‟ât, 26, X. 126, M. 523.

Tu es le nuage devant ton propre soleil ! (…)

Un secret qui te fut longtemps dissimulé t‟est apparu et une aube dont tu étais l‟obscurité a brillé. Tu es le voile du cœur sur le secret de Son Monde Caché que l‟on aurait point scellé sans toi125

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Il se maintient ainsi dans la vision testimoniale (shohud) et supplie son Seigneur de ne pas lui rendre son soi, car l‟ipséité (to‟i) supprime la vision126

.

Finalement, l‟amant est réintégré dans l‟Amour et revêtu de l‟ensemble des attributs et des noms de Dieu. Cependant le lieu de retour n‟est pas celui de départ, car l‟amant est devenu conscient de ce qu‟il est, son individualité de “personne” est sauvegardée, et il ne se confond pas entièrement avec la Substance. Dieu peut garder le “parfait” auprès de Lui ou au contraire le renvoyer dans le monde pour qu‟il serve de guide spirituel. Il garde alors les nouveaux attributs divins octroyés, mais retourne dans le monde avec une “conscience prophétique”, i.e. une perception nouvelle des choses et le désir de les faire parvenir à leur perfection. Figure de lumière dans laquelle transparaît Dieu, drapé de l‟ensemble de Ses attributs, il guide les créatures grâce à sa ressemblance avec Lui127.

Nous reviendrons à l‟homme parfait en analysant la figure du guide spirituel. Notons encore que tout homme, sans exception, porte en lui la potentialité de devenir l‟Homme Parfait, même si très peu d‟individus parviennent à ce degré.