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Invisible Unité et Amour

I METAPHYSIQUE : DE L’AMOUR

2. Unité et tri-unité 40

2.1 Invisible Unité et Amour

„Erâqi affirme l‟existence d‟une Essence (dhât)41

inaccessible, inconcevable, sans nom et sans visage, que personne ne connaît, un Mystère Absolu dont on ne peut parler qu‟en termes apophatiques. Il hésite à Le nommer, n‟employant en tous cas jamais le mot “Dieu”, car il n‟y a de Dieu que par rapport aux créatures, et que Le nommer, c‟est déjà L‟enfermer dans les limites étroites d‟un concept humain. Tout au plus, Le désigne-t-il par le pronom personnel de la troisième personne du singulier “Lui” (u). Nous pouvons rapprocher cette idée de la pensée d‟Ahmad Ghazzâli, pour lequel la Réalité Absolue (haqiqat-e motlaq) sans nom, indicible, est également désignée par ce pronom, “Lui”.

D‟autre part, “Lui”, l‟Inconnu absolu de „Erâqi correspond à l‟Indéterminé d‟Ibn „Arabî. Chez ce dernier, le mot Allâh ne désigne pas non plus l‟Absolu en soi, mais seulement un aspect déjà limité de cet Absolu. Dieu en soi est absolument inconnaissable : Il est à jamais mystère, secret inviolable, Ténèbres insondables, Obscurité sans fond („amâ‟). Cet Absolu inconnaissable est appelé Etre pur (wujûd mahz), Mystère des Mystères (ghayb al-ghuyûb) ou Essence pure

(dhât mutlaq) : c‟est le Néant, l‟Abîme, le Chaos dont on ne peut rien dire ni penser, le silence

absolu, l‟Impénétrable, l‟Infini Inconnu. Il est sans nom, sans attribut, sans qualité et ne peut être décrit en termes positifs. Il ne peut être appelé ni Dieu, ni Etre, ni Un. Dieu, l‟Etre et l‟Un sont le produit d‟un premier degré de détermination.

Pourtant, il a plu à “Lui” de Se révéler, et le début du premier Eclair implique cette révélation qui va intervenir à plusieurs niveaux, comme nous allons le voir : « Aimé et amant dérivent d‟Amour »42. „Erâqi affirme donc dès le début des Lama‟ât la coexistence du caractère caché et révélé de Dieu. Le terme d‟Amour est le deuxième nom qu‟il donne à Dieu, et ce nom

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Le lecteur pourra également se reporter au commentaire inséré à la suite de la traduction des Lama‟ât : Fakhruddin „Iraqi. Divine Flashes, 130 sq.

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De manière générale, la substance est 1) ce qui est permanent dans un sujet susceptible de changer, opposé à accident (= essence, nature) ; 2) ce qui existe par soi-même, n‟étant ni un attribut, ni une relation (=être). Dans la philosophie islamique, le terme dhât qui correspond à l‟ousia, peut être rendu par les termes de “substance” et d‟ “essence”, dont les sens se nuancent. La substance équivaut au sujet qui s‟oppose aux qualités ; l‟essence, ce sont les qualités essentielles ou constructives d‟une chose qui s‟opposent aux attributs accidentels. (cf. E.I.)

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Lama‟ât, 1, X. 49, M. 457. Cf. Savâneh, éd. Purjavâdi, chap. 1, et chap. 63, où il dit, par contre, que seul l‟amant dérive de manière réelle de l‟amour. Numérotation des chapitres d‟après l‟édition de Purjavâdi (même numérotation chez Ritter), Ahmad GHAZZÂLI. Savâneh, éd. N. Purjavâdi. Tehrân, 1359.

concerne déjà un premier degré de révélation de Dieu, même s‟il s‟agit d‟une révélation encore strictement intradivine. En effet, la dénomination d‟Amour est plus concrète et implique une relation entre deux pôles complémentaires, sans lesquels l‟amour ne peut atteindre sa plénitude. Ce nom indique également que la Substance divine s‟identifie chez l‟auteur avec l‟amour, que la Réalité divine est une circulation d‟amour de Soi à Soi en Soi. Ce que „Erâqi appelle l‟Amour est désigné par le terme d‟Etre par la plupart des autres membres de l‟école akbarienne. Un ghazal présente superbement l‟Amour :

L‟Amour est un Simorgh, qui ne se laisse pas prendre au piège et qui n‟a ni nom, ni signe dans les deux mondes.

Personne n‟a jamais trouvé le chemin jusqu‟à Sa ruelle, car dans ce désert, il n‟y a pas de trace de pas. Dans le paradis de Son union vivifiante, à part Sa lèvre, nul ne goûte au vin pur.

Le monde entier boit à petites gorgées à Sa coupe, bien que le monde lui-même ne soit pas hors de Sa coupe !

Mon matin et mon soir sont Sa chevelure et Son visage, bien que là où Il est, il n‟y ait ni matin, ni soir. Lorsque soudain, Il rejette le voile de Son visage, le monde entier est plongé dans le deuil : Il n‟est pas là ! (…)

Chacun cite le nom de son ami quand il en a un, mais notre Bien-Aimé n‟a pas de nom43 !

Dieu reçoit encore un troisième nom dans les Lama‟ât : celui d‟Aimé, et il s‟agit alors de Dieu révélé au monde, et même plus exactement du Seigneur personnel d‟un homme.

En définitive, l‟Absolu se présente sous deux aspects opposés, le bâtin et le zâhir, l‟intérieur et l‟extérieur. Sous son premier aspect, l‟Absolu est un Inconnu inconnaissable, c‟est le Dieu caché, l‟existence dans sa plénitude inconditionnée. Sous le second aspect, l‟Absolu est l‟origine du monde phénoménal connaissable par l‟homme, Dieu révélé, manifesté en tant que choses variées.

„Erâqi a puisé l‟idée de l‟identification de l‟Amour avec l‟Essence divine chez Ahmad Ghazzâli. L‟originalité de celui-ci consiste à faire de l‟Amour la Source de toutes choses, Principe s‟identifiant à Dieu. L‟amour est pour les soufis les plus orthodoxes un attribut divin, mais Ghazzâli identifie cet attribut avec l‟Essence. Ce n‟est que par commodité qu‟il lui donne ce nom d‟Amour. L‟Amour est au-delà de l‟Etre (vojud), il est “Néant” („adam), néant au sens de

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“caché”, et non pas de “rien” ou “non-existant”. L‟Amour est la première manifestation de l‟Eternel sans commencement et sans fin, Il est virtuellement toute chose tout en transcendant toute détermination et toute perception :

L‟amour est un oiseau surgi de l‟éternité préexistante (azal) séjournant un instant dans la temporalité et volant vers l‟éternité future (abad)44

.

L‟idée de l‟amour („ishq) en tant qu‟essence divine est cependant antérieure à Ghazâli : le philosophe Avicenne et le mystique Hallâj la confessaient déjà. D‟après Hallâj, l‟essence de l‟essence de Dieu est l‟Amour. Dieu ayant créé l‟homme à son image par amour, Il est présent en lui par cela même, mais dans la distinction des personnes. Il conclut avec lui dans la prééternité une alliance (mithâq) d‟amour réciproque qui consiste dans un échange d‟attributs (tabâdul

al-sifât) entre Dieu et l‟homme, de sorte que Dieu vient lui-même réaliser en l‟homme Ses propres

attributs45. L‟union par amour, qui est le but de tout être, exige une action divine transformante qui porte l‟être à sa condition suprême. L‟amant et l‟Aimé sont unis dans le même homme sans se confondre mais ne faisant qu‟un par l‟amour. Amour, aimé et amant sont un en Dieu, ce qui implique que la Divinité absolue soit essentiellement reliée à la créature limitée46.

Chez Ibn „Arabî, l‟Etre absolument Un est, comme chez „Erâqi, à la fois caché et révélé, indéterminé et déterminé. Mais la conception de Dieu en tant qu‟Amour n‟est pas centrale dans la pensée akbarienne qui préfère parler d‟Etre. Pour Qunawî, l‟amour est, très classiquement, un des attributs de Dieu, ce qui n‟empêche pas l‟identification de l‟Amour avec l‟Etre ou Dieu, puisque les attributs sont dans une certaine mesure l‟Essence elle-même. En ce sens, on peut dire que la réalité de l‟amour est identique à l‟Essence de Dieu.

44

Savâneh, 1.

45

Cf. le hadith célèbre prolongé et réinterprété chez les Akbariens : « (…) et quand Je l‟aime, Je deviens son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa main par laquelle il saisit, son pied par lequel il marche (…) ».

46

Pour la pensée de Hallâj, on se reportera à l‟ouvrage magistral de L. MASSIGNON. La passion de Hallâj, martyr

2.2 La Théophanie ou Descente: la tri-unité Amour-aimé-amant