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Archétypes et modes d‟être

I METAPHYSIQUE : DE L’AMOUR

2. Unité et tri-unité 40

2.3 Archétypes et modes d‟être

Chez Ahmad Ghazzâli, l‟Amour est venu à l‟être à partir du Néant pour l‟Esprit (ruh). L‟Esprit est ici probablement le premier Emané. Ahmad Ghazzâli analyse deux degrés, deux étapes sur la voix de l‟Unification (towhid, yegânegi). Le premier degré „âsheqi, le “fait d‟aimer” est créateur de séparation (ferâq) et ma‟shuqi, le “fait d‟être aimé” est créateur d‟union (vesâl). Ces deux étapes doivent être dépassées par l‟Esprit. Nous y reviendrons au sujet du cheminement vers le towhid. Ahmad Ghazzâli connaît lui aussi une sorte de tri-unité : l‟esprit et l‟amour actuel ou mieux, innovant („eshq-e mohaddeth) viennent à l‟être à partir d‟un seul principe qui est l‟Amour Eternel („eshq-e qadim), le néant. C‟est l‟esprit et l‟amour actuel qui vont devenir tour à tout aimé et amant. Ghazzâli crée une théorie novatrice de l‟amour appuyée sur une interprétation originale du verset coranique Yuhibbu-hum wa yuhibbûna-hu (« Il les aime et ils L‟aiment »). Dans le premier membre de cette phrase, c‟est l‟amour qui est l‟amant et les esprits sont l‟aimé ; dans le second, les esprits sont l‟amant, et l‟Amour est l‟aimé. Ces deux mouvements de descente

(nozul) et de remontée (so‟ud) sont les composantes d‟une circulation d‟amour par laquelle Dieu

s‟épanche à l‟extérieur à travers Ses créatures et par laquelle les créatures reviennent à leur Créateur58. La pensée de „Erâqi rejoint donc ici celle de Ahmad Ghazzâli.

2.3 Archétypes et modes d‟être

Revenons à l‟“existenciation”, fruit de la révélation divine, et au mode d‟être des créatures. „Erâqi différencie deux étapes ou deux modes de révélation de l‟Essence, une théophanie invisible dans laquelle l‟Essence ne se révèle qu‟à elle-même et une théophanie visible. Il y a en Dieu une intériorité (botun) et une extériorité (zohur). On retrouve ces deux théophanies, visible et invisible, chez Ibn „Arabî qui les lie à sa théorie des différentes Présences. Dans la pensée akbarienne, le monde des Noms divins et celui des Esprits forment le Ghayb izâfi, Inconnu relatif, c‟est à dire l‟invisible déterminé par rapport à l‟Etre inconditionné totalement. C‟est aussi l‟Intérieur (bâtin), la Théophanie invisible (tajalli ghayb) qui résulte d‟une effusion très sainte

(fayz aqdas) de l‟Essence par laquelle Celle-ci se révèle à Elle-même au sein d‟elle-même59. Le

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P. LORY. Les commentaires ésotériques du Coran d‟après „A. Kâshâni. Paris : Les Deux Océans, 1980, p. 47-48.

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Analyse de PURJAVÂDI, Soltân… 75-177.

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On distingue deux niveaux au sein de l‟Invisible relatif : un niveau plus obscur tourné vers l‟Inconnaissable et un niveau plus clair tourné vers la manifestation : ce sont respectivement l‟unité (ahadiyya) et l‟unicité (wâhidiyya).

monde de la manifestation (shahâda) ou théophanie visible est le résultat de l‟effusion sainte

(fayz muqaddas) qui actualise les archétypes en formes concrètes, et inclut le monde imaginal et

le monde sensible, c‟est l‟Extérieur (zâhir).

„Erâqi distingue également deux modes d‟être des créatures : celles-ci existent d‟abord en la Science divine selon un mode d‟être divin, dans “l‟être de leur non-être”, puis, par la Parole existenciatrice, elles sont effectuées à l‟extérieur de Dieu et commencent à exister dans le monde avec un nouveau mode d‟être caractérisé par la contingence.

En étudiant l‟existenciation, Ibn „Arabî se réfère au célèbre hadith du Trésor caché : « J‟étais un Trésor caché et J‟ai aimé à être connu. C‟est pourquoi J‟ai produit les créatures afin de Me connaître en elles ». Le Soupir de compassion (nafas rahmâni) de Dieu pour Ses Noms demeurés inconnus exhale toute la masse subtile d‟une existenciation primordiale désignée sous le nom de Nuée („amâ‟) qui n‟est autre que l‟Etre divin lui-même et qui à la fois reçoit toutes les formes, et donne leurs formes à tous les êtres virtuels qui seront ensuite effectués hors de l‟Essence divine, c‟est-à-dire existenciés en tant qu‟existences individuelles concrètes. Il y a donc aussi chez Ibn „Arabî deux phases dans l‟apparition des êtres : leur existence en tant qu‟archétypes au sein de la Connaissance divine, puis leur existenciation “à l‟extérieur de Dieu” qui correspond à ce qui est habituellement appelé “création”.

La notion d‟archétypes ou essences immuables (heccéités éternelles, a‟yân thâbita) a un poids immense dans la pensée d‟Ibn „Arabî. Ces “réalités” (haqiqa) ou “sens” (ma‟na) incréés correspondent aux êtres possibles (mumkinât) des philosophes. Lorsque ces archétypes reçoivent l‟être, ils deviennent les déterminations existantes du monde ou formes (sûra). En arabe et en persan, „ayn (détermination) désigne à la fois l‟archétype et la chose existenciée : il est donc à la fois synonyme de la quiddité (mâhiyya) et de la chose (shay‟). Les trois termes désignent une seule réalité qui peut être existante ou non-existante, selon qu‟on la considère en tant que manifestée dans le monde ou cachée dans la Science divine.

Ces essences immuables s‟identifient avec les Noms divins. Dans le Coran, Dieu est désigné par une série de quatre-vingt dix-neuf Noms. Les théologiens s‟étaient interrogés sur

Al-ahadiyya : Mot dérivé de ahad (un) désignant l‟Unité suprême qui ne fait l‟objet d‟aucune connaissance

distinctive, qui n‟est donc pas accessible à la créature comme telle. Dieu seul se connaît dans son Unité.

Al-wâhidiyya : dérivé de wâhid (unique) désignant l‟Unicité qui apparaît dans le différencié.

Autrement dit, ahadiyya est l‟Unité invisible alors que wâhidiyya est l‟apparition de l‟Unité dans ses aspects universels.

l‟identité (ou la non-identité) de ces Noms avec l‟Essence60

. Le Shayx al-Akbar se fonde sur la conception ash‟arite des Noms divins : chaque Nom en tant qu‟aspect particulier de Dieu dans Sa Manifestation est identique avec l‟Essence. Mais si l‟on regarde les Noms comme autant d‟attributs indépendants, chacun d‟entre eux possède sa propre “réalité” (haqîqa) qui le distingue des autres, et, en ce sens, est différent de l‟Essence. Contrairement à l‟Essence qui est inconnaissable et imparticipable, les Noms, “contenus incréés” des choses créées, sont ce par quoi Dieu crée le monde et se communique à lui61. „Erâqi retranscrira la doctrine des Noms divins en un vocabulaire poétique où l‟Amour tiendra la place de l‟Essence, l‟Aimé celle des Noms, et l‟amant celle des créatures existenciées. Une infinité d‟Aimés révèle à une multitude d‟amants des facettes de l‟Amour Un.

Pour l‟école akbarienne en général et „Erâqi en particulier, la “création” n‟est pas un acte terminé une fois pour toutes. Les choses n‟ont qu‟une existence possible par rapport à l‟Absolu qui seul a une existence propre ou, en termes philosophiques, nécessaire. Toute chose prise en soi, c‟est-à-dire séparée de Dieu, source de son existence, est pur néant, non-existence („adam). Si elle est laissée à elle-même, elle va immédiatement à son anéantissement. Il faut donc qu‟elle soit continuellement soutenue par le Souffle créateur et “réexistenciée”, “recréée” à chaque instant. La chose change donc à chaque seconde d‟existence et nous ne voyons jamais deux fois la même chose. Les mystiques emploieront la métaphore de l‟eau du fleuve. Le cours du fleuve semble inchangé, mais cependant nous ne voyons jamais la même eau. C‟est ce qu‟Ibn „Arabî appelle la création perpétuelle (al-xalq al-jadîd), réinterprétant un verset coranique (50/15) qui littéralement se rapporte à la résurrection des corps au jour du Jugement62. Le monde vit d‟une vie nouvelle à chaque instant et nous vivons sans cesse la nouveauté inépuisable de la création originelle de ce monde :

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Les Mu‟tazilites avaient poussé l‟affirmation de l‟Unicité divine jusqu‟à dire qu‟il n‟y avait pas de distinction à l‟intérieur de l‟Essence divine et que les attributs étaient identiques à l‟Essence. Leurs adversaires les accuseront de dépouiller Dieu de Ses attributs (ta‟tîl), alors que les Mu‟tazilites parlent de purifier (tanzîh) Dieu de toute imperfection, de toute multiplicité, de tout aspect créé, et ils se refèrent sans cesse au verset “Rien ne lui est semblable” (Cor. 42/11). Pour les Ash‟arites, les Noms et les attributs correspondent à des réalités en Dieu et ne s‟identifient pas purement et simplement avec Son essence. Pourtant, ils ne sont pas “autre chose” que Dieu.

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T. Burckhardt a opéré un rapprochement entre les Noms divins et les Energies divines de la théologieorthodoxe : incréées mais immanentes au monde, celles-ci sont les forces naturelles et inséparables - mais pourtant distinctes - de l‟Essence, dans lesquelles Dieu procède à l‟extérieur, Se manifeste, Se communique, Se donne. Les énergies sont Dieu Lui-même, mais non selon Sa Substance.

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Cf. IZUTSU. Unicité… 85-145 (3e article : Le concept de création perpétuelle en mystique islamique et dans le bouddhisme zen).

Ils voient Dieu qui se manifeste sous une forme théophanique dans chaque souffle, sans qu‟Il répète deux fois la même théophanie. Ils voient par leur propre témoignage que chaque théophanie donne une nouvelle création et en supprime une autre63.

Dans le XVIIIe Eclair, „Erâqi explique que le “sois !” existenciateur ne cesse de résonner, et Aimé et amant ne cessent de danser au son de cette mélodie. L‟Aimé est infini et n‟arrive jamais au bout de ses manifestations. Par conséquent, tous les atomes qui le manifestent n‟arrêtent pas de danser et de se transformer en tâchant d‟exprimer Ses innombrables facettes, et le monde se renouvelle ainsi perpétuellement.

L‟amour devient vainqueur et l‟âme met en mouvement et en danse l‟équilibre du dedans et du dehors sur l‟air : « L‟amant part en pèlerinage auprès de celui qu‟il aime », afin que dans l‟éternité des éternités cette mélodie ne retombe jamais et que cette danse ne s‟interrompe pas, car l‟Aimé est inaccessible. (…) Donc l‟amant est toujours en train de s‟agiter et de danser, même si, par la forme, il paraît immobile : « Tu verras les montagnes, que tu croyais immobiles, passer comme des nuages » (Cor. 27/88)64.

En définitive, on ne peut ni séparer le monde de Dieu, ni le confondre avec lui. Ibn „Arabî a affirmé avec force la simultanéité de la transcendance et de l‟immanence divines (tanzîh wa

tashbîh)65 :

Si tu affirmes la transcendance divine, tu conditionnes (ta conception de Dieu), et si tu affirmes Son immanence, tu la délimites ; mais si tu affirmes simultanément l‟un et l‟autre point de vue, tu seras exempt d‟erreur et modèle de connaissance. Celui qui affirme la dualité (de Dieu et du monde) tombe dans l‟erreur d‟associer quelque chose à Dieu, et celui qui affirme la singularité de Dieu (en excluant de Sa réalité tout ce qui se manifeste comme multiple) commet la faute de L‟enfermer dans une unité (rationnelle)66.

63

IBN „ARABÎ. Fusûs al-hikam, éd. Abû al-„Alâ‟ „Afîfî. Beyrouth, 1959, I, 126.

64

Lama‟ât, 18, X. 105, M. 505.

65

Le terme de tanzih est employé traditionnellement en théologie islamique pour affirmer que Dieu est exempt de toute imperfection et de toute ressemblance avec quoi que ce soit, tandis que le terme de tashbih signifie le fait de comparer Dieu aux choses créées. Ibn „Arabî infléchit ici le sens de ces deux mots. Il s‟appuie sur un verset coranique (42/11) : “Il n‟y a aucune chose qui soit comme Lui et Il est Celui qui entend et qui voit” (laysa kamithlihi

shay‟un, wa huwwa al-samî‟u al-basîr). Ce verset confirme, d‟après lui, la coexistence de la transcendance et de

l‟immanence, parce que sa première partie nie toute ressemblance de Dieu avec quoi que ce soit et que sa deuxième partie lui prête des attributs (l‟ouïe et la vue) qu‟Il partage avec certaines de Ses créatures. C‟était l‟opinion de la plupart des soufis à son époque. Cf. N. PURJAVÂDI, “Mas‟ale-ye tashbih va tanzih”, Ma‟âref, II (1363).

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