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Le Cœur, précieux allié .1 Le cœur dans le Divân

III LE CHEMINEMENT DANS LA VOIE

1. Psychologie mystique

1.4 Le Cœur, précieux allié .1 Le cœur dans le Divân

1.4 Le Cœur, précieux allié 1.4.1 Le cœur dans le Divân

L‟amour est l‟essence du cœur : un cœur sans amour est un aveugle démoniaque. Etant par sa nature prédestiné à l‟amour, il trahit sa vocation s‟il demeure fermé à l‟Ami. Il est l‟œil spirituel de l‟amant et l‟organe de la Vision. Mais seul l‟amour apporte la lumière nécessaire pour que l‟œil puisse voir :

Tout cœur qui n‟est pas incliné à l‟amour, considère-le comme étant la tanière du démon, car ce n‟est pas un vrai cœur.

Un cœur sans amour est un œil sans lumière, juge d‟après toi-même, il n‟est pas besoin de preuves48

!

XIIIe siècle chez les poètes mystiques pour lesquels la baleine est un symbole de la profession de foi « Il n‟y a de Dieu que Dieu » comprise comme une affirmation de l‟unicité de l‟être. Nahang est alors parfois associé au prophète Jonas notamment chez Mowlavi (S. SHAMISÂ. Farhang-e talmihât. Tehrân : Ferdows, 1373, “nahang”).

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Car ces états sont par nature partiels et instables.

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M. 79, v. 690-92.

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A cause de la faiblesse de l‟amant et de l‟esclavage du soi, le cœur éprouve du mal à se libérer et à se consacrer à l‟amour. Aussi, l‟Aimé l‟aide-t-il en le dérobant sans cesse à l‟attention jalouse de „Erâqi. A peine l‟amant l‟a-t-il retrouvé qu‟il le perd à nouveau. Malgré les conseils et les remontrances, le cœur s‟enfuit à la suite de l‟Aimé, attiré par les effluves de Son parfum et la beauté de Son visage, et il est fait prisonnier par Sa boucle. C‟est alors qu‟il accède à une paix ineffable. Désormais, il ne supportera plus la compagnie du moi et quittera définitivement le monde49.

Dès qu‟il s‟est attaché à l‟Aimé, le cœur va éprouver de très grandes souffrances : il nous est décrit noyé dans ses propres larmes et éperdu de douleur, gémissant, blessé, ensanglanté, agonisant. Celui qui cueille une rose dans le jardin de Son visage a le cœur soudain rempli d‟épines qui le déchirent et le meurtrissent50. Pour devenir pleinement réceptif à l‟Image de l‟Ami, le cœur doit être brisé, broyé, dévasté, démoli de fond en comble. Un hadith qodsi affirme : « Je suis avec ceux dont le cœur est brisé à cause de moi ». Ce sont les vieilles maisons en ruines qui recèlent des trésors. L‟Ami s‟y réfugie, car plus personne n‟y habite.

Fou de nostalgie, le cœur perd la tête et se met à battre la campagne. Le cœur et la raison

(„aql) sont incompatibles. La raison est impropre à comprendre le mystère de l‟amour51

et ne peut que s‟effacer pour laisser la place à une sainte folie. Le cœur sort du palais de la raison52

. Celui qui n‟est pas fou de mélancolie n‟est pas sensé53

.

La souffrance éprouve la constance et purifie le cœur. Celui-ci a beau être roulé de tous côtés par les eaux tumultueuses du fleuve de la vie spirituelle, ses sentiments pour le Bien-Aimé ne changent pas, quelles que soient les épreuves rencontrées. Il est vrai qu‟il est aidé et soutenu par l‟Ami Lui-même :

Puisque l‟Eau de la Vie de Ton ruisseau est offerte gracieusement, pourquoi mon cœur misérable ressemble-il donc à un gravier roulé par l‟Amoudaria ?

48 M. 328, v. 3934-6. 49 M. 315, v. 3731 sq. 50 M. 90, v. 825. 51 M. 90, v. 822. 52 M. 189, v. 2132. 53 M. 328, v. 3938.

Bien que le cœur de „Erâqi ait été tourné et retourné de mille manières, il n‟a cependant jamais changé en ce qui concerne l‟amour pour Toi54

!

Trop de souffrance nuit, car il détourne le cœur de l‟Ami pour le focaliser sur la douleur éprouvée et l‟accabler de manière exagérée. Alors la salle d‟audience du cœur destinée uniquement à accueillir le Bien-Aimé se trouve encombrée de serpents et de fourmis, alors que l‟œil devient aveugle55. Le miroir du cœur, attaqué par la rouille du chagrin, ne reflète plus le beau Visage qui demeure désormais invisible56. Une séparation trop longue, l‟ignorance ou l‟engourdissement dans l‟indifférence peuvent tuer le cœur. Lorsqu‟il perd l‟amour qui est sa vie, il devient un mort-vivant que seule une effluve du parfum de l‟Ami apportée à l‟aube par le zéphir peut ressusciter :

Accorde un effluve à la brise de Ta ruelle, afin qu‟elle parvienne au cœur à l‟aube.

Que ce mort revive grâce à Ton parfum, et qu‟il déchire son linceul pour l‟amour de Ton visage. Ne permets pas que la vie du malheureux „Erâqi s‟écoule sans amour pour Toi57

!

L‟amour parfait absorbe et transfigure la souffrance. Celui qui s‟est laissé totalement envahir par l‟Aimé ne dispose plus de place pour accueillir la souffrance :

A présent, mon cœur ne contient plus que l‟Ami, il est si plein de cet Ami que rien d‟autre ne peut y trouver place. (…)

Je me réjouis toujours que dans ce cœur serré, ni le chagrin, ni la peine ne trouvent à se loger58

.

Le cœur est donc soumis aux changements et balloté d‟un état spirituel à l‟autre. Il est aussi parfois entaché de graves tares. Il est idolâtre, plein de ruse, d‟hypocrisie et de vanité :

A quoi me sert de faire mes dévotions dans la Ka‟ba si mon cœur sert „Uzza et Lât dans le temple des idoles ? (…) 54 M. 193, v. 2203-4. 55 M. 182, v. 2045. 56 M. 195, v. 2232. 57 M. 180, v. 2014-16. 58 M. 248, v. 2954-56.

Où est le Vin, car ce cœur plein de ruse, de tromperie, de duplicité et de vanité m‟excède59

.

Il se laisse parfois distancer par l‟âme (jân). Celle-ci, mue par le désir ardent (showq), le précède parfois dans la prosternation60. Elle partage de nombreux secrets avec l‟amour pour l‟Aimé, sans que le cœur en soit informé61

.

Mais il n‟en reste pas moins que le cœur joue le rôle principal dans la relation amoureuse : c‟est lui qui était témoin lors du Pacte prééternel et c‟est lui qui “reconnaît” l‟Ami en ce monde, alors que l‟âme doit se contenter de l‟illusion (xiyâl). Il est malade de désir et d‟ivresse sans même avoir bu à la coupe de l‟Union lors du festin de l‟amour (bazm-e „eshq). Le cœur seul est capable de vision directe de l‟Ami. Quant à l‟œil, quoiqu‟averti du passage de l‟Ami, il n‟aperçoit pas Celui-ci. Tout au plus voit-il les cent mille amoureux qui s‟écrient que l‟Ami est en train de passer. L‟âme est aveugle, mais elle possède une oreille spirituelle qui perçoit la voix de l‟Aimé. Désormais, „Erâqi errera aux alentours de la demeure de l‟Ami, consumé de désir pour ce qu‟il ne connaît pas62

.

Lorsque le cœur s‟est enfui à la suite de l‟Aimé, „Erâqi reste seul, complètement désorienté et incapable de trouver son chemin jusqu‟à Celui qu‟il désire. Son guide a quitté ce monde créé pour le vestibule de l‟Ami. Le poète, abandonné et laissé à lui-même, n‟a aucune chance de découvrir autre chose que des fantômes illusoires :

Mon cœur est perdu, pas trace de lui ! Je ne retrouve pas cet égaré dans le monde. (…) Depuis que j‟ai perdu ce joyau de lune, je ne trouve plus le chemin jusqu‟au seuil de l‟Aimé.

Depuis que ce mélodieux rossignol a quitté mon jardin, je ne sens plus le parfum de la rose et de la roseraie. (…)

Où donc chercher mon Joseph ? Je ne le trouve pas dans le puits du monde créé ! S‟il vit, il est à la porte de l‟Ami et, tout seul, je n‟aurai droit qu‟à une chimère63

!

Le pèlerin vit une sorte de dédoublement vis-à-vis de son propre cœur qui lui est étranger 59 M. 107, v. 1011 et 1014. 60 M. 83, v. 728. 61 M. 199, v. 2295. 62 M. 219, v. 2581-3. 63 M. 113, v. 1079-87.

au point qu‟il en vient à douter de son existence. Le cœur s‟apaise à l‟ombre (sâye) de la chevelure de l‟Aimé et s‟y dégage des contingences de ce monde. Mais dès qu‟il devient apte à distinguer la lumière, il quitte l‟ombre pour la lumière, la chevelure pour le visage, l‟illusion pour la vérité, le reflet pour la vraie Lumière. C‟est alors que l‟atome s‟unit au soleil, que le cœur se dissout en l‟Aimé :

Ce cœur dont nous n‟avons aucune nouvelle est lové au creux de Sa boucle, s‟il existe encore. (…) Il a trouvé le repos dans l‟ombre de Sa boucle et s‟est libéré du bien et du mal de ce monde. Lorsqu‟il aperçut les rayons de soleil de Son visage, il quitta immédiatement l‟ombre. Ne cherche pas le cœur de „Erâqi dans l‟ombre, car cette poussière s‟est unie au Soleil64

!

Le cœur est la demeure inviolée de l‟Ami et l‟âme n‟a jamais pu accéder à ce lieu secret. L‟amant s‟y rend en pèlerinage et vient frapper à sa porte de nuit. Mais étant accompagné du “soi” encombrant, il n‟est pas reçu. Même s‟il obtient la faveur de l‟Ami, la Jalousie s‟oppose formellement à cette intrusion : le cœur restera toujours la coquille refermée sur la perle précieuse qu‟elle contient :

Mon âme frappait à la porte du cœur, celui-ci lui dit : va-t-en, car en cet esseulement avec l‟Ami, il n‟a de place pour personne d‟autre !

Si tu veux entrer, laisse donc là „Erâqi, car dans cette tente des Lumières, il n‟existe pas de contingences65.

A la nuit, je frappai à la porte du cœur et Tu me dis “entre !” J‟étais sur le point d‟entrer quand Ta Jalousie me l‟interdit66

!

Le cœur est essentiellement un miroir dans lequel apparaît la beauté de l‟Ami67

. Puisque Dieu seul est, le cœur reflète le monde et devient un microcosme. Sa dignité extrême est magnifiée. Le cœur est un palais plus richement décoré que le Paradis et il est prêt à recevoir le Roi et ses amis. C‟est de la beauté même du Souverain qu‟est parée cette forteresse ; c‟est Lui qui est l‟ornement de la Maison. Le cœur devient un espace mythique qui contient le monde entier 64 M. 246, v. 2926-2930. 65 M. 248, v. 2960-1. 66 M. 185, v. 2086. 67 M. 331, v. 4000.

avec les neuf cieux, l‟Apparent et le Caché, le Premier et le Dernier, l‟Alpha et l‟Oméga. On dirait qu‟il n‟y a qu‟un seul cœur qui remplit tout : les âmes du monde se rassemblent en rangs autour de la tribune d‟apparat du cœur. Le corps est un voile plein d‟images devant le seuil de l‟âme et l‟âme est le chambellan à la porte du Bien-Aimé du cœur. La raison est le scribe qui note les décrets de la chancellerie du cœur. Lorsque la beauté inouïe du cœur se manifeste dans le monde, tout ce qui possède la vue reste stupéfait devant lui. Il est un mirage tellement merveilleux que même le prophète Xezr ne cesse de tourner autour de lui dans l‟espoir de boire l‟eau de la Vie éternelle. Ses couleurs changent au rythme des variations des théophanies de l‟Aimé, et il brille de tous ses feux afin de colorer le monde entier à son image. Dans le cœur, on a dressé la table d‟un festin de joie, mais il n‟y a personne qui soit digne d‟y être invité68

. 1.4.2 Le cœur dans les Lama‟ât

Le dix-neuvième chapitre des Lama‟ât est entièrement consacré à une présentation plus théorique et plus synthétique du cœur69

. Il apparaît essentiellement comme la demeure de Dieu et le lieu du voyage mystique. Le cœur est étendu à l‟infini. Comme Ibn „Arabî, „Erâqi juxtapose les deux hadiths qudsi : « Ni Ma terre, ni Mon ciel ne sont assez grands pour Me contenir, mais le cœur de Mon serviteur Me contient » et « Le cœur se trouve entre deux doigts du Miséricordieux », et il s‟appuie sur la sentence de Bastâmî : « Même si le Trône divin et tout ce qui y est contenu devaient se trouver multipliés à l‟infini dans un seul coin du cœur du mystique, celui-ci n‟en aurait pas conscience ». Comme l‟Essence divine, le cœur est libre de toute détermination (ta‟ayyon) et réunit en soi la mer du Mystère et celle du Témoignage (bahr-e gheyb

o shahâdat), i.e. le monde caché et le monde manifesté. Il contient l‟infinité des théophanies

divines. Il possède l‟aspiration spirituelle (hemmat) et un désir insatiable pour Dieu. Sa capacité de Le recevoir est aussi infinie que le désir de Dieu de Se donner à lui. C‟est un abîme sans fond pouvant seul contenir l‟infinitude de Dieu et n‟étant comblé que par Lui. Aussi, c‟est là que l‟Ami dresse la tente de Sa monoïté (fardâniyyat) et installe la cour de Sa souveraineté (bargâh-e

soltanat) pour y entreprendre ses œuvres, c‟est-à-dire l‟éducation du cœur. Celui-ci devient le

siège des différents états spirituels et des étapes : le détachement (hall), l‟attachement („aqd), le “serrement” du cœur (qabz), la “dilatation” du cœur (bast), le fait d‟être soumis aux variations

(talvin) et la stabilité (tamkin). Ces états se présentent par couples opposés et complémentaires et

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M. 297, v. 3581 et sq.

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sont générateurs les uns des autres, en ce sens que chacun d‟eux en prépare un autre.

Hall est le détachement du cœur d‟une vérité lorsqu‟il accède à la vérité supérieure, tandis

que „aqd est l‟attachement ferme à une vérité spirituelle avec laquelle le mystique conclut un pacte. Alchimiquement parlant, hall est la dissolution du mystique en Dieu, et donc une sorte d‟anéantissement (fanâ‟), tandis que „aqd est la coagulation ou reprise de conscience de soi au sein de l‟Essence (baqâ‟). Le qabz se caractérise par la tristesse, l‟angoisse, la contraction du cœur ; c‟est un état de peur où le cœur est voilé ; il accompagne la manifestation de l‟attribut divin de Majesté. Le bast est, au contraire, détente et dilatation du cœur, c‟est un état d‟espoir, d‟ouverture à la révélation et un signe de l‟amitié de Dieu pour le mystique. Il accompagne la manifestation de la Beauté. Aussi longtemps que l‟homme chemine, il est soumis aux variations

(talvin), car il passe d‟un état à un autre, d‟un attribut à un autre et d‟une station à une autre.

Lorsqu‟il arrive au terme du voyage, il est confirmé, stabilisé (tamkin)70

.

Le cœur contient donc le chemin et l‟aboutissement du pèlerinage. Non seulement il contient Dieu, mais il est de la même substance que Celui-ci. On le compare au vase de glace rempli d‟eau : lorsque le soleil brille, on comprend que le récipient et son contenu sont une même réalité dans des états différents. Il existe donc une connaturalité entre le cœur et son Seigneur, qui permet au premier de contenir le Second. Quand Dieu investit le cœur, toute trace de créé disparaît et seul Dieu demeure. Il y a donc en l‟homme une partie divine qui rappelle le « quelque chose dans l‟âme qui est tel que si l‟homme tout entier était cela, il serait tout entier incréé et incréable » de maître Eckhart : c‟est son cœur.

La conception du cœur dans les Lama‟ât s‟inspire fortement d‟Ibn „Arabî, bien que celui-ci soit plus complexe dans son vocabulaire et son expression. Pour cet auteur, le cœur, une fois vidé de toute chose en dehors de Dieu, est à Son image et reflète alors l‟ensemble des noms et les attributs divins. Seul le cœur est susceptible d‟être changé de la condition d‟être créé en être divin. Il représente la présence de l‟Esprit sous son double aspect (Connaissance et Etre), car il est à la fois l‟organe du dévoilement (kashf) et le point d‟identification (wajd) avec l‟Etre

(wujûd). Le cœur est une théophanie, le miroir de la Manifestation (mir‟ât tajallî) où Dieu

contemple Son Image identique à Lui-même. „Erâqi n‟a pas vraiment développé, bien qu‟il l‟ait sous-entendu, l‟un des points les plus originaux de l‟enseignement d‟Ibn „Arabî sur le cœur :

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C‟est ce que veut exprimer „Erâqi lorsque, dans un poème, il parle de l‟avalement par la Baleine des états (hâlât). Cf. M. 79, v. 691.

l‟insistance sur le lien entre la création perpétuelle et la transformation incessante du cœur. Qalb est associé étymologiquement à taqallub, transformation continuelle. Le cœur correspond à la transformation ontologique incessante et constante de l‟Absolu que l‟on appelle tajallî. Le cœur reflète instant après instant toutes les formes dans lesquelles l‟Absolu se manifeste. Il est le correspondant microcosmique de la Table Gardée (al-Lawh al-Mahfûz) sur laquelle se trouvent “inscrites” de façon indélébile par le Calame suprême toutes les choses du Monde jusqu‟au Jour de la Résurrection. Seul l‟Homme Parfait fait passer toutes les potentialités de son cœur de la puissance à l‟acte71

.