• Aucun résultat trouvé

Deuxième partie – Un déplacement de l’image du loup

Chapitre 2 : un changement de posture progressif

B- La lycanthropie comme apanage de la noblesse

2- Le triangle amoureux du seigneur maudit

Nous avons constaté que les récits traitant de la lycanthropie sont souvent construits sur le même modèle, surtout dans le cadre des « lais », comme celui de « Bisclavret », rédigé par Marie de France au XIIe siècle, ou celui de « Renard le contrefait », un récit anonyme du XVe siècle.

Laurence Harf-Lancner282 a étudié cette forme de narration et considère que la structure de ces histoires est identique. Elle se déroule en quatre étapes bien distinctes. La première est celle de la situation initiale, qui voit un homme capable de se transformer en loup. Dans cette phase du récit, l’auteur se doit de poser les principes fondateurs du lai autour de quatre clefs qui sont la lycanthropie, le lien au règne végétal et animal, un homme qui fait appel à la magie (dont les origines demeurent très mystérieuses) et enfin une condition de mortel qui fragilise singulièrement le héros du récit mais rend sa quête d’autant plus admirable.

Nous avons déjà évoqué cette caractéristique dans la partie précédente, aussi nous contenterons nous de rattacher cela aux éléments qui ont trait à la révélation plutôt qu’aux qualités du seigneur.

Dans Bisclavret, « la femme était très inquiète : elle perdait son époux trois jours par semaine. Elle ne savait pas où il allait, ni ce qu’il devenait et personne autour d’elle ne le savait283. » Inquiète de cet état de fait, la femme fait part de son

inquiétude et obtient de tendres moments mais aucune réponse dans un premier 282HARF-LANCNER, Laurence, « La métamorphose illusoire : des théories chrétiennes de la métamorphose

aux images médiévales du loup-garou », annales, 1985, 1, p 206-226.

temps. Instinctivement, le seigneur tente de détourner la curiosité de sa femme en expliquant à celle ci :

« j’ai peur qu’il ne m’arrive malheur si je vous le dis car vous cesserez de m’aimer et ce sera ma perte ». Son instinct est le bon a fortiori et montre qu’une partie de la transformation pourrait intervenir comme punition pour n’avoir pas su prendre la bonne décision.

Toutefois cela ne désarme en rien sa femme qui poursuit par force cajôleries et en se flagellant jusqu’à ce que son époux ne lâche finalement son secret.

« Dame, je deviens un loup-garou. Je me rends dans une grande forêt, au plus profond du bois, et j’y vis de proies et de rapines.284 »

Mais ne s’arrêtant pas là, il lui avoue qu’il va nu et que la transformation repose sur ses vêtements. Ce motif, récurrent au fil des siècles, a une place d’autant plus marquante qu’on imagine que c’est là encore une décision malheureuse, peu valorisante pour un futur suzerain ou chef d’armée que de ne pas savoir se tenir à une décision qu’il a prise lui-même.

Une fois encore, il refuse dans un premier temps de révéler sa cachette, hésitant à révéler cette information capitale dont il souligne malgré lui l’importance par ses discours, ouvrant la porte au vice de son épouse car « si je les perdais ou si l’on s’en apercevait, je serais condamné à rester loup-garou. Et je n’aurais aucun recours, jusqu’à ce qu’ils me soient rendus 285». Les choses sont ainsi posées et il ne reste plus à l’épouse à interroger un peu son lycanthrope de mari pour obtenir l’ultime secret, puisque honnête homme, il a confiance dans son épouse et ne peut soupçonner de traîtrise tant son cœur est pur.

« Dame, fit-il, dans la forêt, près du chemin par lequel je vais, il y a une

vieille chapelle, qui maintes fois m’a rendu service, il y a là, sous un buisson, une large pierre creuse, excavée à l'intérieur. J'y dépose mes vêtements jusqu'à mon retour à la maison ».

284 Marie de France, op. cit. passim 285 ibidem

Dans ces quelques lignes, la victime s’est condamnée elle-même, offrant toutes les clefs à la méchante épouse aux mœurs légères286. Cette découverte du mal lui ôte la naïveté qui aurait pu en faire un meneur faible et manipulable.

Cette révélation de la lycanthropie s’avère le déclencheur de chacune des histoires, apportant une sorte de prise de conscience par l’épouse que son mari n’est plus véritablement un homme, faisant en quelque sorte voler en éclat toute affection, tout respect, ouvrant la porte à l’amant auquel elle ne pensait pas nécessairement céder jusqu’ici, mais qui navigue dans le paysage alentours, prêt à assurer son aide à la mauvaise femme.

Les raisons invoquées par les épouses pour connaître le secret de leur marin varient selon la personnalité de celui-ci : appel à l’honnêteté, à l’amour… Dans le lai de Mélion, c’est pour satisfaire le besoin vital de son épouse de manger un morceau de cerf que Mélion avoue à son épouse défaillante et en pleurs son état de lycanthrope.

« Mon amie supplia-t-il, par la grâce de Dieu, ne pleurez plus je vous en prie. Je porte à la main cet anneau que voici. Dans le châton, il y a deux pierres. Jamais l’on en vit de la sorte : l’une est blanche, l’autre vermeille. Vous allez entendre dire des choses très étonnantes. Vous me toucherez avec la blanche et la mettez sur ma tête : quand je me serai déshabillé, je deviendrai un loup grand et robuste. Par amour pour vous, je capturerai le cerf et vous rapporterai un morceau de viande. Je vous prie, par Dieu, de m’attendre ici et de garder mes vêtements. Ma vie et ma mort sont entre vos mains : rien ne pourrait me secourir si je n’étais pas touché par la pierre et, jamais plus je ne reprendrais forme humaine287 ».

Cette histoire est l’un des cas exceptionnels où l’épouse assiste (voire participe) à la transformation. Elle quitte aussitôt son époux et le pays, pas du tout effrayée, pour gagner l’Irlande. L’épouse semble plus mauvaise encore, puisque ce ne sont

286 Marie de France, op. cit. p. 445 287 idem. p. 447

pas les valeurs chrétiennes qui la décident à trahir son époux, ce qui ne la rend que davantage blâmable compte-tenu du contexte de l’époque.

Dans « Arthur et Gorlagon », les choses sont un peu différentes mais produisent le même résultat. En effet, l’histoire débute par la présentation du seigneur, mais ensuite parle directement de son jardin secret où pousse une tige et « voilà ce qu’on disait de cette tige : si qui que ce soit venait à l’arracher et touchait la tête d’une personne avec la partie la plus frêle de la tige en disant

« sois un loup et sois pourvu de l’intelligence du loup », aussitôt la personne

touchée devenait loup et était pourvue de l’intelligence du loup288 ».

On constate qu’il s’agit davantage d’une malédiction que d’un don au premier né, toutefois, le seigneur étant un roi, on peut considérer qu’il a reçu cette tige de par sa naissance. L’autre différence réside dans le fait qu’ici la femme n’a pas de problème avec l’idée de lycanthropie, c’est seulement un moyen de se débarrasser de son époux qu’elle n’aime pas. Le changement est ici très brutal puisque la femme prend elle même :

« une hache, pénétra dans le jardin, arracha la tige en la coupant au ras du sol et, une fois coupée, l’emporta avec elle. Quand elle apprit le retour du roi, elle dissimula la tige dans sa manche qui pendait longue et déployée. Elle s’avança à la rencontre de son mari jusqu’au seuil de la maison et, comme il voulait l’embrasser, après avoir jeté ses bras autour de lui, tout en le tenant enlacé, elle sortit la tige de sa manche, et à plusieurs reprises, lui frappa la tête avec la tige en criant : « sois un loup ! sois un loup ! ». Elle voulut ajouter « sois pourvu de l’intelligence du loup » mais elle dit en réalité « sois pourvu de l’intelligence de l’homme ! ». Aussitôt arriva ce qu’elle avait dit ».

La précipitation de la femme animée de si mauvaises intentions causera donc sa perte, ainsi que le voudrait la morale. En effet, elle offre une chance merveilleuse à son mari en lui conservant son intelligence. Cela en fait cependant un loup 288 Anonyme, Arthur et Gorlagon, op. cit. passim.

particulièrement féroce, malin mais aveuglé par la rage et terriblement efficace, même s’il saura faire appel à ce qui lui reste de qualités humaines pour s’en sortir en temps voulu.

Dans le « Bisclavaret »289 d’Edouard d’Anglemont, la femme du comte condamne son mari pour l’amour de son précédent prétendant parti au combat et qu’elle n’a pas attendu, tandis que dans « Biclarel »290, c’est le même scénario que dans les lais classiques, après maintes plaintes, pleurs, négociations, le héros avoue son état de loup garou à son épouse :

« Madame, dit-il, j’ai une étrange destinée sans souffrir de la peur

chaque mois, je deviens une bête Je reste dans les bois et la forêt

Je vais me cacher dans un endroit retiré Et j’enlève mes vêtements

Et alors pour 2 ou 3 jours, je suis Une bête sauvage dans les bois,

Et aussi longtemps que je suis là je mange De la chair crue, comme les autres bêtes291 »

Le motif est classique, seule une durée imprécise est indiquée. Le seigneur précise clairement qu’il mange de la chair crue, détail important quand on sait qu’historiquement, l’utilisation du feu pour se nourrir est un marqueur fort de l’évolution humaine. Par ce détail, le seigneur se retire lui-même du camp des hommes lorsqu’il prend sa forme de loup garou.

« Quand j’ai été là-bas, je reviens

Et je sors toujours de ce point secret

Mais si quelqu’un me prenait mes vêtements Il me causerait beaucoup de tort

Parce que je devrais rester comme une bête 289 ANGLEMONT, Edouard d’, Bisclavaret, op. cit. passim

290 Biclarel, op. cit. passim 291 ibidem

Jusqu’à ce que je les récupère Ou jusqu’à ce que je meure,

Alors personne ne serait capable de me sauver Et pour cette raison je le garde secret

Comme ça personne en peut me voler mes habits292 ».

En expliquant lui aussi le rôle de ses habits dans l’histoire, le seigneur scelle aussi bien son sort que celui de son épouse. En le condamnant à errer sous la forme d’un loup, elle se condamne elle-même à être punie à son tour si son époux parvient à surmonter les tentations sous sa forme de loup. Elle reconnaît en pleine conscience vouloir l’enfermer dans un corps d’animal à cet instant précis et offre une porte de sortie à son mari : la rédemption s’il parvient à se maîtriser et la punition pour elle pour avoir trompé et manipulé dans l’intention de nuire.

Une fois de plus, ce n’est pas la haine de l’animal qui pousse l’épouse à trahir son mari, mais cela devient simplement le moyen de s’en défaire.

Cette condamnation par l’épouse constitue la clef permettant d'atteindre la deuxième étape, celle qui repose sur le méfait, la trahison. Cette dernière entraîne l'exclusion du loup garou, et, par conséquent, de sa figure humaine, de la société. La plupart du temps, nous avons vu que cette méchanceté provient d'une femme, souvent adultère, qui souhaite, par cette action, écarter son mari pour lui permettre de partir avec son amant, condamnant le premier à la vie sauvage. Dans le lai de « Bisclavret », la femme du gentilhomme colle parfaitement à cette définition. Elle cache les vêtements de son mari, l'obligeant à conserver sa forme animale et à rester caché dans la forêt, tandis qu'elle fréquente son amant.

Dans chacun des textes mentionnés, le loup-garou se voit contraint à la vie sauvage, qu’il accepte avec plus ou moins de colère, ce qui le rend parfois très agressif, voire impitoyable.

Ainsi, dans « Bisclavret », la femme envoie son amant à qui elle dit « je vous offre mon amour et mon corps, faites de moi votre mie293 » en échange de l’effort pour

292 Biclarel, op. cit. passim

son amant d’aller récupérer les habits là où ils sont cachés. La femme s’étant emparée des habits, Marie de France annonce simplement « c’est ainsi que le loup garou fut trahi par sa femme, condamné à la malédiction294 ». Rien dans ce

récit n’indique aucun regret du loup, qui erre désormais dans la forêt, laissant libre-cours à son instinct animal, et ne méritant donc aucunement un sauvetage quelconque. Ce n’est que par un deus ex machina, tout juste le délai avant que le salut ne se profile dans la chasse du roi qui intervient au bout d’un an de cette existence sauvage.

Pour Mélion, c’est différent « il en fut extrêmement affligé et ne sut que faire en ne la trouvant pas à l’endroit prévu ». Mais rapidement, la rage prend le dessus, « il alla dans une forêt où il trouva des vaches et des bœufs : il en tua un grand nombre en les égorgeant. Ce fut le début du carnage » (…) Avec sa meute, le loup-garou va plonger dans la fureur « ils infiltrèrent tout le pays. Ils y demeurèrent ainsi une année entière durant laquelle ils dévastèrent toute la région, tuant homme et femme et ravageant tout le territoire295 ». Il met toutes les qualités mêlées du loup et de l’homme dans sa haine du genre humain. La faute en revient uniquement à son épouse, qui, en le trahissant, le transforme en machine à tuer, incontrôlable. C’est cette image qui renforce la peur collective du loup garou et qui va nourrir les récits plus récents faisant mention de soldats loups garous.

La pensée du loup dans « Arthur et Gorlagon est plus complexe puisqu’il est toujours doté de l’intelligence humaine « il vécut pendant deux ans au fin fond des bois vers lesquels il avait fui. Il s’unit à une louve et eut d’elle deux louveteaux296 ». Sa tempérance et sa conscience le poussent donc à faire avec ce qu’il a, mais sans recourir au massacre, réaction instinctive de l’animal acculé. Quelque part en lui subsiste donc une parcelle d’humanité qui lui permet de trouver le salut. Toutefois, il n’oublie pas la fourberie faite à son encontre par son épouse, puisqu’il y a en lui un esprit d’homme. Il se demande avec amertume s’il 294 ibidem

295 Anonyme, Arthur et Gorlagon, op. cit. passim 296 ibidem

pouvait se venger d’elle d’une manière ou d’une autre. Mais après deux attaques pour tuer les enfants puis les frères de sa traîtresse d’épouse, les hommes de cette dernière finissent par tuer la louve et ses petits ce qui n’est pas sans effet sur le lycanthrope « fort affligé d’avoir perdu ses petits et en proie à une douleur extrême, le loup sombra dans une rage folle » (…) « il assouvissait désormais sa rage sur les troupeaux mais aussi sur les hommes ». La violence se libère lorsqu’il perd tout une seconde fois, libérant ses instincts meurtriers sous la douleur et la peine qui balaient toute tempérance humaine. Pourtant, d’un autre côté, ce sont bien des sentiments humains qui sont déclencheurs.

Dans le « Bisclavaret »297, la femme saisit l’occasion de retrouver son amant et saisit les vêtements du comte. Cependant, celui-ci a de la chance, deux jours après seulement le roi fait une chasse et repère

« l’énorme loup noir dressant sa tête altière Aux prières des mots mêla des hurlements Dont l’église trembla jusqu’en ses fondements ».

Une fois repéré par le roi, le chevalier est sur la bonne voie : doté de grandes qualités, il transcende son profil de loup pour tendre vers les qualités d’un bon chevalier, déjà perçues par le roi, guide de l’époque à dimension sacrée.

Dans « Biclarel »298, la mauvaise femme annonce clairement « maintenant, j’ai réussi ce quoi j’avais pensé depuis longtemps » qui montre son noir dessein. Le loup quant à lui ne connut pas la fureur de certains de ses congénères.

« il fut estomaqué

Une fois qu’il s’aperçut qu’il avait été déçu Par la femme qui l’avait trahi

Alors il se cacha dans les bois Et vécut comme une bête Du mieux qu’il put299 ».

297ANGLEMONT, Edouard d’, Bisclavaret, op. cit. passim 298 Biclarel, op. cit. passim

Ainsi, ici, le loup se résout, quittant un monde humain aussi décevant à préférer vivre parmi les bêtes plutôt que de recourir à la ruse pour tenter d’inverser la situation. Désabusé, il préfère renoncer, s’ôtant par la même occasion toute chance de revenir à sa forme initiale, non méritée. Il n’est pas question dans ce texte de fureur destructrice ou d’attaque sur les humains. Il reste à se comporter dans la forêt comme un simple animal jusqu’à l’arrivée du roi et de son équipage venus pour une grande chasse en forêt. Là encore, philosophiquement parlant, on pourrait considérer que sa tempérance lui vaut d’être récompensé par la rencontre avec le roi, qui nous l’avons démontré constitue dans cette partie de l’histoire le sauveur des aristocrates lycanthropes, pour le bien du pays tout entier.

Pourtant, dans une société où la morale domine, la situation ne peut en rester là, et la quatrième étape relevée par Laurence Harf-Lancner est celle du retour dans la société, que ce soit par hasard ou par intervention divine. Chez Marie de France, cela se produit un jour de chasse du roi, qui se retrouve face-à- face avec le loup. Mais, comme nous l’avons déjà montré au lieu de le tuer, le roi décide d'adopter ce loup sauvage qui ne lui témoigne qu'amour et déférence. Le gentilhomme-loup suit donc son souverain à la cour, où il demeure quelques temps. Parfaitement sage et amical, le loup n'attaque systématiquement que deux personnes : la femme du gentilhomme disparu et son amant. Cette situation conduit naturellement à la reconquête de la forme humaine par le loup trahi. Dans Bisclavret, le roi finit par se douter de la métamorphose, en voyant l'étrange conduite de l'animal. Il convoque aussitôt la femme adultère, qui ne peut cacher sa malveillance très longtemps. Le souverain l'oblige à restituer les vêtements, ce qui permet au gentilhomme de recouvrer sa forme humaine sur le champ.

La dernière étape voit le rescapé du maléfice châtier la mauvaise femme et tout revient dans l'ordre.

Dans « Bisclavret »300, le roi fait torturer la femme afin de connaître la vérité dans cette histoire. « Tant à cause de la douleur que de la peur, elle lui raconta toute l’histoire avec son mari, comment elle l’avait trahi, volé ses vêtements, tout ce qu’il 300 Marie de France, op. cit. passim

lui avait raconté de ce qu’il devenait, comment depuis qu’elle avait dérobé ses habits, il n’était pas revenu au pays et qu’elle pensait que la bête était son loup- garou. Le roi exigea les vêtements et ordonna de les apporter au loup-garou301 ». Par la suite, comme nous l’avons évoqué précédemment, c’est sur son lit, sous sa forme humaine, totalement vêtu que le roi retrouve son chevalier. « La femme fut