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C – Le loup garou face à la religion

2- des docteurs à la bulle papale

C’est l’ouvrage de Bernard Gui, inquisiteur à Toulouse (1307-1323) qui va dans un premier temps servir de manuel explicatif sur la sorcellerie. Pourtant, il n’y est nulle part fait mention du sabbat, tout au plus recense-t-il les superstitions de l’époque, comme les invocateurs de démons, les « ensorcelleurs » et pis encore on constate au fil des pages que Bernard Gui n’y croit pas vraiment.

Le deuxième ouvrage majeur sera publié en 1376 par Nicolas Eymerich348,

qui distingue pour sa part les deux types de sorcellerie. D’une part, ceux qui pratiquent un simple « culte de dulie » (voyants et devins) et ceux qui vouent un « culte de latrie349 » (au service du diable), séparation qui existaient déjà depuis des siècles sans qu’elle soit officielle. On constate que même pour les spécialistes, la sorcière n’est pas dangereuse par principe. Elle ne l’est que lorsqu’elle devient esclave du démon et attente dès lors aux principes chrétiens du bien. Mais avec ce deuxième ouvrage, les sorcières ne sont pas en danger, il faut attendre les apports de l’ouvrage, plus tard sur la société, « les juges avaient le sentiment de l’urgence 350» nous annonce Guy Bechtel. Dans cet ouvrage, le sabbat est associé à un rêve comme le veut la philosophie chrétienne, tout comme le vol dans la nuit, de l’ordre du fantasme. On voit ici la dualité de ces auteurs, décrivant avec force détails les éléments constitutifs de la sorcellerie à l’époque pour ensuite les balayer négligemment d’une phrase s’appuyant sur le christianisme.

348 EYMERICH, Nicolas, Directorum inquisitorum, 1376 ; édition consultée : traduit par Morellet André,

Lisbonne, 1752, éditeur inconnu, 198 p.-In 12, disponible sur Gallica, version numérique de la BNF, passim

349 idem

Toutefois, Guy Bechtel nous indique qu’une anecdote présente dans l’ouvrage de Hans Nider sera reprise par la suite par les démonologues pour démontrer l’irréalité du sabbat puisqu’il affirme avoir vu « de ses yeux » une sorcière demeurer immobile alors qu’elle se croyait mentalement une fête dansante, avec le diable. Pourtant, aucun de ces ouvrages n’aura l’impact de celui de Sprenger et Institoris, le Malleus Maleficarum. Ce livre sert de guide aux juges qui y trouvent de multiples informations. Il fera dire à Trevor Roper que le Malleus

maleficarum a une caractéristique étonnante mais remarquable : « ce fut sans

doute de toucher les élites, jusqu’ici en marge de toute crédibilité au diable351. » On note que les élites ne semblent donc que peu touchées par la crainte du diable, pourtant les juges des tribunaux inquisiteurs seront souvent issus de l’aristocratie, seule à pouvoir bénéficier de l’instruction avec le clergé, parfois très durs, comme nous le verrons par la suite. Pour mieux comprendre l’impact du

Malleus maleficarum sur la société, il semble intéressant de se pencher sur les

origines des deux auteurs, qui furent également inquisiteurs.

Institoris s’appelait en réalité Heinrich Krämer (1430-1505) et avait dépassé la cinquantaine lorsqu’il rédigea l’ouvrage. Jakob Sprenger quant à lui était un jeune dominicain, et d’aucuns le considéraient comme obsédé par les questions sexuelles. Guy Bechtel y voit d’ailleurs une des explications de l’orientation clairement anti-féministe qu’on y retrouve. Pour la première fois, les auteurs de l’ouvrage utilisent leur expérience de la sorcellerie pour en faire un fait avéré. A partir de cet instant, il ne s’agit plus de racontars de bonne femme, de fantasmes ou de rêves : le Diable pouvait désormais « agir réellement sur les hommes, les bêtes, le temps, les récoltes 352». En cohérence avec l’évolution que nous avons retracée précédemment le sorcier commet alors « un véritable délit contre la foi353 », souligne Guy Bechtel.

Là où le livre joue également un grand rôle, c’est en affirmant aux inquisiteurs qu’ils sont « protégés contre les perfidies du diable et des 351  TREVOR-ROPER, Hugh, De la Réforme aux Lumières, 1972, Gallimard, 294 p.

352 SPRENGER et INSTITORIS, Le marteau des sorcières, op. cit. p. 239 353 BECHTEL, Guy, La sorcière et l’occident, op. cit. p. 151

sorcières354 ». Mais ce qui est d’autant plus paradoxal dans cet ouvrage, c’est la manière dont on indique aux juges qu’ils peuvent se protéger. Pour cela, il leur suffisait en effet de porter « du buis béni, un agnus dei, des phylactères, du sel et des médailles bénites. Il évitera toutefois de regarder les sorcières dans les yeux, de leur toucher bras et jambe »… Ainsi, tandis que les hautes classes semblaient réfractaires à la croyance dans la sorcellerie, au même titre que la religion catholique dans son ensemble, l’ouvrage fait voler en éclats l’apparente incrédulité en affirmant d’une part l’existence des sorcières et d’autre part la possibilité de s’en protéger par des moyens magiques.

Mais, il existe un autre rôle pour le Malleus maleficarum, nous dit Guy Bechtel : celui de guide pratique pour être inquisiteur, puisqu’il « décrit ensuite la procédure à employer, depuis l’arrestation des suspects jusqu’à leur internement et leur condamnation (…) Un seul but : obtenir l’aveu et pour cela la torture sera autorisée355 ». On y trouve ainsi la justification du comportement barbare qui sera

régulièrement utilisé contre les sorcières accusées. Il est même prévu de relâcher les imbéciles, les faibles d’esprit qui pouvaient s’être compromises sans avoir réellement pratiqué la sorcellerie. Toutefois, certains inquisiteurs n’y auront jamais recours, et compteront un nombre ahurissant de condamnations pour des faits totalement invraisemblables et malgré des témoignages attestant du retard mental de certains accusés356.

Guy Bechtel constate que cet ouvrage fut rédigé « au mépris des réalités comme des instructions de l’église, les deux auteurs réussiront à faire passer une situation diaboliquement assez calme pour une sorte d’état d’urgence absolue où l’humanité se serait trouvée en péril grave357 » nous renvoyant ainsi aux propos de

Trevor Roper tenus précédemment. Comme nous avons essayé de le démontrer, la progression du mythe depuis les élites jusqu’au plus grand nombre a une grande force. Ainsi, les intellectuels de l’Antiquité ont commencé à mettre en place 354 SPRENGER et INSTITORIS, Le marteau des sorcières, op. cit. p. 153

355 BECHTEL, Guy, La sorcière et l’occident, op. cit. p. 153

356 cf partie sur les procès de Magdeleine des Aymards et Jean Grenier 357 idem p. 158

une mythologie du loup garou, qu’elle qu’ait pu être leur motivation philosophique première. Après une période de calme, dominée par des modérés, le malleus

maleficarum va reproduire le modèle, mais cette fois avec des conséquences

sanglantes. En effet, si l’existence des loups garous avait été plutôt bien tolérée au départ, celle des sorcières l’est beaucoup moins à partir du XIIIe siècle, et va s’étendre par conséquent la lycanthropie qui en est au mieux une de ses formes nocturnes.

Parmi les éléments notables, il reste à mentionner le fait, qu’excepté les procès conduits par les inquisiteurs, « la liquidation des sorcières européennes fut pour l’essentiel le fait de tribunaux parfaitement réguliers 358». En effet, la montée en puissance induite par le malleus maleficarum conduit notamment le peuple vers des tendances extrêmes. C’est ainsi que de nombreux sorciers, sans distinction de sexe, seront brûlés après des simulacres de procès et des interrogatoires rapides, ne permettant guère de vérifier les accusations sérieusement. D’après Jean Palou, Nicolas Rémy fait condamner à mort 900

sorcières entre 1576 et 1591 tandis que Henri condamne 28 personnes359. Jean

Palou ne cache pas son mépris pour les démonologues. Ainsi, il analyse Nicolas Rémy comme représentation de « souplesse de caractère et cruauté360 », il qualifie Jean Bodin de « juge inepte et cruel361 », Henri Boguet est tout de même « moins intellectuel et vit plus près du petit peuple » ce qui le rend « moins cruel362 », Pierre de Lancre est « un juge mondain » mais qui au moins « écrit bien363 » tandis que Gilbert de Gaulmyn est un « libertin sympathique » qui utilise le bûcher comme « caution morale364 ».

A propos du Malleus Maleficarum de Sprenger et Institoris, plusieurs interrogations nous concernent particulièrement puisqu’elles traitent directement 358 BECHTEL, Guy, La sorcière et l’occident, op. cit., p. 316

359 PALOU, Jean, De la sorcellerie, des sorcières, de leurs juges, presse des mollets, p. 15 360 ibidem

361 idem p. 24 362 idem p. 43 363 idem p. 45 364 idem p. 52

de la question de la transformation d’hommes en bêtes. Plus précisément, la question X et le chapitre VIII sont marquants. La première s’intitule ainsi « les sorcières peuvent elles par un sort changer des hommes en forme de bêtes ? 365». Les auteurs interrogent ainsi les différentes possibilités d’explication de la croyance en une telle transformation. C’est ainsi qu’ils restent partagés puisqu’ils énoncent le fait suivant « le canon episcopi dit que quiconque croit à la possibilité pour une créature d’être changée en meilleure ou en pire, d’être transformée en une autre espèce ou ressemblance, sauf par le Créateur366 ». C’est la poursuite

de la logique entamée dès l’origine par la religion catholique qui affirme que seul Dieu peut modifier l’apparence d’un homme et que la cohabitation d’une âme et d’un animal est impossible, comme nous l’avons vu avec Saint Augustin précédemment, d’autant que, comme le précisent Sprenger et Institoris « deux formes substantielles ne peuvent exister ensemble en même temps sur la même matière367 ». Ainsi l’occupation du corps humain ne pourrait se faire qu’au

détriment de son âme, laissant la place à une entité diabolique décidées à commettre les pires actions.

Une autre explication fréquemment évoquée concerne l’idée de fantasme, de mirage qui donnerait vie à la bête au sein même de l’air qui nous entoure. Mais les deux auteurs réfutent également cette thèse car « l’air autour d’une personne n’est pas toujours le même à cause de sa fluidité, surtout quand on le remue368 ». Dès lors, à chaque mouvement, l’image se brouille, révélant aussitôt l’inexistence de cette bête. Quoi que dénuée de toute valeur scientifique actuelle, cette justification reposant sur l’observation montre bien l’inanité de certaines décisions et pire encore de certaines condamnations, la sentence allant jusqu’à la mort sur le bûcher si la sorcière n’avait pas péri sous la torture auparavant.

La dernière possibilité renvoie à un cercle vicieux puisque les auteurs considèrent qu’il lui faudrait « ou bien assumer un corps réel, mais alors il ne 365 SPRENGER et INSTITORIS, Le marteau des sorcières, op. cit. p. 237.

366 Idem p. 238 367 ibidem 368 ibidem

pourrait entrer dans l’imagination car deux corps ne peuvent coexister au même endroit en même temps, ou bien assumer un corps fantasmatique mais c’est impossible puisque le fantasme ne peut exister sans la qualité369 ». Une fois ces

éléments clairement posés, les auteurs peuvent proposer la seule solution qui, à leurs yeux, semble la plus logique et adaptée à la fois aux canons de l’église et aux perceptions de la société. En effet, de par leur position sociale, Sprenger et Institoris ne peuvent faire fi des propos de saint Augustin et saint Thomas, ce qui leur fait dire que « le diable peut tromper l’imagination des hommes, spécialement par les illusions des sens370 » d’autant que « Satan lui-même se transforme,

prenant la figure de diverses personnes » voire même pire encore puisque « très souvent des humains qui n’étaient pas sorciers ont ainsi été transformés corporellement malgré eux à de grandes distances 371». Cette explication permet de contourner partiellement le canon episcopi puisque si le Créateur seul peut changer les formes, le diable, son pendant maléfique, peut lui aussi utiliser ses sombres mais puissants pouvoirs et détruire, ou pour le moins de modifier, son œuvre.

Saint Augustin et les deux démonologues s’accordent sur le fait que cela ne peut toucher que des individus à la foi chancelante : en effet, la forme ainsi empruntée existerait avant tout dans « le sens interne » avant de rebondir sur le sens externe par une forte imagination. Sprenger et Institoris s’appuient sur ces propos pour apporter leurs arguments tels qu’ils seront repris par les inquisiteurs. Ainsi, quand « le corps humain est changé en corps de bête, quand un corps de mort est ramené à la vie : si pareilles choses arrivent, il s’agit d’une apparence magique où alors le diable se présente aux hommes dans un corps assumé372 ».

Ainsi, les deux experts proposent deux types de transformation : celle des sens, sans aucune réalité tangible et celle du diable, seule créature susceptible d’intervenir sur la matérialisation de la bête. Ce n’est qu’une partie de ce que 369 SPRENGER et INSTITORIS, Le marteau des sorcières, op. cit. p. 238

370 idem p. 239 371 ibidem 372 ibidem

Sprenger et Institoris proposent sachant qu’il existe selon eux une « question

incidente » celle de l’intervention naturelle ou magique de loups dévoreurs

d’hommes.

Dans ce cadre, même Dieu peut en être à l’origine puisque les démonologues citent le Lévithique « je lancerai sur vous des bêtes féroces qui raviront vos enfants, tueront votre bétail » ou celle du Détéronome373 « contre eux j’exciterai la dent des fauves ». C’est d’autant plus probable pour Sprenger et Institoris que deux sortes d’interventions se produisent alors, celle de la nature ou celle des sorciers car « Guillaume raconte dans sa Somme de l’Univers que c’était le démon seul qui, ayant pris forme de loup faisait cela et se figurait à tort dans son rêve qu’il rôdait pour le faire (…) puisque ces loups ne peuvent être blessés ou capturés par aucune habileté, ni aucune force374 ». On voit bien au travers de

ces pages que l’obscurantisme375 est maître, et que les démonologues font feu de tout bois, sans prendre de recul, aveuglés par leur posture. Les arguments invoqués par les scientifiques sont avancés sans vérification ni consultation. Les décisions sont prises selon l’influence et le bon vouloir des démonologues concernés par les procès.

La deuxième question est formulée différemment « comment les sorcières donnent aux hommes des formes de bêtes ? ». Chose étonnante, la première mise en garde des auteurs est la suivante « le canon episcopi n’est pas à entendre à ce sujet sans nuance 376». On constate alors que les deux hommes sont conscients de mettre en cause les pensées établies de l’église, même s’ils s’efforcent de rester en cohérence avec les propos des docteurs, reconnus à l’époque.

C’est ainsi que Sprenger et Institoris s’expriment sur la mutation qui séparent en deux sortes « soit selon une forme naturelle qui appartient à la chose 373 Détéronome 19 :21

374 SPRENGER et INSTITORIS, Le marteau des sorcières, op. cit. p. 245 375 ibidem

que l’on voit, soit selon une forme qui ne se trouve pas ailleurs que dans les organes et puissances de celui qui voit (…) pareille mutation, Dieu seul peut la faire 377». Les auteurs confirment donc à nouveau que l’apparence de la bête

n’est que construction soit interne (intervention des sorciers) soit externe (intervention du diable). Dans le premier cas on se trouve dans l’utilisation de la sorcellerie qui ne mérite aucune pitié des juges, tandis que dans l’autre, il peut s’agit d’une intervention du diable. Dans ce dernier exemple, deux cas de figure se présentent : soit c’est une attaque précise du diable qui fait du « transformé » une victime ; il faudrait alors chercher avant tout celui qui a initié la malédiction. Soit c’est une faille dans la foi de l’individu visé qui permet au diable d’intervenir et qui ne peut que conduire à une punition puisque la foi est mise en doute.

Nous verrons plus en détail la question de ces procès en sorcellerie, et plus spécifiquement ceux concernant des supposés lycanthropes, mais avant cela il est important de mieux percevoir ce qui pose problème dans la cohabitation homme et loup au Moyen Age. Cela permet de mieux comprendre pourquoi ces procès auront un large retentissement, exacerbant encore les peurs du peuple et renforçant la chasse aux sorcières. On constate, en comparant les textes populaires comme les différents lais et les documents utilisés par les démonologues que les loups garous, plutôt valorisés dans les premiers vont devenir des accusés de sorcellerie dans la seconde période. Le paradoxe semble majoritairement résider dans le fait que les démonologues ne semblent représenter qu’une population très minoritaire de gens effrayés par la sorcellerie. Hormis ceux qui interprètent au pied de la lettre les textes antiques dont nous avons montré qu’il s’agissait très probablement d’une figure rhétorique pour questionner la société contemporaine cde ces mythes, et qui sont vite rattrapés par leur temps, peu de personnes sont convaincues de la réalité de la transformation en loup garou. Cela n’empêche toutefois pas les dérives et certains finissent ainsi sur le bûcher. Le mythe quant à lui se renforce, quittant le domaine de la protection du clan pour celui de la bête destructrice au service du mal, tel que l’étaient Lycaon ou le loup Fenrir. Toutefois, puisqu’on sait que la 377 SPRENGER et INSTITORIS, Le marteau des sorcières, op. cit. p. 366

transformation est physiquement impossible, les intellectuels et les chercheurs de l’époque s’interrogent sur la possibilité d’une cohabitation entre l’âme humaine et l’esprit animal.

Troisième partie : de la bête à