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2 Le loup et mythologie grecque

Chapitre 2 : Une cohabitation impossible dans un corps humain

A- L’incompatibilité de l’âme et de l’esprit animal

1- L’impact négatif de la perception de l’animal

Avant d’être une figure négative, on trouve plusieurs éléments à mettre au crédit du loup, dans différents récits comme celui figurant dans les annales de Fulda en 850128, qui narre les errements d’un couple et de son enfant pendant la famine. L’homme s’apprête à tuer son enfant pour se nourrir lorsqu’il aperçoit deux loups dévorant une biche, qu’il peut ainsi manger, épargnant son enfant. C’est aussi le cas du loup comme présage par Grégoire de Tours129 : lorsqu’un loup entre dans la ville de Poitiers, annonciateur d’une grave épidémie venue par la suite frapper la population. D’ailleurs, Fabrice Guizard-Duchamp considère que la réputation du loup est bien loin de la réalité, et qu’il convient de relativiser l’image du « loup fléau des campagnes du Haut Moyen Age130 ».

Malgré les aspects positifs évoqués précédemment, dans de nombreux récits de l’Antiquité on ne peut nier que le loup a aussi parfois très mauvaise réputation, et à raison. L’animal est en effet un prédateur particulièrement efficace, y compris pour les grands animaux. Si le loup a pour proie privilégiée les ovins et autres petites bêtes, Elien131 nous décrit par ailleurs dans « la personnalité des animaux » sa technique de prédation sur un animal aussi imposant qu’un taureau adulte132. Le loup fait également de gros dommages dans les rangs de son frère ennemi le chien. Le Dr Joseph Oberthür (animaux de vénerie…) cite Varron qui souligne en outre la défaite « à laquelle il s’expose face aux mulets et aux

128 Annales de Fulda, 850

129 Evêque de Tours, Grégoire, Histoire des francs, livre V, trad. Par Robert Latouche, 1936, p. 305

130 GUIZARD DUCHAMP, Fabrice, Le loup en Europe du Moyen Age à nos jours, presses universitaires de

valenciennes, p. 51

131 Elien, La personnalité des animaux, traduit par Arnaud ZUCKER, La roue à livres, Les belles lettres,

2001, Livre I à IX, p.

taureaux133 ». Rusé et doté d’une résistance du commun, il présente aussi un danger régulier pour les enfants chargés de garder les bêtes en pleine nature. Toutefois, c’est Aristote qui va le premier émettre une classification des loups susceptibles de s’en prendre à l’homme. En effet, « les loups qui chassent seuls dévorent plus volontiers les hommes que ceux qui chassent en bandes »134. Selon Jean Marc Moriceau, il faut y ajouter les propos de Pline l‘Ancien, Ellien de Préneste ou Porphyrion qui traitent de la question dans leurs ouvrages. Gherardo Ortelli admet quant à lui que la pression de canis lupus était « toute relative dans la période et que la population s’en accommodait finalement très bien135 ».

Pour Jean Trinquier, le loup à l’époque romaine était tout autant admiré que haï. L’admiration concernait plus particulièrement « sa force et ses talents de prédateurs, parfois aussi sa ruse136 », ce qui explique en bonne partie son attribut de guerrier, fréquemment associé aux meilleurs combattants comme aux dieux les plus valeureux et les plus féroces parfois, comme ce fut le cas pour Mars, dieu romain de la guerre. Ce dernier constitue d’ailleurs un lien parfait avec une autre caractéristique lupine déjà admise pendant l’Antiquité : la nécrophagie. C’est avec beaucoup de justesse que Jean Trinquier fait la différence entre deux comportements attribués aux loups, à des périodes différentes de son histoire : l’anthropophagie et la nécrophagie. Pendant l’Antiquité, on admet généralement que le loup n’attaquait pas si fréquemment un homme vivant, ce qui aurait concerné la première catégorie. Il avait plutôt tendance à se contenter des cadavres qui n’étaient pas ensevelis. Ces deux théories s’opposent depuis plusieurs siècles, selon les auteurs, relativisant souvent le comportement anthropophage contre le nécrophage. Ce doute subsiste d’ailleurs grâce aux propos tendancieux de certains auteurs entraînant plusieurs interrogations. Ainsi,

133 OBERTHUR Dr, op. cit. p.131-136

134 ARISTOTE, Recherches sur les animaux, 7 (8), 5, 594 a 2930

135ORTALLI Gherardo « Entre hommes et loups en Occident : le tournant médiéval », in BODSON

(Liliane), Regards croisés de l’histoire et des sciences naturelles sur le loup, la chouette, le crapaud dans la tradition occidentale, Liège : Université de Liège, 2003, p. 15-32.

136 TRINQUIER Jean, « Les loups sont entrés dans la ville : de la peur du loup à la hantise de la cité

ensauvagée », in Marie-Claude Carpentier (éd), les espaces du sauvage dans le monde antique. Approches et définitions. Actes du colloque de Besançon (mai 2000), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2004, p 13

citant un cas rapporté, Ellien précise que « le paradoxe c’est que le loup, loin de tuer l’homme le sauva137 ». Comme l’indique Trinquier, ce texte sous-tendrait qu’habituellement le loup attaque l’homme.

Ce qui nous semble particulièrement révélateur dans cette dualité s’inscrit dans les propos tenus d’une part par Jean Trinquier et d’autre part par Gherardo Ortelli. Le premier estime que la menace du loup dans l’Antiquité et le Moyen Age est « bien réelle mais assez étroitement circonscrite138 » car le loup attaque avant tout « des hommes seuls que leur isolement en pleine nature ou des circonstances particulières rendent particulièrement vulnérables139 ». Le loup solitaire, expression qui sera fréquemment utilisée pour des hommes également, est souvent responsable des attaques, soit poussé par la faim, soit rendu fou par la rage.

Selon Jean Trinquier, il y a une certaine disproportion entre les faits avérés et la réalité, conduisant à l’idée que les Anciens « avaient tendance non à sous-estimer le danger représenté par telle ou telle espèce mais au contraire à l’exagérer140 ».

Pour Gherardo Ortalli, il existe une autre explication au fait que le loup n’apparaisse que très peu comme menace directe contre l’homme, « c’est peut- être tout simplement parce qu’il allait de soit141 ». Le loup fait alors partie intégrante de la nature et il faut en tenir compte au même titre que du reste.

Au IIè siècle, nous avions noté qu’Apulée cite, dans ses Métamorphoses « les hordes de grands loups fort vigoureux et excessivement féroces, razzieurs et ravageurs qui infestaient la région coupaient les routes et attaquaient les passants142. » Dans ce texte, on constate que le vocabulaire utilisé renvoie aux

137 TRINQUIER, Jean, « les loups sont entrés dans la ville : de la peur du loup à la hantise de la cité

ensauvagée », in Marie-Claude Carpentier (éd), Les espaces du sauvage dans le monde antique. Approches et

définitions, op. cit. p. 15

138 ORTELLI, Gherardo, « Entre hommes et loups en Occident : le tournant médiéval », op. cit. p. 21 139 ibidem

140 TRINQUIER, Jean, « les loups sont entrés dans la ville : de la peur du loup à la hantise de la cité

ensauvagée », op. cit. p. 22

141 ORTELLI, Gherardo, « Entre hommes et loups en Occident : le tournant médiéval », op. cit. p. 21 142 APULEE, Métamorphoses, VIII, 16, édition consultée : Métamorphoses, VIII, 1865, Paris, 261 p.

voleurs et bandits, figures anthropomorphiques faisant échos aux loups garous à venir.

Jean Marc Moriceau confirme que la bonne image du loup s’accompagne d’une force négative, impression renforcée par des monnaies gauloises frappées de loups dévorant des enfants qui circulent alors. On peut s’interroger sur le fait que, si le loup était considéré comme tellement dangereux, pourquoi si peu de chasses étaient-elles organisées pour s’en débarrasser dans les premiers siècles du Moyen Age. De fait, on sait par les traités naturels depuis l’Antiquité que les proies préférées des loups sont de loin les ovins et les caprins. Or, ces derniers étaient la plupart du temps gardés par des bergers et des enfants, plus faibles et isolés. Cela en faisait des victimes plus vulnérables alors que les chasses officielles sont très rarement mentionnées puisque la structure du pouvoir et le territoire morcelé ne donne pas la vue d’ensemble qu’aura le royaume de France plus tard. Pourtant, on trouve mention, quoique sporadiquement, de décisions pour lutter contre la prolifération des loups.

Outre les textes sous Charlemagne, Jean Trinquier mentionne ainsi « une inscription trouvée en Apulie, dans les Murges, près de la frontière qui sépare le territoire de Bitono de celui d’Altamera mentionne ainsi un luparius de condition servile143 ». Si l’on en croit Servius, la technique la plus adaptée pour tuer les loups était alors la boulette de viande empoisonnée, même si parfois des filets parvenaient pour un temps à ralentir les fauves. Cette méthode sera reprise bien

plus tard avec plus ou moins de succès. Dioscoride144 propose aussi un manuel

listant les différents poisons végétaux utilisés à l’époque et dont la principale toxine utilisé contre le loup était l’aconit. On apprend que parmi les espèces de cette dernière « il y a une autre espèce qu’on appelle Tue-chien ou Tue-loup. Cet aconit est divisé en trois espèces. Les chasseurs se servent de l’une mais les

143 TRINQUIER Jean, « les loups sont entrés dans la ville : de la peur du loup à la hantise de la cité

ensauvagée », op. cit. p. 35

144 Dioscoride : médecin et apothicaire grec qui est considéré comme le père de la pharmacologie au Ier

médecins des deux autres145 ». Cet aconit aurait comme appellation scientifique Lycoctonum ou Cynoctonum, car il entraîne la mort des chiens et des loups qui l’ingèrent. Une fois de plus, cette plante retrouve une seconde jeunesse dans la lutte contre les loups-garous en intégrant l’arsenal des auteurs contemporains pour lutter contre les créatures, c’est notamment le cas dans Vampire Diaries146. Mais ce qui semble modifier de façon notable le comportement du loup, c’est le fait qu’il côtoie fréquemment les charniers et cadavres abandonnés sans sépulture sur le champ de bataille. Le côté nécrophage du loup peut alors s’exprimer sans risque, et il goûte à une chair jusqu’ici peu accessible. Ainsi, Angilbert fait état dès 841, au travers d’une plainte poétique, l’abandon des cadavres sur le champ de bataille, attirant tous les charognards à la ronde « Quelle douleur et quelle misère ! Les morts sont mis à nu, les vautours, les corbeaux et les loups dévorent avidement leur chair, leurs cadavres gisent là, rigides, sans sépulture, vainement147 ». Cette situation justifie en partie l’image déplorable du loup se gavant de chair humaine, qui participe de la représentation négative de l’animal dans l’imaginaire collectif. Mais, d’autres éléments vont s’y ajouter pour créer encore de flou autour de cette créature effrayante.