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Deuxième partie – Un déplacement de l’image du loup

Chapitre 2 : un changement de posture progressif

B- La lycanthropie comme apanage de la noblesse

3- un motif récurrent, pas du tout anodin

Laurence Harf-Lancner soulève l’existence d’une double opposition en ce qui concerne la métamorphose ou mutation au Moyen Age. La première est celle du christianisme au paganisme, puisque les histoires de métamorphoses ne sont présentes que dans les textes apologétiques. « Or, pour les théologiens du Moyen Age, la croyance à la métamorphose relève des superstitions païennes sont ils déplorent la survivance : elle remet en cause le pouvoir de Dieu310 ». L’auteur souligne le flou qui existe entre les différents règnes et qui autorisent les personnages à prendre aussi bien la forme humaine qu’animale ou végétale, qu’elle soit permanente ou temporaire. Ce n’est pas sans rappeler les innombrables histoires de la mythologie grecque qui mettent en scène des hommes et des femmes transformées en pluie d’or, arbre, vache ou autre ours pour échapper aux dieux- notamment Zeus, coureur de jupons invétéré- ou pour n’y avoir point réussi, ce qui les condamne à la malédiction d’un dieu ou d’une déesse courroucée (souvent par Héra qui est l’épouse trompée par excellence). Laurence Harf-Lancner constate que dans l’œuvre d’Ovide, particulièrement riche en métamorphoses, ces deux manifestations, châtiment et immortalisation, sont très fondatrices de valeurs pour la société occidentale. Cela permet d’éclairer la contamination qui s’est produite dans l’occident médiéval entre contes traditionnels folkloriques et figure du loup garou311.

Excepté la transformation des compagnons d’Ulysse, il n’existe dans ces récits de possibilité de guérison : le passage d’un règne à l’autre est définitif. C’est le destin d’un individu qui devient immuable car accordé à sa nature profonde, tandis que dans le cas de Circé, c’était une intervention magique et pas nécessaire révélatrice du Moi profond du héros qui se voit récompensé pour son courage et son intelligence en retrouvant sa forme initiale. On trouve tout de même une trace des « versipelles » dont Laurence Harf Lancner nous rappelle

310 HARF LANCNER, Laurence, Métamorphose et …, op.cit. p 4 311 idem p. 209

que « c’est d’abord un être à double nature, tour à tour homme et bête312 ». Hérodote, Pline et Pétrone vont ainsi traiter du versipelle jusqu’à en donner une vision claire le Satyricon, texte fondateur parmi ceux traitant du loup garou, au travers des siècles.

La deuxième opposition mise en avant par Laurence Harf-Lancner est celle qui oppose culture savante et culture populaire, voire écrit face à oralité jusqu’au XIIe siècle. Ce point nous paraît clef dans notre hypothèse d’une construction du mythe sur le fondement des intellectuels, car l’auteure affirme qu’il s’agit de l’apparition d’une nouvelle littérature dont la particularité est d’être écrite en langue vernaculaire (contrairement aux écrits précédents, plus souvent écrits en latin) et qui modifient quelque peu les propos tenus dans les textes originaux. « Par l’intermédiaire des contes populaires, la littérature narrative recueille en quelque sorte l’héritage de la tradition païenne de la métamorphose ». Pourtant, Elizabeth Harf-Lancner constate que cette littérature ne se borne pas à une conception mythique, elle prend une dimension symbolique, « liée à l’influence d’Ovide et à la tradition allégorique médiévale313 ». Ainsi, les clercs recherchent la vérité derrière les mythes antiques, une vérité qui soit conforme à la religion. Et lorsqu’il s’agit de prôner des valeurs au travers d’une métaphore, c’est le loup, et plus encore le loup-garou, qui est concerné en premier chef. Boèce, un siècle après Saint Augustin considère que « le bien élève l’homme au-dessus de lui-même jusqu’à la nature divine ; le mal le rabaisse jusqu’à la nature animale314 ». On constate ici les

prémisses des récits qui associent la transformation en loup et malédiction, punition, qui rappelle celle de Lycaon, condamné par un dieu lui aussi. Le Dieu change d’identité mais c’est tout de même la seule entité qui pourrait intervenir sur la forme de l’homme.

On constate que dans les lais, originellement le chevalier est plutôt un homme bon, condamné à devenir animal pour un temps par la faute de la méchante femme. La transformation renverrait alors davantage à un rite d’initiation pour faire 312 idem p 9

313 HARF LANCNER, Laurence, Métamorphose et …, op.cit. p.14 314 BOECE, La consolation de la philosophie, Gogué, Paris, 1781, p. 172

triompher le bien du mal et faire échapper l’aristocratie à des penchants brutaux afin d’en faire des hommes bons et justes. Le mythe perd donc l’attribut de la punition pour reprendre celui de l’initiation et de la protection empruntées aux « berserkers » antiques.

Elizabeth Harf-Lancner renforce le propos en affirmant qu’au XIIè siècle, d’autres éléments sont introduits par les intellectuels pour mieux comprendre le fondement des textes. Dès lors, la « mutatio moralis, ficticia ou métamorphose

métaphorique » s’oppose à la « mutatio realis ou métamorphose réellement vraie » introduite en 1175 par Arnoul d’Orléans. Ce dernier distingue 3 types de

métamorphoses :

- naturelle, celle qui fait grandir, vieillir puis mourir un homme

- magique, qui sera produite par incantation, sort ou toute autre technique relevant de la sorcellerie

- spirituelle, liée à une déficience, une anomalie mentale, bouleversant les humeurs et causant des comportements inadaptés.

Afin de mieux percevoir les significations et rôles des écrits du Moyen Age ayant trait aux métamorphoses, Elizabeth Harf-Lancner étudie l’existence d’une certaine indépendance entre culture profane et culture cléricale. Elle remarque alors que les clercs qui écrivent comme Gautier Map, Gervais de Tilbury ou Giraud de Barri ont une nette tendance à « dédouaner le conte, d’intégrer l’être surnaturel au merveilleux chrétien315 ». En revanche, elle ne relève rien de tel dans la littérature profane de Marie de France notamment, où elle note qu’il n’y a « nulle justification de la merveille dans ces lois qui semblent préserver la neutralité du conte316 ». Il reste dans ces récits une certaine inquiétude face à la bête qui jouit d’une véritable tranquillité au début de son histoire pour s’achever dans une véritable haine à l’époque des démonologues et dont le loup-garou redevenu homme ne parvient pas toujours à s’extraire. Pour Elizabeth Harf Lancner, il y a ici « la même volonté

315 MAP, Gautier, op. cit. p. 17

d’assimilation que les autres survivances païennes, volonté qui se manifeste par une double démarche : christianisation et rationalisation317 ». On constate en effet que les narrations ne sont pas neutres, elles reposent sur des éléments de morale, piété, confiance et chevalerie qui sont des valeurs fortes au Moyen Age. D’autres existaient dans l’Antiquité et certains encore plus contemporains, ce qui tendrait à renforcer notre hypothèse de loup garou comme image, métaphore de l’évolution de la société humaine. Plus qu’une simple mise en valeur de l’aristocratie et du roi, si lucide qu’il repère au travers du regard de l’animal toute la loyauté d’un homme, c’est tout un mécanisme qui se déclenche, renvoyant à l’inconscient collectif par le biais de valeurs sociétales et individuelles fortes.

Le raisonnement d’Elizabeth Harf-Lancner repose sur l’analyse de textes comme « Bisclavret », « Mélion », le roman de Guillaume de Palerne ou encore celui de « Arthur et Gorlagon », dont nous avons déjà parlé. Elle remarque que ces derniers font de « l’homme loup la victime de la perfidie féminine » car l’histoire est greffée au conte « le chien du tsar », à la structure si particulière. Les épouses utilisent alors vêtements, bagues et autres bâtons, non pour punir l’homme de quoi que ce soit, mais pour le « desnaturer » sans que la proximité des règnes ou une double nature ne puissent en être tenus pour responsables. La femme perfide condamne son mari par traîtrise à une vie sauvage et bestiale qui n’est pas la sienne, et s’en trouve punie à la fin, parfois de façon karmique extrême (défigurée à vie pour plusieurs générations, condamnée à vie à rester à table avec la tête de son amant…).

Lorsqu’elle étudie les lais de Marie de France ou d’autres auteurs de la période, Elizabeth Harf-Lancner, établit qu’il existe non seulement une filiation dans les textes mais également un schéma de narration. Concrètement, elle note que tous les récits s’articulent autour du même mécanisme, reposant sur 5 étapes clefs, reproduites dans chaque narration.

La première phase est celle de la « situation initiale », elle pose le cadre de l’histoire, les protagonistes et lance la mise en valeur du héros. On y apprend donc que l’on parle d’un chevalier qui est aussi un loup garou, que c’est un homme « étroitement lié au règne végétal et animal318 », qu’il est doué de

pouvoirs magiques, mais qu’il reste pour autant un simple mortel.

La deuxième phase est celle du « méfait » à proprement parler, c’est le déclenchement réel de la transformation avec toutes les machinations qui en sont la source, c’est la révélation des véritables agresseurs. On y découvre l’amant, la femme adultère qui fait preuve de tant de machiavélisme, mais c’est aussi le moment où est provoquée la métamorphose, ainsi que la vie sauvage du loup garou. Cette dernière est racontée avec plus ou moins de détails selon les récits. Dans Arthur et Gorlagon, elle prend véritablement une part importante, d’autant plus que le loup garou en profite pour se venger de son épouse pendant qu’il est sous forme de loup. On ne peut rien lui reprocher de tous les massacres auxquels il s’adonne puisque tout est sous le couvert de l’animal. Tout au plus, il reprend davantage une pensée humaine, plus pacifique lorsqu’il comprend qu’il va être massacré à cause de la sauvagerie dont il a fait preuve jusqu’ici et dont il ne semble pas avoir été conscient avant. La troisième phase du récit relevée par Elizabeth Harf Lancner est celle du « retour au sein de la société humaine ». Elle se découpe en elle-même en trois étapes : le roi part à la chasse, la rencontre entre le roi et le loup qui fait preuve de son intelligence et enfin le loup devenu familier du roi et de la cour à laquelle il est très apprécié. C’est une phase dans laquelle le chevalier conserve certes sa forme de loup, mais redécouvre la pensée de l’homme, processus incontournable pour accéder à la rédemption.

La quatrième phase est la véritable « reconquête de la forme humaine319 », celle de l’inversion de la transformation. Dans celle qui précède, le loup garou retrouve son esprit et ses valeurs humaines, et même davantage puisqu’il est meilleur que jamais, bien qu’il reste coincé dans sa forme animale. Là, le roi

318 HARF LANCNER, Laurence, La métamorphose illusoire… op. cit. p. 219 319 ibidem

devine la vérité, repère l’existence d’un sort, et fait en sorte, par tous les moyens, y compris la torture, de lui rendre sa forme réelle, celle d’un homme. La dernière phase est celle du « châtiment des coupables », celle dans laquelle le bien triomphe du mal, où l’adultère et la tromperie sont sévèrement punis et là où le chevalier trouve une relation forte à son roi qui le couvre de largesses, valorisant le travail individuel réalisé sur lui-même par le chevalier qui est encore supérieur à ce qui faisait ses louanges au début du récit.

Laurence Harf-Lancner montre ainsi que le message contenu dans la structure même de ces histoires est plus important que de nombreux autres points évoqués. C’est un récit qui, comme les mythes antiques, a une vocation de construction de valeurs à diffuser dans toute la société. Le fait qu’il s’agisse d’un loup permet à la fois d’excuser sa sauvagerie pendant un temps et de mettre en valeur la supériorité de l’homme qui a su combattre ses pires instincts pour devenir meilleur, et, de fait, si largement supérieur au loup, aveuglé par la rage et le sang.

L’autre aspect que soulève Laurence Harf-Lancner quant à la nature de la structure de ces récits, c’est que les lais sont globalement à rattacher à la version du conte de la classification Aarne-Thompson, « le chat du tsar- Sidi Numan » (ATU 0449), dont les points communs sont très nombreux, si ce n’est qu’au lieu d’un chien, on parle ici d’un loup. Dans la classification Aarne Thompson elle concerne les maris. Cette classification concerne les contes européens à partir du XIe siècle, Elle commence en 1910, lorsque la première classification permet de ranger les contes scandinaves par Aarne, chercheur en la matière. La classification sera élargie ensuite par Thompson en 1928.

Pour aller plus loin, L’auteur s’appuie sur les travaux de W Anderson320, qui détermine une liste de 45 variations qui utilisent 8 séquences narratives et qui sont les suivantes :

- récit enchâssant

- héros marié à une sorcière

- héros transformé en chien

- chien recueilli par un berger

- chien cédé au tsar, sauve un enfant d’un sorcier loup

- chien retourne vers la sorcière, il est transformé en moineau - le moineau est sauvé par le fils du tsar

- le héros rentre chez lui et punit l’adultère

On constate qu’en grande partie la structure est identique aux histoires des grands mythes de l’Antiquité, et que, globalement, les étapes sont respectées dans les différents lais, même si la formulation est différente pour coller à la société médiévale qui concerne la France. Néanmoins, il est toujours possible d’identifier les trois rôles principaux que sont le héros victime (chevalier), l’agent malfaisant (femme perfide) et un agent bienfaisant, (le plus souvent le roi).

Par ailleurs, Laurence Harf-Lancner constate que, « qu’ils écrivent en latin ou en français, ils continuent à voir dans la métamorphose une remise en cause de la création divine 321». De fait, quelle que soit la période, une partie des motifs demeure en lien direct avec la croyance et la religion. Mais cette préoccupation, clairement affichée dans les textes destinés aux clercs, ne trouve guère d’écho dans ceux qui s’adressent aux laïcs. Ces derniers ont une toute autre approche de la narration qui se veut moyen pour le héros de revendiquer son statut. Si ce dernier peut ainsi affronter les mondes du merveilleux et les créatures qui le peuplent, c’est parce qu’il bénéficie de cette double nature, dont la révélation se fait par la métamorphose. « Il triomphe des dragons et des géants parce qu’il a partie liée avec eux : avant son baptême les fées se sont penchées sur son berceau322 ». Il est naturel pour un héros

d’avoir une naissance ou un arbre généalogique remarquables, le baptême ne l’en dépossèdera pas, il lui donnera seulement la force de se reposer sur ce

321 HARF LANCNER Laurence, La métamorphose illusoire… op. cit. p. 210 322 idem p. 212

qu’il était pour affronter les pièges et mettre en valeur les vertus de la religion de l’époque et agir selon le bien et le mal. Ce sont d’ailleurs plusieurs lignées de personnes célèbres (et chrétiennes) qui vont mettre en visibilité leur appartenance à la descendance d’ancêtres surnaturels, comme Mélusine pour la famille Lusignan323.

Faisant écho à Mihaela Bacou324, les textes traitant de la métamorphose peuvent être classifiés en 3 types:

- la transgression, qui voit le changement comme une punition pour n’avoir pas su respecter les règles et valeurs en vigueur

- l’intégration, qui est plutôt une sorte d’initiation vers l‘appartenance à un groupe. Cette dernière est un motif très fréquemment repris dans la littérature actuelle et prend plusieurs formes dont la contamination pour intégrer un corps d’élite ou la protection du clan.

- La neutralité, qui voit les choses arriver comme cela, naturellement sans raison ou punition, c’est le destin.

                                                                                                                323 cf annexes : Mélusine, la femme serpent 324 BACOU, Mihaela, op. cit. p. 21

Métamorphose  

Causalité  externe   Causalité  interne   Gratuité  

transgression intégration   neutralité  

individuel   collectif   individuel   collectif   individuel  

Gervais  de   Tilbury   Guillaume   d’Auvergne   Ovide   Giraud  de   Barri Bisclavret   Mélion   Arthur  et   Gorlagon Hérodote   Pline   Pétrone  

L’un des éléments qui rend l’hypothèse d’une construction du mythe à partir d’éléments intellectuels et non populaires repose également sur le fait que peu à peu, avec l’arrivée du diable, l’interprétation des textes, notamment par les théologiens, va se modifier. Mihaela Bacou considère que « la tradition théologique médiévale reprend la superstition pour la métamorphose en discours sur le diabolique325 ». Ce qui ne s’explique pas s’oppose alors au divin et c’est la transgression qui est retenue comme motif majeur. Mais c’est une vision de la transgression qui devient insupportable car mettant en péril toute la société pour avoir ouvert une faille qui met Dieu en danger, ou du moins qui fait que le loup garou « rejoint la sorcière dans le contre-pouvoir

démoniaque326 ». Apparaissent alors deux types de métamorphose : l’une par

analogie, la plus fréquente, qui voit l’homme se changer en intégralité en animal, en traversant une rivière, à l’aide d’une fiole, ou par les cycles de la lune. L’autre se fait par possession diabolique : Satan s’arrange pour profiter d’un sommeil peu naturel pour s’emparer de la victime, ce qui renvoie au

phantasticum. Les démonologues vont s’emparer de cette transgression pour

en faire une arme contre les sorcières.

Mihaela Bacou confirme également notre hypothèse puisqu’elle estime qu’à partir du XIVe siècle « ce sont ceux-là même qui le combattaient qui avaient permis au loup garou d’exister de façon moins littéraire et plus discursive 327». Cette fois, le loup garou quitte les livres et commence à se répandre dans les classes populaires, mettant en place le processus qui va en faire un mythe craint pendant très longtemps, jusqu’à nourrir encore aujourd’hui les peurs et attentes les plus profondes.

325 BACOU, Mihaela, op.cit. p. 39 326 ibidem