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Deuxième partie – Un déplacement de l’image du loup

Chapitre 2 : un changement de posture progressif

B- La lycanthropie comme apanage de la noblesse

1- La lycanthropie comme atout pour l’aristocratie

Pour Gaël Milin, « la définition que donne Marie de France dans le prologue de Bisclavret met l’accent sur le caractère d’être double du garou dont elle considère l’existence comme une évidence270 ». La confrontation avec la notice

consacrée par Gervais de Tilbury au même personnage dans les otia imperalia (début XIIIe) donne à penser que nous avons là le savoir, le discours clérical d’époque sur le garou. Ainsi, les caractéristiques du loup garou entraînent la clémence, voire la pitié, envers cette créature dotée d’un pouvoir naturel lié à la naissance et dont de mauvaises personnes profitent pour en causer la chute. Ici, on constate que le noble capable de se transformer ainsi est une créature dont il faut voir, comme le fait son souverain, ses qualités. Ce sont d’ailleurs ces

dernières qui lui permettent d’attirer l’attention du suzerain et de prouver sa qualité de chef et de noble. Dans les premiers textes de ce genre, il y a une certaine ambivalence entre le comportement violent et sanguinaire du loup, à qui un peu d’intelligence et de maîtrise finit par assurer non seulement la survie mais également la rédemption puisqu’il récupère sa forme humaine après d’innombrables aventures. Peu à peu, on constate pourtant que les cas de loups garous qui prennent le relais de ces écrits vont faire apparaître une nouvelle tendance sociale, puisque les victimes transformées prennent les traits d’hommes de bas lignage, paysans pour la plupart, idiots du village pour d’autres, mais en aucun cas capables de grandeur ou même de maîtriser leurs instincts les plus bestiaux, ce qui entraîne le plus souvent leur fin.

Comme le constate Gaël Milin, « curieuse galerie de loups garous que celle de Bisclavret, Biclarel, Mélion, Arthur et Gorlagon. D’abord parce que le loup et l’homme y sont en quelque sorte dissociés dans le personnage du loup garou : il s’agit de deux personnalités successives, comme étrangères l’une à l’autre 271». En quelque sorte, la mauvaise action de la femme de condamner son mari à la vie de bête semble l’absoudre de tout comportement sanguinaire. Il ne peut plus contrôler son caractère animal si soigneusement cadré avant la trahison de son épouse. Le changement n’est pas reproché en tant que tel à l’homme, même si le comportement de la femme vis-à-vis de la bestialité semble déplacer discrètement le débat vers d’autres textes de la même époque, comme « Biclarel », une variante de « Bisclavret » qui « ménage plus encore le héros masculin : le mot garou n’est pas utilisé (…) le narrateur substitue chaque fois qu’il le peut le terme vague de « bête » à celui du « loup »»272. Ainsi, il ne s’agit plus réellement d’un homme transformé en loup, mais bien une bête qui aurait tout ôté à l’aristocrate sous sa forme humaine, justifiant d’autant les actes commis sous cette forme, et qui auraient été insupportables sous forme humaine, ne serait-ce que partielle.

271 MILIN, Gaël, Les chiens de Dieu, op. cit. p. 61 272 idem p. 54

Lorsqu’on feuillette les différents textes traitant du loup garou au début de notre deuxième période, dès le début du XIIe siècle, on s’aperçoit qu’il tient une place particulière. Nous avons vu que jusque là, les hommes transformés en loups garous ou autres bêtes pouvaient être de toute origine : royale comme Lycaon changé en loup, femmes devenues serpents, simples soldats ou marins chez Pétrone ou Ovide…

Pendant quelques siècles, le loup garou va revêtir une qualité sociale très spécifique puisque les héros majeurs de ce loups du temps qui court jusqu’à la lutte contre la sorcellerie, seront des nobles. Ainsi, dans le « Bisclavret » de Marie de France, le personnage introduit est doté d’une existence dorée.

« En Bretagne, vivait un seigneur, dont j'ai entendu dire les meilleurs éloges. C'était un beau et brave chevalier, qui se conduisait noblement. Il était le favori de son roi et était aimé de tous ses voisins. Il avait épousé une femme de grand mérite et fort séduisante, qu'il aimait aussi tendrement qu'elle le lui rendait273 ». C’est donc un homme d’apparente grande qualité, dont on pourrait

dire qu’il bénéficie d’un cadre de vie prospère et agréable dont on nous parle. Nous sommes très loin de l’homme bestial et méchant que Lycaon avait pu être pour mériter une malédiction comme la lycanthropie. C’est donc davantage un test qu’une punition.

Le lai de Mélion propose également une version noble du loup garou au cœur tendre mais à la parole malheureuse.

« A l'époque où il régnait, le roi Arthur, qui conquérait des pays et dotait richement nobles et chevaliers, avait auprès de lui un jeune homme dont le nom, ai-je entendu dire, était Mélion.

Modèle de courtoisie et de vertu, il se faisait aimer de tous. De compagnie agréable, il était digne des meilleurs chevaliers274. »

273 Marie de France, op. cit. passim 274 ibidem

Là encore, ce chevalier a toutes les qualités et cartes en main pour une belle et heureuse vie. C’est pourtant ce qui causera sa perte, par sa volonté et la force de la parole donnée, rythmant la vie des meilleurs chevaliers, une parole malheureuse suffit à l’entraîner vers une épreuve dont il devra sortir vainqueur pour retrouver son état initial.

« Il déclara :

« Je n'aimerai jamais de jeune fille, si noble et si belle soit-elle, qui eût aimé

un autre homme ou même qui en eût parlé ».

Sa parole donnée, il ne put trouver l’amour, toutes les jeunes filles étant déçues et jalouses à la fois. Il se referme donc tant et si bien qu’« il était en proie à l'affliction, à la tristesse et, de ce fait, perdit quelque peu de sa valeur275. »

Sans épouse à ses côtés, il se retrouve hors de la société de son temps, ses qualités l’ayant attaché fortement à son roi, celui-ci décide d’intervenir une première fois. En effet, ne pouvant supporter la tristesse de son chevalier, le roi offrit une terre à Mélion, qui avait ainsi conquis son titre de noblesse et où il rencontre une belle jeune fille venue lui offrir son cœur.

« Il l'épousa avec magnificence et connut un très grand bonheur. Les festivités durèrent quinze jours. Il la chérit pendant trois années au cours desquelles elle lui donna deux fils qui furent pour lui une source de joie et de satisfaction276 ».

Dans les lais principaux que sont « Mélion », « Bisclavret » et « Arthur et Gorlagon », on constate que c’est une vraie mise en valeur du personnage qui se trame dans le récit. D’abord, le fait d’être transformé en loup ne peut pas lui être reproché car c’est son épouse qui en est la cause, alors même que son esprit chevaleresque est mis en avant dans chaque début de narration. Mal aimé par les hommes et femmes de son plus proche entourage, le héros part dans la forêt où son voyage initiatique peut commencer.

275 Marie de France, op. cit. passim 276 ibidem

Pour Mihaela Bacou277, c’est en ce sens que le lai est un mythe du héros, celui qui aura su se dépasser. Il devra pour cela d’abord passer par « une phase de violence animale qui est l’expression d’une régression nécessaire 278» car il doit quitter les repères des hommes pour céder à ses plus bas instincts, avant de pouvoir se reconstruire et reprendre par sa volonté les qualités et ressources qui sont le propre de l’homme. Le fait qu’il se transforme en loup, justifie en soi le recours à la bestialité et à la sauvagerie, pour peu qu’il n’en abuse pas. Mais pour être autorisé par les instances supérieures à revenir parmi les hommes, il lui faut s’améliorer pour renouer avec les valeurs de la chevalerie. « La figure du roi qu’il rencontre dans cette forêt devient l’image de cet idéal du moi qu’il lui faut recouvrer279 ». En s’appuyant sur le roi qui représente sa vision en creux, son

négatif, le chevalier devenu loup, puis chien auprès de son maître peut se conduire en « homme meilleur parmi tous les hommes alors que son apparence est celle d’un loup280 ». Le roi a su voir au-delà des apparences et peut ramener le loup garou sous sa forme humaine en lui offrant amour et confiance, ce que celui-là avait perdu auprès d’une épouse perfide et d’un chevalier proche devenu amant et complice de la parjure.

Mihaela Bacou constate d’ailleurs à ce niveau que les récits sont parfois enchâssés. Dans « Arthur et Gorlagon », le loup garou va également prendre soin du roi en châtiant son épouse, perfide elle aussi, avant de s’attacher à la punition de sa propre épouse, la reine. « Le héros, l’amant et le roi n’étaient finalement qu’une seule personne à des stades d’évolution différents, le loup garou étant le seul à subir une évolution psychologique constructive281 ». Le fait d’être un loup garou est donc l’initiation pour les chevaliers méritants de montrer leur véritable valeur intérieure. Si la métamorphose est l’apanage des aristocrates, c’est aussi parce que ceux-ci doivent, dans la structure hiérarchique de la société de l’époque

277 BACOU Mihaela, op. cit.. p. 46 278 BACOU Mihaela, op. cit.. p. 43 279 idem p. 44

280 ibidem 281 idem p.44

être particulièrement valeureux, courageux et capables de maîtriser leurs pulsions pour faire des chefs et des suzerains aimés et capables du meilleur. Vœux pieux ou réel message, ces textes montrent à la fois la valeur de l’homme ainsi confronté à des obstacles majeurs, la perfidie de la femme qui, malgré la bestialité de son mari ne trouve finalement aucune justification, et la présence de cet amant, dans l’ombre, fourbe et malavisé.