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C – Le loup garou face à la religion

1- Le diable entre dans la danse

Comme le rappelle Guy Bechtel, « en Grèce et à Rome, tous les auteurs rapportent comme chose banale l’utilisation de la magie. Il s’agit d’abord d’une magie bienfaitrice qui veut éviter le malheur »328. Ce ne fut certes pas toujours sans conséquence, nous l’avons évoqué au travers des augures de Romulus et Rémus. Toutefois, à l’époque, les plus grands devins, consultés par les médecins, avocats ou autres conseillers sont même entretenus aux frais de la nation. Cependant, comme tout aspect positif a son pendant négatif, il existe déjà une magie noire, qui considérait déjà que les sorciers y appartenant avaient le pouvoir de « transformer et de se transformer ». Mais ce maleficium se distingue très nettement de ce qui sera reproché par la suite aux sorciers soupçonnés d’être loup-garou puisqu’il n’y alors aucune référence au diable.

L’une de ces créatures mérite particulièrement ici d’être mentionnée : la strige. Selon Bechtel, cette dernière a des dispositions particulières « elle volerait, irait à des réunions nocturnes, déchaînerait les vents et les orages, fabriquerait des onguents et des poisons329 ». C’est à partir de cet élément noir que l’on quitte

le simple maleficium pour tendre vers le maleficus susceptible d’empoisonner toute personne désignée par son commanditaire notamment. Dès lors, ceux qui protégeaient jusque là les sorcières usant d’oracles ont recours à la violence pour se protéger eux-mêmes d’attaques éventuelles.

328 BECHTEL, Guy, La sorcière et l’occident, op. cit. p. 31 329 ibidem

Cela prend des proportions particulièrement importantes au IVe siècle avec l’empereur Théodose (379-395) qui impose « un christianisme dur, assimilant les anciens dieux à des diables et les superstitions passées à des crimes démoniaques »330. Cette politique stricte conduira au code théodosien en 439, sous Théodose II, dans lequel sont regroupées les 3 000 voies principales « établies depuis un siècle331 ». Il deviendra par la suite le code justinien, qui condamne particulièrement cinq crimes : homicide, adultère, empoisonnement, viol et sorcellerie. Rien que l’ordre de ce classement apporte une confirmation que l’homicide est un crime particulièrement odieux, valant une punition sévère à son auteur. Cela renvoie aux récits concernant les mythes fondateurs concernant les lycanthropes, comme pour Lycaon. Dans un premier temps, Guy Bechtel souligne que le simple divinateur n’en fait pas partie, cela dit ce sera chose faite bientôt. Dès 306 ap. J.-C., l’église a pris position en condamnant les crimes magiques par l’excommunication, renforcé en 360 ap. J.-C. par le concile de Laodidée qui ordonne également l’excommunication pour ceux qui « pratiquent la sorcellerie, la magie, l’astrologie, le calcul divinatoire332 » regroupant là aussi toute forme de

magie, y compris la version mineure liée à la divination, autrefois jugée positive, y compris par les plus hautes autorités. La volte-face est manifeste quoique difficilement explicable..

Nous avons constaté dans la première partie que Saint Augustin avait posé un certain nombre d’interrogations sur les capacités réelles des sorcières, sur certains points comme la transformation en animaux notamment, tout en reconnaissant bien volontiers leurs aptitudes certaines à empoisonner leurs victimes, jusqu’à la mort. Selon Guy Bechtel, pendant longtemps, ni l’église ni même le pouvoir royal ne prêtent de réelle attention à la sorcellerie pour autre chose que des manœuvres politiques. En effet, rien n’est plus efficace à l’époque que d’accuser quelqu’un de haut placé, surtout dans l’aristocratie, d’utiliser la sorcellerie. En revanche, le chercheur souligne le fait que si on « publia de

330 BECHTEL, Guy, La sorcière et l’occident, op.cit. p. 33 331 ibidem

nombreux textes hostiles à la sorcellerie qui se pratiquait dans le petit peuple 333», on ne sévissait guère, peut-être parce que dans les hautes classes de la société, petit à petit la croyance avait diminué. On assimilait la sorcellerie à une superstition sans effets réels. Il n’existe alors aucune dimension diabolique à proprement parler. Peu à peu, la religion catholique va instaurer des règles ayant trait à la présence du diable, notamment par la mise en place des confessions auriculaires, instaurées entre le VIe et le VIIe siècle, puis institutionnalisées en 1215 durant le concile de Latran. Cette disposition vise à imposer de raconter une fois par an à un confesseur la liste de tous ses péchés. Burchard, de son côté, préconise dans le Decretum de poser la question « As-tu consulté des sorciers, les as-tu introduits chez toi pour rechercher un objet perdu334 ? ». Comme on peut

le voir, il ne s’agit que de magie mineure selon Burchard qui fait allusion à de la divination. Le diable ne semble toujours pas une préoccupation de l’époque, mais plutôt la consultation d’auspices.

Pourtant c’est l’aube de ce qui va devenir, avec les siècles suivants, une véritable persécution. En effet, depuis le XIe siècle la présomption d’innocence n’existe plus, nous rappelle Guy Bechtel. On considère même concrètement que l’église distingue « deux types d’ennemis : ceux de l’extérieur à convertir et ceux de l’intérieur à faire disparaître335». Cet état d’esprit conditionne les mesures qui sont prises à l’époque pour régler le problème. Ainsi, les ennemis extérieurs sont assimilés à des païens et sont pourchassés jusqu’à obtention d’une conversion. Ceux de l’intérieur sont autrement envisagés puisqu’ils sont haïs, méprisés pour avoir été des leurs. La punition pour cette trahison ne peut être que la mort, de préférence après souffrances, afin de marquer l’exemple. Guy Bechtel associe à ce schéma ce qui va devenir pour les sorcières une véritable persécution : d’abord jugées « comme appartenant à la première catégorie des médiocres païennes et donc tolérées, elles passèrent un jour dans la seconde catégorie, celle des renégats de l’église poussées par des forces diaboliques336 ». Il s’agit donc d’une

333 BECHTEL, Guy, La sorcière et l’occident, op. cit. p. 44 334 BURCHARD, Decretum, op. cit. XIX, 5

335 BECHTEL, Guy, La sorcière et l’occident, op. cit. p. 58 336 ibidem

évolution logique, en parallèle des changements qui ont lieu dans toute la société française et européenne. Le concile de Latran est un événement marquant qui indique le tournant majeur dans la chasse aux sorcières autour du XIIIe siècle. Toutefois, si les mentalités commencent à changer, l’appareil punitif ecclésiastique n’est pas prêt et de ce fait inefficace pour lutter contre ces démons.

Guy Bechtel analyse la réaction des élites face aux « terreurs du peuple face à l’inhabituel comme le résultat d’un complot au plus haut niveau d’ennemis, hérétiques et sataniques, la conception qu’on se faisait de la sorcellerie ne pouvait que suivre la pente dangereuse, se rigidifier elle aussi »337. On passe ainsi d’une période du renouveau du simple maleficium entre le XIe et le XIIIe siècle, puis « au règne de l’enfer avec sa sorcellerie satanique de deuxième type »338. A partir de cet instant, Lucifer devient responsable de tous les maux, attisant la haine contre ceux, hommes ou créatures qui décideraient de s’associer à lui dans les ténèbres. Guy Bechtel propose trois affirmations relatives au lien sorcellerie et église : d’abord, le Moyen Age ne voit pas de persécutions des sorcières pendant sa plus grande part, ensuite, l’église est d’abord très tolérante et enfin, l’église reste très sceptique quant à la réalité de la sorcellerie.

C’est Burchard qui donne des précisions au travers de son Decretum et qui situe le canon episcopi au XIe siècle. Il y resitue par ailleurs le caractère exclusivement féminin de la sorcellerie et des sorcières qui y sont violemment caractérisées. « Quelques femmes scélérates, perverties par le Diable, séduites par les illusions et les fantasmes des démons, croient et soutiennent, chevaucher des animaux de nuit en compagnie de Diane, la déesse des païens et d’une foule innombrable de femmes et dans le silence de la nuit profonde croient parcourir de grandes distances sur la terre, obéissant à ses ordres comme à leur maîtresse et pensant avoir été appelées à la servir certaines nuits »339. D’après ce document, les principales proies du diable seraient les femmes, plus faciles à séduire et se laisser manipuler par des mensonges et fantasmes. Leur imagination leur 337 BECHTEL, Guy, La sorcière et l’occident, op. cit. p. 75

338 idem p. 76

laisserait alors penser qu’elles suivent le diable partout sur terre, complètement malléables, prêtes à se mêler à des animaux puants lors de cérémonies païennes. Cependant, déjà à l’époque, les analyses faites par les intellectuels faisaient la part belle au scepticisme puisque Burchard remet la sorcellerie dans son contexte, c’est-à-dire aux interrogations quant à la réalité de ces pratiques. Pour Burchard, il ne s’agit pas vraiment d’un comportement concret mais bel et bien d’un dérèglement psychique. « Alors que c’est l’esprit et lui seul qui est victime de ses illusions, l’apostat s’imagine que cela se passe dans son corps et non dans son esprit. Qui donc lorsqu’il dort et qu’il rêve n’est pas la victime d’illusions trompeuses. ? Qui ne voit pas en dormant que beaucoup de choses qu’il ne voit jamais en étant éveillé mais qui serait assez sot pour penser que tout cela, qui se déroule dans l’esprit seul, arriverait aussi au corps ?340 » Il utilise l’analogie avec le sommeil pour justifier la perte de contrôle déjà évoquée lors du phantasticum ou de nombreux autres récits. Là encore, la réflexion autour du loup garou se nourrit des constructions passées (ici le sommeil et la perte de contrôle) pour se renforcer tout en s’adaptant à un nouveau contexte : celui du diable et de la sorcellerie

Une fois de plus, on constate la dualité des intellectuels face à la sorcellerie : ils en parlent comme si elle existait de façon indéniable, tandis qu’au même moment ils essaient d’en démontrer, ou du moins d’en souligner, le caractère purement imaginaire. Cela pose de nombreuses questions sur la société, et cela n’apporte pas de réelles réponses, ce qui irait là aussi en direction de notre hypothèse sur le rôle philosophique de la créature. On y perçoit le dégoût pour ces femmes perverties, qui trahissent leur religion par les pensées et par leurs actes. On voit bien que les élites sont partagées devant cette sorcellerie, à la fois si peu réaliste mais si présente auprès des petites gens. Finalement, on reproche moins à ces femmes les actes commis, que les pensées qu’elles entretiennent à propos du Diable : elles croient davantage en lui qu’en Dieu et pour cela méritent le châtiment suprême.

C’est le XIIIe qui va donc marquer le début de la chasse aux sorcières, qui va s’organiser pour gagner en efficacité et atteindre des sommets au XVIe avant de s’écrouler à son tour. Après avoir tracé brièvement l’histoire de la sorcellerie, il reste à présent à comprendre pourquoi et comment on passe d’une situation tolérée par l’église à une traque sans merci.

Pour parvenir à lutter contre les ennemis extérieurs, l’église doit impérativement se doter d’un bras puissant, l’Inquisition, qui s’occupera de pourchasser tous les ennemis rassemblés autour du Diable, constituant dès lors un « ennemi unique341 » qui ne doit pas prendre le pas sur un appareil divisé. C’est une expression utilisée par Ovide lors de son discours sur Lycaon pour parler des Titans, monstres si puissants et pourtant vaincus par l’intelligence et la volonté. C’est en 1199 qu’Innocent III assimile dans une bulle, l’hérésie aux crimes de lèse-majesté, passibles de la peine de mort. Une fois de plus, c’est par le biais de documents politiques que l’attaque s’amorce. Ce qui est d’autant plus intéressant ici, c’est de voir que l’église s’arroge le droit de traiter désormais d’affaires jusqu’ici attribuées de fait à la justice royale et seigneuriale. L’église affirme par là même sa supériorité sur le pouvoir royal, déjà induite par le principe de droit divin (c’est Dieu qui désigne le roi). Guy Bechtel rappelle que les affaires de sorcellerie du premier type revenaient par principe aux tribunaux publics, tandis que l’Inquisition étudiait dans le détail les affaires touchant à la sorcellerie de deuxième type, comme « les dommages spirituels, la compromission avec les principes sataniques, la renonciation au vrai Dieu… 342» jugés bien plus dangereux.

Par ces actions violentes, l’Inquisition va insécuriser la population entière puisque gagnant en virulence, elle va finir par assimiler « les pensées hétérodoxes anodines, les petites hérésies des pauvres réclamant leur part de paradis343 ». De

fait, la pensée extrémiste de la religion se développe et mêle le Diable à toutes sortes d’affaires, parfois fort peu crédibles. Mais comme l’indique Guy Bechtel, 341 BECHTEL, Guy, La sorcière et l’occident, op. cit., p. 81

342 ibidem 343 idem p. 85

cela « contribua à l’angoisse générale, ce qui allait rendre plus perméable l’esprit du public et des juges laïcs à des contes à dormir debout344 ». Cette phrase sous-

entend déjà les affaires parfois ahurissantes qui arrivent ainsi devant les inquisiteurs, qui traitent ces cas au premier degré, se nourrissant de témoignages forcés quand ils ne sont pas volontaires, décrivant, nous le verrons par la suite, des comportements et actions des plus surprenants. Guy Bechtel date quant à lui le début des violences à 1270, un peu après que le diable ne devienne aussi affreux d’apparence que de fond. Mais saint Augustin et Raban Maur avaient déjà évoqué un indice qui deviendra clef par la suite dans les procès pour sorcellerie : un pacte, écrit ou non, avec lui. Pour Raban Maur déjà « sans pacte démontré aucune condamnation n’est légitime 345». Mais c’est également autour de la fin du XIVe que la sorcière voit changer sa représentation entérinant officiellement le pacte avec le diable.

Guy Bechtel considère que ce ne sont pas moins de quatre éléments qui sont à envisager lorsqu’on parle de la représentation des sorcières : d’abord le « maleficus » de l’Antiquité, ensuite le « conjurateur ou nécromant » du premier millénaire, puis le « strige » de l’Antiquité et enfin le « signataire du pacte avec le diable346 ». La somme de ces quatre personnes dotées de pouvoir de sorcellerie donne une image plus complète de la perception de la population.

Les sorcières ne sont plus celles qui interrogent les oracles pour rassurer les uns et les autres sur leurs activités personnelles ou professionnelles. Désormais, la sorcière est plutôt une femme, alliée au Diable, qui peut voler la nuit et qui est dotée de nombreux pouvoirs. Parfois on l’associera en plus à Hécate ou la « dame Abade » du Roman de la Rose347 d’Umberto Ecco. Bien sûr, le folklore qui entoure la sorcellerie mentionne bien davantage de comportements et caractéristiques horribles : dîners cannibales, danses érotiques la nuit, mais on ne parle pas encore de sabbat, qui sera si important par la suite. Comme le 344 BECHTEL, Guy, La sorcière et l’occident, op. cit., p. 85

345 MAUR, Raban, op. cit. p. 114 346 idem p. 126

lycanthrope, le sabbat est une notion issue de l’esprit des intellectuels de l’époque et qui le véhiculent au travers de leurs textes, nourrissant l’imaginaire des populations et les témoignages devant les tribunaux.