• Aucun résultat trouvé

Tous ces phénomènes de genèse, créations, recréations, continuités et mutations de la culture commune, ne pourraient se produire en dehors de celui de transmission. Évidemment, on ne peut pas comprendre le phénomène de transmission culturelle sans comprendre, d’une part, les éléments qui composent cette culture commune et ces imaginaires collectifs, d’autre part les processus et les institutions qui permettent une telle transmission.

Comme expliqué plus haut, les imaginaires collectifs sont historiquement construits dans ce qui est couramment appelé « culture » entre également en jeu vision particulière du monde et de la société. Cette vision s’acquiert par le biais de la « socialisation », c’est-à-dire l’imprégnation, consciente ou inconsciente, des « normes » et des « valeurs » de la société environnante. Celles-ci influent non seulement sur la dimension morale ou éthique mais aussi sur les goûts ou les opinions. Toutes ces dimensions se développent à la fois du point de vue collectif et du point de vue individuel. La question de la synergie entre les conditionnements des individus et les éléments constitutifs de la société est récurrente et centrale dans les sciences humaines et sociales. Individualité et société sont co-constitutives. C’est-à-dire que les normes et les valeurs de la société influent sur celles des individus et la façon dont ces derniers intègrent, adaptent, appliquent et transmettent les normes et les valeurs influence à son tour les imaginaires sociaux. Les imaginaires collectifs sont en effet le résultat des transmissions de culture (au sens large du terme), de normes, de valeurs, de jugements et d’opinions, etc.

La transmission et le partage des imaginaires est perçu par les individus et les groupes comme un héritage culturel et identitaire. En effet c’est le partage d’une culture et d’un imaginaire commun qui crée le sentiment d’une identité collective sur laquelle se construisent les identités individuelles. De plus, le fait de se percevoir comme appartenant à une identité collective ou, au contraire, de ne pas se reconnaître dans cette identité collective, est une composante essentielle de la construction de l’identité individuelle. Ensuite, une identité collective ne se forme qu’en se distinguant de ceux qui ne sont pas reconnus comme appartenant à cette collectivité ou, pour le dire plus simplement : Qui fait partie du « nous » et qui n’en fait pas partie ? Toute identité se forme ainsi par opposition à ce qui est considéré comme l’altérité et vice versa. Enfin, le fait de se sentir reconnu ou exclu du collectif joue évidemment sur l’identité personnelle.

Différents liens sociaux et institutions participent à la transmission de la culture, des normes, des valeurs sociales, des identités collectives et des imaginaires. Le premier lieu de ces transmissions est évidemment le noyau familial, suivi de près par l’école, où l’éducation en général. Puis viennent s’ajouter des lieux de socialisation aussi divers que le milieu professionnel, les institutions de culte, les associations, les groupements d’intérêt, clubs ou plus simplement tous les groupes de pairs comme les amis ou les voisins. Dans ce cadre général les médias et les différents moyens de communication ont évidemment leur rôle à jouer. On entend par là l’ensemble des « médiacultures », de la presse écrite à la télévision et à la radio, des

manuels scolaires aux réseaux sociaux sur Internet et aussi, le cinéma, les romans, les arts graphiques et, pour le cas étudié ici, les fictions télévisées.

Les questions de « reproduction sociale » et des « effets des médias » sont évidemment centrales. Elles ont d’ailleurs fait l’objet de nombreux travaux et débats, notamment dans les recherches en sociologie et en sciences de l’information et de la communication. Pour Bourdieu et Passeron34, la transmission des capitaux culturels et symboliques est un facteur stratégique mis au service des classes dominantes afin de reproduire leur domination via les hiérarchies sociales qui leurs sont favorables. On peut évidemment étendre ce modèle explicatif à la reproduction inconsciente des privilèges accordés au sein du système scolaire, par exemple, penchant évidemment au profit des élèves dont les parents maîtrisent déjà la langue et la culture française telle qu’elle est balisée dans les programmes officiels.

Depuis, les écrits politiques d’Antonio Gramsci35, le concept, plus souple, d’hégémonie a pris sa place dans le débat. Parallèlement à l’émergence de ce concept d’hégémonie, les travaux par exemple de Richard Hoggart36, dans le champ des « cultural studies », ont au contraire exploré les formes de résistance à la domination culturelle à l’intérieur même du domaine de la culture. La « culture », au sens large de l’ensemble des représentations, normes, valeurs et croyances, contiendrait donc en son sein les outils utiles à qui voudra contourner voir se rebeller contre l’hégémonie sociale. Stuart Hall37

, double héritier de ces deux paradigmes, appliquera le concept de l’hégémonie aux rapports de force postcoloniaux qui se jouent notamment dans le champ des médias. Le « néo-gramscianisme » introduira enfin la notion de contre-hégémonie, reprise notamment par les théories critiques des Relations Internationales. Il existerait, en face des normes et représentations hégémoniques, des normes et des représentations alternatives. Lorsque les tendances contre-hégémoniques rassemblent suffisamment d’individus et de groupes partageant leur vision du monde et ses objectifs, elles peuvent alors opérer un renversement, par la force ou par la voie démocratique, de l’hégémonie jusque-là au pouvoir. En élargissant cette réflexion d’ordre politique au champ plus large des

34

BOURDIEU, Pierre et PASSERON, Jean-Claude, La reproduction. Éléments pour une théorie du

système d’enseignement, Les éditions de minuit, Paris, 1970.

35

DURAND Pascal et MUSSO Pierre (Dir.), « Gramsci, les médias et la culture », Quaderni, 57, 2005.

36

HOGGART Richard, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en

Angleterre, [Trad. et Intro. PASSERON Jean-Claude], Les Éditions de Minuit, Coll. Le sens commun,

1970.

37

HALL, S., CERVULE M. (Ed.), Identités et cultures. Politiques des cultural studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, 411 pages.

médiacultures38, on peut considérer qu’il existe une multitude de visions du monde, de représentations et imaginaires, parfois complémentaires, parfois en opposition. Dans ce cadre évidemment, toute réflexion en termes d’effets des médias ou d’aliénation par les médias de masse et la culture populaire, déjà remis en cause par Lazarsfeld39, ses collaborateurs et ses héritiers, devient partiellement obsolète. Même si certains de ces imaginaires dominent, les « contre-imaginaires » parviennent à se faire entendre dans l’espace public. La question de l’existence de véritables « champs de bataille médiatiques » sera traitée avec davantage d’attention plus loin dans le présent écrit.

Si l’héritage et les transmissions de goûts et de patrimoines culturels jouent en faveur de la reproduction des hiérarchies sociales, pouvant être pour les uns des outils de réussite sociale pour les autres des facteurs excluant de stigmatisation, certaines stratégies des individus et des groupes permettent de nuancer ce mécanisme. La véritable dichotomie se trouve davantage entre ceux qui réussissent à évoluer dans les marges sociales, à se glisser d’un milieu culturel à un autre, à rejoindre un groupe contre-hégémonique suffisamment soudé et organisé, à se faire entendre, à se représenter dans le champ des médias, à s’adapter ou à intégrer de nouvelles normes ou encore la capacité à procéder à une réception nuancée et prudente des discours politiques et médiatiques.

*

Parmi toutes ces réflexions il ne faut pas omettre les vertus fédératrices et communicationnelles qu’offre une culture commune. En effet, d’un côté elle peut être facteur de malaise ou d’exclusion, d’un autre elle forme une base commune d’images, de récits, de représentations qui facilitent la communication et l’empathie sociale. Evidemment, c’est l’exclusion de cette relation de communication empathique entre les membres d’une même société qui exclut ceux qui n’ont pas eu accès à la culture commune, en totalité ou en partie.

3. Imaginaire et lien social

C’est ainsi que la culture commune et les imaginaires collectifs qui en découlent ou la contiennent, en étant des facteurs de lien social et de construction des identités collectives,

38

MAIGRET, Éric et MACÉ, Éric (Dir.) ; Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde ; Paris, Armand Colin et INA, 2005, 186 pages.

39

KATZ Elihu et LAZARSFELD Paul L., (Trad. CEFAÏ Daniel, Préface MAIGRET Éric), Influence

favorisent mécaniquement l’exclusion et les discriminations. Plus l’imaginaire collectif tolère ou contient de la diversité culturelle, plus il réduit cette part (d’autres facteurs entrent bien évidemment en ligne de compte) de risque mécanique d’exclusion sociale.

Imaginaire collectif, lien social et identité