• Aucun résultat trouvé

La reconnaissance est non seulement une dimension essentielle de l’existence humaine, mais aussi une catégorie de pensée, une notion, devenue centrale aux sociétés contemporaines. Qu’il s’agisse de reconnaissance individuelle, dans le milieu professionnel ou dans le couple, ou bien de reconnaissance collective, d’une catégorie socioprofessionnelle, d’un lobby ou d’une communauté religieuse, par exemple, cette question est devenue récurrente dans les discours tant politiques que médiatiques. La problématique de la reconnaissance sert notamment d’outil de pressions et arguments pour toutes sortes de revendications : salaire, statut, respect, dignité, droit d’expression, droit d’être écouté. Une fois de plus l’idée de reconnaissance sous-entend la nécessité d’exister par rapport au regard de l’autre, dans une quête de considération, de prestige, mais aussi de mises en scène de soi, d’expression de son identité et de sa singularité. Ce besoin de reconnaissance est en effet paradoxal puisqu’il sous-entend le besoin d’être reconnu par tous, et de bénéficier des mêmes droits que tous, tout en étant reconnu comme une entité indépendante et unique. En réalité derrière le désir de reconnaissance, il y a à la fois, une revendication de son existence et l’expression d’un besoin d’estime de soi, aussi bien au niveau des individus que des communautés ou groupes sociaux. Pour Tzvetan Todorov, dans La vie commune40, une des motivations principales de l’être humain réside dans son désir impérieux d’être « reconnu par autrui ». De son côté Charles Taylor41 a avancé l’idée que si l’identité individuelle se construit par rapport au regard de l’autre, c’est également vrai lorsqu’il s’agit des communautés. C’est ainsi que les groupes perçus ou se reconnaissant comme minoritaires au sein d’une même nation, revendiquent collectivement leurs droits à la reconnaissance et que le refus de reconnaissance est fortement

40

TODOROV Tzvetan, La vie commune. Essai d’anthropologie générale, Point, Essais, Paris, 1995, 212 pages.

41

TAYLOR Charles, Multiculturalisme : Différence et démocratie, Flammarion, Champs Essais, Paris, 2009 [1994].

ressenti comme l’expression d’une oppression et d’un mépris. Enfin, pour Axel Honneth42, le désir de reconnaissance et le phénomène social qui permet le mieux de comprendre les sources comme les résolutions des conflits sociaux. Pour le philosophe allemand les individus et les communautés ne se battent pas réellement pour des conflits d’intérêts, économiques ou politiques, ou des grandes idées telles que l’égalité, la liberté ou la démocratie, la raison principale et centrale des luttes est le désir de reconnaissance.

La question de la quête de reconnaissance est le pendant du traditionnel débat sur l’intégration. Pour le langage courant et dans les discours politiques l’intégration est présentée comme un idéal à atteindre qui doit être mis en place par des « politiques d’intégration » et comme un enjeu central de la vie commune nationale. Du point de vue des sciences humaines et sociales, l’intégration est une notion politiquement ou « idéologiquement » plus neutre. En sociologie ce terme désigne simplement le processus par lequel les individus acquièrent une place dans la société par le biais de la socialisation, c’est-à-dire par l’imprégnation et l’adhésion aux valeurs et aux normes qui régissent la communauté. Le terme « d’intégration » n’est plus utilisé aujourd’hui que pour traiter de la socialisation et l’insertion sociale spécifiques aux populations migrantes dans leur pays d’accueil, et non plus celle de tous les « apprentis citoyens » comme les adolescents ou les enfants. Ce glissement sémantique démontre à quel point ce concept est devenu un outil clef de la rhétorique politique, comme par exemple dans l’expression « crise du modèle d’intégration ». L’intégration est en réalité un phénomène nécessitant réciprocité : D’un côté le nouveau venu doit s’adapter et faire des concessions, de l’autre, il désire et est motivé par la reconnaissance publique acquise théoriquement avec le statut de citoyen et censée récompenser ses efforts.

Toutefois, la reconnaissance et donc la finalisation de l’intégration dépendent fortement du comportement des concitoyens. Les préjugés, les stéréotypes et les phénomènes de discrimination négative bloquent quasi-inévitablement ces processus. C’est ainsi que le concept de « discrimination» désigne les distinctions faites dans la vie sociale aux dépens de certains groupes jugés comme « inacceptables » ou « non-intégrables » par la majorité. Les critères de discrimination peuvent varier selon les sociétés selon les époques, et peuvent être fondés par exemple sur la « race perçue », la religion, l’origine nationale, la culture, le genre, la préférence sexuelle, le lieu d’habitation, le patronyme, etc. Tout groupe jugé différent par la majorité est ainsi automatiquement perçu comme une minorité. Ce qui créé ou déclenche cette « minorisation » peut-être tout élément (physique, comportemental, linguistique, d’expression

42

culturelle) s’écartant de ce qui est perçu comme les normes sociales, voire la norme universelle, présente dans l’imaginaire national, en particulier ce qui relève d’une identité collective nationale imaginée et idéalisée.

Reste à définir ce que sont ces normes et valeurs reconnues, tant agrégatives et que potentiellement élitistes. Indissociables d’un ordre de valeurs qui dans chaque société orientent les comportements des acteurs et des groupes, les normes sont des règles qui régissent les conduites individuelles et collectives43. Ce ne sont pas uniquement des normes juridiquement codifiées que l’individu intériorise au cours du processus de socialisation. L’opposition entre les actions permises et les actions proscrites dans une société, s’explique aussi par l’état des mœurs à une époque donnée. Il existe une différence entre la norme légale et la norme sociale. Un écart peut être constaté entre ce que les règlements édictent et ce qui est effectivement pratiqué par les acteurs. C’est sur cette base des normes sociales que les conduites sont jugées comme conformes ou déviantes. Pour Raymond Boudon les normes sociales sont directement le produit des valeurs d’une société44

. Les normes sont intériorisées par les individus, au-delà de leurs désirs de se singulariser, de leurs concitoyens et de manière plus ou moins inconsciente, au cours de la socialisation. C’est ainsi qu’ils intègrent ce que le groupe social et, au-delà, la société globale à laquelle ils appartiennent, et considèrent comme «normal » ou « anormal », conformes ou non à leurs valeurs45.

Les valeurs sont l’expression des principes généraux dont la notation fondamentale est d’abord la préférence et les croyances collectives. Elles sont ainsi fortement liées aux imaginaires nationaux. Dans toute société, la détermination des objectifs s’effectue à partir d’une représentation de ce qui est désirable et se manifeste autour « d’idéaux collectifs ». Ces valeurs s’organisent en une vision du monde et apparaissent comme une donnée irréductible, un noyau stable, immuable, allant de soi, quasiment naturelle. Les valeurs dominantes d’une société donnée à une époque donnée tirent leur efficacité d’une tradition dont elles se revendiquent, ce qui leur confère une puissance qui emporte la conviction, suscite l’adhésion ; l’imprégnation par celle-ci assure, théoriquement du moins, l’intégration et la cohésion sociale.

Dans les sociétés modernes, les consciences individuelles ne sont pas directement subordonnées à une conscience collective, notamment du fait que chacun peut appartenir à différents groupes et que ces groupes ne sont pas tous régis par les mêmes normes de comportement ni par les mêmes valeurs. Il n’en reste pas moins que certains groupes possèdent

43

« Norme », Dictionnaire de la sociologie, Larousse.

44

« Norme sociale », Le dictionnaire des sciences humaines, DORTIER, Éditions Sciences Humaines.

45

davantage de pouvoir politique, administratif ou économique et que ceux-ci imposent plus facilement leurs normes et leurs valeurs aux autres groupes ; celà leur donne automatiquement une position hégémonique dans la société. Toute personne ou tout groupe s’écartant trop des normes et des valeurs dominantes est perçu comme étrange, déviant, potentiellement dangereux. Le fait est que l’être humain a besoin pour comprendre le monde (théorie des sciences cognitives), de se le représenter comme ordonné en catégories. Lorsqu’une personne ou un groupe ne peut être catégorisé selon les représentations sociales généralisées, il met mal à l’aise. C’est à partir de là qu’émergent, au-delà des théories politiques et scientifiques extrêmes, les comportements de racisme « quotidien », de préjugés, de discrimination ou plus généralement les stéréotypes.

L’identité collective : Obsession contemporaine