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Déplacement utile à la critique

3. Orientalisme, bohème et chinoiseries…

3. Orientalisme, bohème et chinoiseries…

Les courants « orientaliste » et « bohème » ainsi que le goût pour les « chinoiseries » ont connu leur apogée au 19ème siècle. Ces avatars de l’exotisme romantique marquent encore les imaginaires de la vie nomade (cuturelle ou idéologique) – pour la bohême – et d’un Orient fabriqué et fantasmé – en ce qui concerne l’Orientalisme. Les réinventions de la civilisation orientale traduisent en règle générale soit une facination essentiellement artificielle, soit la méfiance et le mépris.

L’Orientalisme prend source dès la fin du Moyen-Age et durant la Renaissance suite aux voyages de Marco Polo et au contact des populations islamiques durant les croisades. Il s’exprimera d’abord dans les courants Baroque et Rococo, avant d’atteindre leur apogée dans la peinture du 19ème et du début du 20ème siècle avec des artistes aussi variés qu’Eugène Delacroix, Ingres, Renoir, Matisse ou Picasso164. Cet intérêt pour les cultures d’Afrique du Nord et de l’ancien Empire Ottoman, puis de Turquie, du Moyen-Orient ou du Caucase, s’exprime sur le même mode que ce qui a été précédemment expliqué sur l’engouement pour l’exotique. Toutefois, certaines figures particulières se distinguent, notamment dans les imaginaires de la femme orientale et les fantasmes associés au harem165,mais aussi l’attrait du désert, à la fois sompteux et effrayant, ainsi que les créatures qui le peuplent. Etrangement, l’inspiration orientaliste à survécue après la décolonisation dans la peinture et la photographie. Mais les rares artistes qui s’en revendiquent encore aux 20ème

et 21ème siècles, l’ont en quelque sote réinvestit en retour, puisqu’ils sont pour la plupart originaires de Turquie ou du Magreb, plus particulièrement du Maroc et d’Algérie, et que leurs démarches sont essentiellement soit identitaires soit critiques.

162

Divergente (titre original : Divergent), romans écrits par Veronica Roth, depuis 2011, films : États-Unis, réalisés par Neil Burger en 2014 et Robert Schwentke en 2015, encore en production, sorties prévues en 2016 et 2017.

163

Hunger Games, une trilogie littéraire de Suzanne Collins éditée en 2008, 2009 et 2010, films : États-Unis, réalisés par Gary Ross en 2012 et Francis Lawrence en 2013, 2014 et 2015.

164

PELTRE Christine, Orientalisme, Éditions Terrail / Édigroup, Paris, 2010, 245 pp.

165

YEE Jennifer, Clichés de la femme exotique. Un regard sur la littérature coloniale française entre

L’Orient – en réalité beaucoup plus contrasté et hétérogène du point de vue culturel, linguistique, géoraphique et religieux – est une construction des imaginaires picturaux et littéraires. Mais l’Orientalisme scientifique – répandu en linguistique, ethnologie, sociologie ou archéologie – a contribué à cristalliser cette création en attestant de l’existence d’une ère culturelle supposément homogène et opposée à l’Occident. Les Etudes Orientales réunissent ainsi sous une même chape artificielle les différents aspects des civilisations arabe, chinoise, japonaise, indienne et égyptienne, alors même que celles-ci sont hétéroclites et variées en leur propre sein.

Dans son célèbre ouvrage L’Orientalisme166, Edward Said, analyse ce courant et ses conséquences dans nos imaginaires contemporains. On pourrait aujourd’hui parler de l’existence d’une sorte d’« Orientalisme Médiatique167

». Said a d’ailleurs, quelques années plus tard, prolongé cette analyse critique dans un ouvrage traitant des représentations de l’Islam dans les médias168. Au cours de ces dernières décennies la « cristallisation orientaliste » s’est en effet fixée sur une stigmatisation de l’Islam. Toutefois, le mécanisme de double construction d’une Identité et d’une Altérité fondées sur la dichotomie Orient-Occident reste identique. Depuis, Samuel Huntington a politisé et essentialisé davantage cette opposition en proclamant l’existence d’un Choc des civilisations169

. Comme l’explique Edward Said, aujourd’hui les

« scientifiques » sont devenus des « experts » et possèdent un monopole sur les discours médiatiques. Les pays dits « occidentaux » ont ainsi créé et maintenu vivant ce mythe de l’Orient. Ce dernier remplit diverses fonctions : en tant que double négatif, il permet de fédérer et de définir une identité en creux d’un Occident tout aussi fantasmé. Dans le même temps, cette division du monde amplifie le sentiment de supériorité de l’Occident sur un Orient incarnant une altérité barbare et effrayante.

Sous le termes de « chinoiseries » se cachait la passion pour les objets et les architectures asiatiques. Cet attrait existait dès l’antiquité, mais le courant artistique en lui-même a connu son apogée au milieu du 18ème siècle, dans les prémices de l’orientalisme, avec le mouvement rococo. Outre l’appellation générique stéréotypée rassemblant les diverses cultures asiatiques sous la seule civilisation chinoise, le courant tenta d’imiter le style

166

SAÏD Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Éditions du Seuil, Paris, 2005 (1978).

167

Cf. Infra, Partie 3 : Chapitre 1, I, 3 « Orient-Occident : quelle fracture ? » et Chapitre 2 « Figures télévisuelles des nouvelles générations arabo-musulmanes ».

168

SAÏD Edward W., L’Islam dans les médias. Comment les médias et les experts façonnent notre

regard sur le reste du monde, Actes Sud, Arles, 2011 (1981).

169

« chinois » par l’usage de figures symboliques et de matériaux tels que le bois laqué ou la porcelaine.

Une fois de plus la culture asiatique est fanstasmée, voire caricaturée. Cette « Chine imaginaire » est elle aussi une construction. Peu à peu œuvres d’art, romans, récit de voyageurs ou opéras ont bati un fantasme qui en dit plus sur l’Occident que sur l’Extrême Orient et qui marque encore les stéréotypes actuels. Au fil des écrits des lumières et du courant exotique français, se créée l’image de l’« Asiatique », dont la diversité est réduite, perçu comme minutieux et patient, empreint de coutumes ancestrales, potientiellement manipulateur, quant à ses femmes, elles sont décrites comme rafinées, discrètes et soumises170. Puis, au début du 20ème siècle, c’est la révolution culturelle chinoise qui facina les intellectuels de gauche, propulsée ainsi au cœur des débats sur l’avenir politique de l’Occident171

.

La bohème est un autre mouvement littéraire et artistique du 19ème siècle, créé cette fois-ci en opposition au courant romantique. Il se définit essentiellement par la valorisation d’un idéal d’existence au jour le jour – inspiré du mode de vie des communautés nomades venues d’Europe Orientale et d’Espagne, ou du moins une vision idéalisée – entraînant précarité pauvreté, mais aussi liberté et insouciance172. Ce courant, fait office d’exception dans l’histoire des imaginaires et des stéréotypes conçus autour de la figure des populations itinérantes européennes.

Durant le 17ème et les premières décennies du 18ème siècle, ces peuples nomades, alors nommé « Gitans » ou « Egyptiens », sont considérées comme des voleurs, aux mœurs libertines et empreints de superstitions. La dénomination de « Gitan » est issue de l’espagnol « Egyptano » qui signifie « Egyptiens » – désignant à l’origine les populations nomades venues d’Espagne – car, selon la croyance de l’époque, ces communautés itinérantes ne pouvaient venir que d’une contrée lontaine et mystérieuse telle que l’Egypte. La dénomination de « Bohémien » fait référence à une histoire propre aux chefs tsiganes, venus d’Europe Orientale qui, au 15ème siècle, ne circulaient librement que grâce aux lettres de protection de Sigismond, le roi de Bohême (actuelle République Tchèque)173.

170

YEE Jennifer, Op. Cit.

171

SPENCE Jonathan D., La Chine imaginaire. Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à

nos jours, Les presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2000 (1998).

172

« Les bohèmes. Quand l’art vagabonde. Exposition au Grand Palais », Télérama, Hors-série, septembre 2012, publié à l’occasion de l’exposition Les bohèmes. Quand l’art vagabonde, au Grand Palais, Paris.

173

DELÉPINE Samuel, Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question rom, Éditions Autrement, Paris, 2012.

Ce sont leurs croyances traditionnelles, perçues comme supersticieuses et archaïques, qui leur auront probablement valu la mauvaise réputation dont il jouissait à l’époque des Lumières. Puis, de la seconde moitié du 18ème siècle jusqu’à la fin des années 1930, les « bohèmiens » allaient se retrouver au centre d’une idéalisation de leur mode de vie. En effet, durant cette période, romanciers, poètes, peintres, affichistes ou compositeurs allaient non seulement vouer une passion sans bornes aux peuples nomades, mais aussi s’inspirer de ce qu’ils percevaient comme un « esprit » rebelle à l’autorité, non soumis aux lois de la société, et digne dans leur marginalité174. Le mouvement bohème s’oppose ainsi à la fois la rationalité des Lumières, mais également au courant romantique qu’il considère comme bourgeois, voire aristocratique.

Le mode de vie bohème recevra de nombreuses critiques et, dès le Second Empire, le mythe du bohémien libre et affranchi sera dénoncé comme infondé et trompeur. Dès lors, les stéréotypes positifs laisseront à nouveau place aux stéréotypes négatifs, et aux discours prônant la nécessité de « civiliser » ces « voleurs vagabonds » qui troublent l’ordre public175.

***

Par la succession des figures et le déplacement des stéréotypes – vers de nouvelles imageries, des stéréotypes positifs ou même des contre-stéréotypes176 – les imaginaires

occidentaux de l’étranger ou de la diversité semblent s’acheminer vers des visions plus

équitables, morales et diversifiées. Toutefois, comme l’affirme l’historien Nicolas Bancel, il ne s’agirait que de la transformation du même imaginaire de l’altérité, ne mutant que pour assurer sa continuité en s’adaptant à de nouveaux contextes, maintenant ainsi la représentation que l’Occident se fait de sa propre identité et de sa propre supériorité.

174

MOUSSA Sarga (Dir.), Le mythe des Bohémiens dans la littérature et les arts en Europe, L’Harmattan, Paris, 2008.

175

MOUSSA Sarga (Dir.), Op. Cit.

176

Cf. Infra, Partie 1, Chapitre 3, III « Régimes de stéréotypes et système de représentation médiaculturelle ».

« La figure du « sauvage » dégage ainsi une structure forte de l’imaginaire occidental, […] même ambivalente, [elle reste] une invention de l’Occident, un geste de souveraineté. Elle s’instruit dans le schéma divisant sensorialité et intelligence, sauvagerie et civilisation, et qu’importe la réalité sociale, individuelle, civilisationnelle du « sauvage » : c’est d’une icône qu’il est

question. L’apparent métissage culturel qui semble se dégager de l’instrumentalisation de cette figure passe donc par une médiation, qui est celle de notre propre inconscient collectif. La persistence dans le temps des stéréotypes infériorisants et racialisant est assurée [car] cette complexité traduit l’inventivité sociale de la culture européenne, capable de s’emparer de tout ce qui peut la servir […]. Le spectacle de la différence n’est pas seulement un miroir en négatif des normes, il constitue aussi des métaphores par lesquelles la culture européenne se transforme, autre démonstration de sa puissance.177 »

Malgré tout, on ne peut pas nier qu’au fil des rencontres, du foisonnement des cultures au sein d’une même nation et l’émergence de législation en faveur de l’égalité des chances, les représentations et les points de vue se diversifient. Il est intéressant par exemple d’observer les mutations qui ont eu lieu au sein des représentations muséales depuis les temps funestes des zoos humains.

En 1931, l’Exposition universelle présentait la diversité des « races et civilisations » de l’Empire. Plus tard, en 1938, Le musée de l’Homme mettait en ordre la diversité humaine. Puis, en 2006, Le musée du Quai Branly est un hommage à la diversité culturelle : Pour Jacques Chirac, il « manifeste un autre regard sur le génie des peuples et des civilisations d’Afrique,

d’Asie, d’Océanie et des Amériques ».178

Enfin, la multiplication des regards est aujourd’hui de plus en plus observable. Conçue en 2008 pour valoriser la contribution de l’immigration à l’histoire de France, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, se voit demandé de privilégier « l’intégration […] qui inclut plutôt que la différenciation identitaire qui exclut ».179 Le musée met donc tout de même davantage l’accent sur l’assimilation que sur les valeurs du

pluralisme. Mais à l’entrée, une installation de Kader Attia – artiste français d’origine

algérienne résidant en Seine-Saint-Denis – met en scène un mannequin à l’arrêt devant un distributeur de produits. Ces produits ont été sélectionnés pour symboliser l’intégration d’un point de vue critique et ironique. Parmi eux, le guide (fictif) intitulé Comment perdre son

accent de banlieue en trois jours.180

177

Op. Cit. BANCEL Nicolas et SIROST Olivier, p. 398.

178

De L’ESTOILE Benoît, « Étranges reflets dans la vitrine », in Étrangers, une obsession européenne, Op. Cit., pp.24-27.

179

RAFFARIN Jean-Pierre lors de l’annonce de la création de la Cité, en 2004.

Les représentations et les imaginaires médiatiques et audiovisuels ont eux aussi connu des mutations, en particulier depuis la deuxième moitié du 20ème siècle. Mais ces transformations n’ont pas eu lieu de façon isolée, elles sont liées à des politiques générales de la diversité, ayant pour la plupart trouver des traductions et applications dans le domaine audiovisuel.