• Aucun résultat trouvé

3. L ES PROBLÈMES RENCONTRÉS ET POINTS À AMÉLIORER

1.1 Dépasser la perception « intemporelle » d’un genre

1.1.3 La translation de Marie de France

La préoccupation de Marie de France et son intention sont les thèmes qui sont ensuite débattus avec la classe. Interviennent ici, des concepts nouveaux pour contextualiser l’étude d’un texte littéraire : il s’agit pour Marie de sauver de l’oubli ces histoires édifiantes en les faisant passer de la culture orale à la culture écrite pour certaines fables234, ou en établissant une

traduction de recueil latin pour d’autres (Boivin et Harf-Lancner235). Une volonté de transmettre

est bien à identifier. Les élèves découvrent ainsi une nouvelle raison pouvant concourir à l’émergence de la mise à l’écrit, percevant un nouveau lien entre la culture orale prédominante,

233 Livre éponyme, La tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, Paris, Seuil, 2007 cité par S. Abiker, L’écho

paradoxal. Étude stylistique de la répétition dans les récits brefs en vers XII-XIVème siècle, thèse de doctorat, Université

de Poitiers, 2008, p. 207.

234Intention mentionnée dans le prologue des Lais, rappelée par J.C. -Boivin et L. Harf-Lancner dans leur introduction

des Fables françaises du Moyen Âge, op. cit., p. 31. Il existe plusieurs explications quant à l’origine du recueil des

Fables de Marie de France. A ce sujet, la thèse de J. Stanovský fait un bon état des recherches à l’heure actuelle, Dimension médiévale des recueils ésopiques : les Fables de Marie de France, op. cit., p. 32.

et la culture écrite en langue vernaculaire (après les autres cas différents du jongleur Jean Bodel et de La Chanson de Roland). Encore une fois, la différenciation entre l’origine ancienne et souvent inconnue du récit, et le quasi-anonymat de l’auteur qui revendique ici la translation, permet aux élèves d’envisager toutes les occasions de variantes qui interviennent d’un manuscrit à l’autre. C’est à ce point névralgique que se jugent les marques d’originalité dans la translation, dont témoignent l’œuvre de Marie ou La chanson de Roland, et qui justifient de leur réputation parmi les œuvres de notre patrimoine littéraire. Pour nos élèves de Seconde, cela interfère encore sur leur définition de la littérature : au Moyen Âge, ce type de reprise à la manière de la translation de Marie, qui concerne une large part de la production de textes médiévaux doit alors s’expliquer aux élèves en lien avec la parabole du talent236, le transfert du savoir, appelé encore

topique de l’exorde237. La translation est importante également dans la mesure où elle permet

de faire comprendre la notion de traduction écrite en langue vernaculaire, comme facteur de renouveau du savoir.

La complexité de la situation textuelle ne permet-elle pas alors aux élèves d’accéder à une profondeur de vue, et d’élargir leur sens critique devant un texte moderne ? En effet, c’est ici l’occasion d’aborder les notions d’imitation, de plagiat et d’intertextualité, qui les amèneront à envisager et à s’interroger sur la nature de l’inspiration des auteurs. S’il est primordial d’insister sur le rôle et la signification de la copie au Moyen Âge, afin de ne faire aucun anachronisme, ces concepts offrent l’occasion, en élargissant les propos, de comprendre comment et pourquoi l’écriture plagiaire est au centre du processus de création littéraire post médiévale. Pour un Ronsard ou un Du Bellay, traduire un poète latin ou grec revient en effet, à écrire une autre œuvre, dans une langue plus riche. N’est-ce pas alors l’occasion d’apprendre aux élèves que jusqu’au 17e siècle, l’idée de nouveauté est inquiétante et dévalorisante. La réécriture au XVIIèmè

siècle joue comme principe d’autorité. Mais la conception de la réécriture évolue : ainsi Corneille

236 Celle-ci vise à faire montre de sa culture et de sa finesse. S. Abiker évoque la périodicité de l’écho de cette

analogie aux fruits, ou aux usuriers dans L’écho paradoxal. Étude stylistique de la répétition dans les récits brefs en

vers XII-XIVème siècle, op. cit., p. 181. Cette parabole des Évangiles fait référence à un maître qui gratifie des serviteurs

méritants qui ont su faire fructifier une pièce d’or, et qui en punit un autre pour sa paresse ; insistant sur la valorisation des talents, cette parabole rejoint dans notre propos, l’idée que les talents qui sont offerts par la nature (savoir écrire, lire pour Marie de France) doivent servir à quelque chose, ici à transmettre d’anciennes histoires. Ce serait ce précepte qui motiverait la translation de Marie de France.

237 « […] devoir de divulguer son savoir, référence à une autorité écrite, à un proverbe, modestie réelle ou affectée

de l’énonciateur, etc. […]» L. Gemenne, L’Appropriation littéraire des textes médiévaux en classe de français, op.cit., p. 219.

et Mme de La Fayette ont-ils été frappés d’accusation de plagiat (H. Maurel-Indart238). Dès lors,

c’est l’occasion de sensibiliser les élèves à la légitimité littéraire, à l’honnêteté de l’auteur, notions fondamentales à notre époque où règne le droit de propriété. Les élèves peuvent ainsi s’interroger sur le sens qu’il donne à l’originalité. Loin de représenter une aporie inadaptée à l’apprentissage de la littérature, cette insaisissabilité des textes médiévaux, pour reprendre l’expression de P. Moran, peut donc servir à initier les élèves à la diversité de la création littéraire, à constituer des repères pour mieux forger leur jugement sur des critères probants d’appréciation et d’analyse ne relevant pas que de la subjectivité. Le citoyen formé à l’esprit critique est en place, en parfaite conformité avec les compétences visées par les programmes de Seconde.