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P RÉSENTATION DU PROJET DISCIPLINAIRE ET DE LA PRATIQUE ENSEIGNANTE

En entamant ma rentrée en début du second semestre, la première séquence démarra sur le théâtre et l’étude de l’œuvre intégrale L’Illusion comique de Pierre Corneille, conformément à l’objet d’étude portant sur la tragédie et la comédie au XVIIème siècle. La troisième séance intitulée « Matamore : un virtuose du verbe », permit d’aborder un personnage de comédie et d’envisager la parole comme un artifice, un moyen de se mettre en scène et de faire illusion. Après une étude de sa tirade158, un extrait de Plaute159 leur est présenté, puis une

représentation iconographique du Capitan de la commedia dell’arte afin d’établir que ce personnage de Matamore s’intègre à une tradition ancienne, et qu’il constitue a fortiori un stéréotype.

1.1 La mise en perspective médiévale

La mise en perspective proposée, dans un second temps, vise à construire une réflexion plus vaste et distanciée sur ce type de parole, utilisée comme artifice. Nous avons d’abord écouté le sketch « La bagarre » de Coluche (1977), en qui les élèves reconnaissent aisément un Matamore contemporain. Je leur présente ensuite un extrait du Jeu de st Nicolas, de Jean Bodel, mettant en scène devant une auberge deux crieurs, Connart et Raoulet. Je prends le temps de leur raconter l’histoire de ce drame, et de contextualiser cet extrait que j’avais choisi. Je lis d’abord une partie du texte à haute voix en ancien français, avec intonation et accentuation, cherchant ainsi à les immerger dans l’étrangeté de ce texte, et en faire jaillir un certain attrait, et à activer leur imaginaire de représentation. La découverte de cette langue étrangère est bien sûr l’endroit désigné pour une étude du lexique. Mais cette première rencontre ne sera pas encore l’occasion d’une étude de la langue. Seules quelques remarques sur certaines lexies de la version ancienne sont menée s: je leur demande de reconnaître certains mots dont ils pouvaient deviner le sens. Je les interroge par exemple sur la locution à laquelle leur faisait penser le verbe

158 Corneille, Illusion comique, Acte II, scène 1, 1639.

« embler ». Cette approche, dont nous avons déjà évoqué toute la pertinence sera le sujet d’une autre séance au cours de l’année. Cette rencontre avec cette langue ancienne se veut progressive.

1.2 Interroger les réactions des élèves sur l’altérité historique des personnages Je lis ensuite l’extrait en français moderne ; deux élèves à haute voix relisent ce dialogue, tenant pour ma part le rôle de l’aubergiste. La compréhension diégétique se fait alors. La vivacité et la présence d’un langage argotique ont sur les élèves l’effet escompté : surprise, interrogation et perplexité. Je profite de leur intérêt pour commencer à leur poser des questions sur la fonction de ces deux personnages que sont le crieur des échevins et du palais, et le crieur de vin. Je leur parle de ces deux vieux métiers, en citant des représentations filmiques que, malheureusement, aucun ne semble connaître (le crieur public dans Knock de Marcel Pagnol par exemple), et pour lesquels aucun élève ne possède d’univers de référence. Le langage qu’ils reconnaissent comme familier, provoque chez eux davantage de surprises que ces vieux métiers de crieurs. Comparé au langage du sketch de Coluche, l’étrangeté de ce texte du XIIIème se réduit soudain ainsi à leurs yeux, et le type de propos, dans sa traduction moderne, les rend plus proches du texte, par le phénomène d’actualisation : aucun ne s’attendait à lire en classe un texte aux expressions si peu soutenues. Ces propos ne s’intègrent pas à la vision qu’ils se font de la littérature. J’en profite pour les interroger sur les raisons, selon eux, qui m’ont amenée à lire ce texte en classe avec eux. Ils ne savent d’abord quoi répondre. Nous poursuivons donc l’étude sur les personnages et leur activité liée à la parole. Plusieurs élèves assimilent alors immédiatement le crieur de vin, Raoulet à de la « pub ». Quant au crieur des échevins, un des élèves, judicieusement, le compare aux journaux, ne connaissant pas l’existence des crieurs publics. Je tente de les encourager à établir un rapport entre ces deux crieurs et L’Illusion comique. Nous devons relire l’extrait avec vie et en y mettant toujours le ton, avec 2 autres élèves. Ils établissent d’abord un lien avec le sketch de Coluche, avant de pouvoir le faire enfin, avec la pièce de Corneille. Mais dès qu’un élève reconnait en l’un des crieurs un « vantard » qui provoque l’adversaire et défend son territoire, tous conviennent qu’il s’agit de nouveaux fanfarons. La parole utilisée comme bouclier pour attaquer tient aussi lieu de masque : la force du cri, cette parole qui s’exhibe et qui se veut un gage de vérité, peut être aussi illusoire (cas du

cri sur le vin dont la qualité est médiocre, par exemple) comme dans le cas de Matamore. A ma grande surprise, lorsque nous nous attachons à la pertinence des noms des personnages, dans chacune des deux Secondes un élève connait déjà l’étymologie du mot « connart » : ce qui encourage d’autant plus l’écoute des élèves les moins attentifs. Nous tentons ensuite de cibler les sources du comique, et de reconnaître les types de comique et de les comparer à ceux de la scène de la tirade de Matamore.

La perspective comparative aide donc dans ce travail à la compréhension, et à la distanciation. La reconnaissance des différents types de comique présents dans le passage permet de réactiver des notions encore mal maîtrisées. Quant à l’approche comparative avec un texte classique, au niveau des personnages, elle prouve comment un texte issu du Moyen Âge s’adapte parfaitement à cette étude.

1.3 Le mélange des genres

Puis, je les amène à prendre en considération les genres, en observant les éventuels différents types de texte, notion que nous avions déjà travaillée. Les élèves n’ayant pas eu le réflexe de reconnaître les octosyllabes rimés, j’attire leur attention sur la tirade du crieur du vin, et je leur relis ce passage. Surpris soudain par la proximité d’un langage poétique à côté d’un langage familier, voire argotique, je leur fais remarquer le mélange des registres, à rapprocher de l’esthétique baroque étudiée deux semaines plutôt. Nous relisons le cri du vin, et je tente ensuite de leur faire entendre la langue du vin (par un relevé du lexique) et la tentative d’enivrer l’auditeur par le vin de la langue (effets prosodiques : musicalité par les différents rythmes et sons par assonances et allitérations, et métaphore). Les élèves sont assez stupéfaits par cette corrélation ; l’un d’entre eux demande même : — « Mais il l’a fait exprès, vraiment, Madame ? ». Je leur fais remarquer que la publicité aujourd’hui ne fait pas autre chose que ce cri du vin : sous couvert de slogan, ou d’image se voulant métaphorique et poétique, leur publicité favorite ne cherche qu’à leur faire acheter un produit dont la qualité pouvait également, laisser à désirer. Ils peuvent aisément illustrer mes propos. Nous pouvons ainsi conclure sur la beauté et la particularité esthétique de cet extrait, qui passe d’un registre familier et comique avec l’utilisation d’insultes, à un registre lyrique avec la poésie du cri. Nous évoquons alors la confusion des genres théâtral et poétique dans cette pièce de Bodel du tout début du XIIIème

siècle, au sein de laquelle sacré et profane se mêlent, tout comme des sujets sérieux et triviaux. A la fin, un peu d’histoire littéraire s’intègre à mes propos, en abordant rapidement le ménestrel picard qu’était Jean Bodel, qui rédige ici le premier miracle dramatisé160 que nous ayons à ce jour

conservé. Je leur présente des notions qu’ils n’avaient pas l’habitude de manier : le support manuscrit, la transmission aléatoire de la littérature médiévale, et l’importance des jongleurs- ménestrels dans cette transmission écrite d’œuvres appartenant à la culture orale.

Loin des règles classiques de la seconde moitié du XVIIème siècle étudiée en cours, Jean Bodel témoigne de la liberté d’écriture en termes de mélange de registres et de genres qu’il mêle à foison pour rendre vivante et attrayante sa pièce, faite pour être jouée, et en aucun cas lue. Un rapport est établi avec le baroque, repéré dans la pièce de Corneille. La notion de genre peut être maniée, ici, par les élèves dans un perspective respectant les attendus des programmes –les reconnaître par leurs caractéristiques–.

1.4 Le potentiel d’actualisation

La suite de la mise en perspective de la tirade de Matamore, se poursuit avec les représentations des youtubeurs, et le visionnage d’une vidéo de Norman intitulée « Dîners de famille ». La logique progressive de la séance leur apparait évidente lors du débat ; la motivation à témoigner de leur propre vision du phénomène en évoquant un élément familier permet de donner, à coup sûr, au texte médiéval un ancrage dans leur bibliothèque intérieure.