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LA TRANSFORMATION DE LA LITTÉRATURE EN CONTACT AVEC L’EUROPE

LA SCÈNE ROMANESQUE DE LA PREMIÈRE DÉCENNIE RÉPUBLICAINE : CONNAÎTRE LES AUTEURS ET LEUR ŒUVRE

LA TRANSFORMATION DE LA LITTÉRATURE EN CONTACT AVEC L’EUROPE

Traditionnellement dans l’Empire, la littérature est un domaine pratiquement monopolisé par la poésie. Le genre comprend une variante populaire, pratiquée de longue date par les communautés soufies : la poésie tasavvufî ou mystique. Elle se distingue par sa vocation didactique, qui relève de son aspiration à diffuser les préceptes de cette forme de religiosité, et explique, en même temps, son style et son langage simples, compréhensibles par le peuple. Le célèbre Yunus Emre, dont l’activité remonte au XIIIe siècle, se trouve parmi ses plus hauts représentants. Cependant, c’est la poésie classique, la poésie dite « de divan », qui constitue le sous-genre lyrique —et non seulement lyrique— traditionnellement le plus prestigieux, apprécié et pratiqué par les

milieux artistiques dominants, considéré comme la plus haute forme d’expression littéraire. Elle est aussi le genre le plus complexe et par conséquent inextricable de la littérature ottomane, inspirée des traditions arabe et notamment persane qui lui lèguent leur métrique quantitative et un complexe système de clichés et de métaphores. Ces particularités en font, contrairement à la poésie mystique, un genre excluant la majeure partie de la population. C’est son caractère élitiste qui dressera contre elle d’ailleurs les auteurs humanistes du XIXe siècle.

En dehors de la poésie, la littérature traditionnelle ottomane connaît un volume très restreint de textes en prose. Il se borne à l’expression de l’historiographie, aux recueils d’anecdotes historiques, légendaires, à but moral ou mystique, et aux récits populaires, bien plus développés dans les régions turcophones de l’Asie centrale.1 Par ailleurs, il faut noter deux formes d’expression dramatiques issues de la culture populaire anatolienne, l’une avec des marionnettes, l’autre avec des acteurs réels : le karagöz ou théâtre d’ombres et l’orta oyunu ou théâtre populaire d’improvisation, qui se distingue par sa mise en scène extrêmement sobre.2

La littérature européenne pénètre l’Empire ottoman au milieu du XIXe siècle, notamment par l’intermédiaire de deux secteurs sociaux bien précis. En premier lieu, par la nouvelle élite occidentale citadine, qui s’établit notamment à partir du règne de Mahmud II (1808-1839). Elle est composée par des étrangers, des locaux non musulmans et par la génération de jeunes éduqués à l’européenne dans les nouvelles écoles militaires, en un mot, par des individus qui parlent des langues étrangères et qui s’identifient typiquement aux référents culturels occidentaux. Ce sont ces deux conditions qui expliquent leur contribution à l’expansion de la littérature européenne : consommateurs de textes écrits en Occident, ils les font importer et donc diffuser indirectement dans l’Empire.3

À côté d’eux, ou plutôt parmi eux, car ils appartiennent aussi à cette élite, il faut distinguer les citoyens ottomans qui partent à cette époque en Europe, souvent envoyés par la Sublime Porte pour compléter leur formation ou occuper les nouvelles missions

1 Güzin Dino, La genèse du roman turc au XIXe siècle, Paris, Publications orientalistes de France, 1973, p. 13‑14.

2 Kenan Akyüz, Modern Türk Edebiyatının Ana Çizgileri (1860-1923) [Étude générale de la littérature turque moderne], 3e éd., Ankara, Ankara Üniversitesi, 1979, p. 34.

diplomatiques de l’Empire. Une fois sur place, ces individus entrent en contact avec la littérature européenne, avec les œuvres qui circulent à ce moment-là en Occident, avec des formes d’expression qu’ils n’avaient jamais connues auparavant. Ils diffusent ensuite ces connaissances dans l’Empire par différentes voies, telles que la presse, qu’eux-mêmes contribuent souvent à développer. Mais plus important encore, ils les adaptent au contexte local, devenant ainsi les premiers à produire de la littérature occidentale en langue turque-ottomane, qui sera le point de départ de la nouvelle littérature turque. Le meilleur exemple en est İbrahim Şinasi, envoyé en 1849 à Paris se former dans le domaine des finances, qui devient à son retour l’auteur de la première pièce de théâtre à l’occidentale, en plus d’autres initiatives de renouveau littéraire et culturel.4 Münif Pacha, quant à lui, affecté en 1855 à la mission ottomane à Berlin, publie à son retour son Muhaverat-ı Hikemiye [Dialogues philosophiques], un recueil de traductions de textes de Fénelon, Fontenelle et Voltaire, entre autres. Il faut souligner que leur contribution ne se borne pas à l’importation des genres occidentaux. Elle passe aussi par la transmission d’importantes valeurs sociales, sur lesquelles nous reviendrons plus loin au sujet de la première génération des Tanzimat qui les regroupe.

Suivant l’exemple de ces pionniers, d’autres auteurs se mettent à pratiquer les genres d’importation à mesure que la tradition arabo-persane succombe à la culture européenne. La poésie ottomane, les divans, les gazel, les kaside ou les murabba, ainsi que la métrique quantitative, sont donc progressivement remplacés par des formes d’expression occidentale, comme le sonnet ou le vers libre, par la métrique syllabique, par des courants en vogue en Europe comme le romantisme, le réalisme, le Parnasse. Il en va de même pour le théâtre à l’européenne, importé et adapté très tôt au contexte ottoman. Cependant, c’est la prose qui enregistre sans conteste le plus grand essor, au regard notamment de la place marginale que la culture ottomane lui accordait

4 Parmi les pionniers de la modernisation de l’Empire, İbrahim Şinasi reste une figure d’exception. Il est l’un des premiers intellectuels envoyés en Europe, en l’occurrence à Paris, où il complète une partie de sa formation, devient membre de la Société asiatique et fréquente de nombreux intellectuels et écrivains européens de la période. À son retour dans l’Empire, il publie Tercüme-i Manzume [Traduction de poèmes] (1858), un recueil de poèmes traduits d’auteurs comme Racine, La Fontaine, Lamartine et Fénelon. C’est peu après qu’il écrit Şair Evlenmesi [Mariage de poète] (1860), la première pièce de théâtre à l’européenne de la littérature turque. En parallèle, il fonde Tercüman-ı Ahval [L’Interprète de la situation] (1860) et Tasvir-i Efkâr [Le Reflet des idées] (1862), les journaux dont il se sert pour faire de la divulgation scientifique et littéraire. Défenseur fervent de l’éducation du peuple, c’est lui qui démarre le mouvement de la sadelik ou simplification de la langue, visant à diffuser un modèle d’écriture qui favorise l’accès d’un vaste public à la lecture.

là. Le succès du genre se mesure non seulement par l’apparition de formes comme l’essai philosophique, la nouvelle ou le roman, mais par le fait que la prose de fiction détrônera, au bout de quelques décennies, la poésie comme genre le plus pratiqué. Quant aux défenseurs de la littérature classique et de ses formes, ils ne disparaissent naturellement pas du jour au lendemain. En fait, le débat entre eux et les réformateurs au sein du milieu littéraire se prolonge jusqu’aux premières années de la République, notamment au sujet de la métrique en poésie.

L’intérêt de la transformation de la littérature repose aussi sur le changement de mentalité qu’elle représente. Dans ce processus, il faut voir les symptômes de l’abandon progressif de l’identité islamique-ottomane, symbolisée par l’ancienne littérature, et de l’intégration des Turcs à la sphère culturelle européenne. D’après Tzvetan Todorov, pour qui les genres reflètent la mentalité de la société où ils se sont développés, « chaque époque a son propre système de genres, qui est en rapport avec l’idéologie dominante. Une société choisit et codifie les actes qui correspondent au plus près à son idéologie ; c’est pourquoi l’existence de certains genres dans une société, leur absence dans une autre, sont révélatrices de cette idéologie ».5 Dans le cas de la nouvelle littérature turque, il s’agit certainement du processus inverse : empruntés tels quels à l’Occident, les nouveaux genres ne sont bien évidemment pas le résultat d’une évolution sociale vécue, comme en Europe. En revanche, ils contribuent à façonner la mentalité de la société turque à mesure qu’ils se répandent, à l’européaniser par leurs particularités et leur capacité d’expression.

En résumé, l’impact de l’Occident sur le domaine des lettres provoque la disparition des anciennes formes d’expression littéraire en faveur d’une littérature liée à la nouvelle identité qui prend corps en parallèle. Il faut préciser que, si les lettres sont en général influencées par le contexte politique et social, cette relation atteint, dans la transition entre le XIXe et le XXe siècle ottoman, un niveau de dépendance extrême. En fait, chaque étape de l’histoire des dernières décennies de l’Empire donne lieu à ses propres courants et générations littéraires, intimement associés aux bouleversements politiques et aux préoccupations sociales qui déterminent leurs périodes respectives. Ils convergent tous, dans une plus ou moins grande mesure, sur la littérature des premières années de la République, où le secteur lutte, comme la société ou la politique en général,

pour trouver une identité nouvelle —sans qu’elle n’arrive pour autant à se détacher, elle non plus, complètement de son passé.

LES COURANTS DE LA LITTÉRATURE TURQUE ET LEUR RAPPORT À LA POLITIQUE